lundi 15 février 2016

Le Cannibalisme, cet art mineur et mésestimé

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°58]
Anissa Corto - Yann Moix (2000) 

Cela peut sembler étonnant aujourd'hui, mais Yann Moix n'a pas toujours passé ses samedi soirs à hanter les plateaux télés en jouant aux legos avec ses subordonnées. Il n'a pas toujours exercé le métier de procureur cathodique (même s'il a toujours été doué pour les réquisitoires), et n'a pas toujours distillé des leçons de morale à grand renfort de citations arrachées au plus petit commencement d'espace-temps (même s'il a toujours eu un goût assez prononcé pour le name dropping). En fait, il s'est même trouvé une époque où Yann Moix ne passait jamais à la télé, si ce n'est dans C dans l'air pour défendre le langage SMS (véridique), et en nourrissait à l'évidence une certaine frustration. C'était bien avant la forfanterie et le triomphe immodeste post-Renaudot. Bien avant Podium, le mauvais film à succès comme le très bon livre. C'était encore bien avant que ses ouvrages ne deviennent plus tordus que tortueux, suite à sa décision subite de tous les baser sur les expérimentations lourdingues du plus mauvais d'entre eux (Partouz). Yann Moix n'était pas très connu, écrivait ici ou là (je me rappelle vaguement un émouvant portrait de Neil Young dans Marianne)1, en tout cas pas suffisamment pour que quiconque le reconnaisse dans la rue, et c'est ainsi qu'un beau matin, il eut l'idée saugrenue (mais très drôle) d'acheter une page de publicité dans je ne sais plus quel journal afin d'inciter ses lecteurs (qui se comptaient sur les doigts d'une main) à le contacter pour lui dire ce qu'ils avaient pensé de son dernier roman. "Appelez Moix !" clamait l'affiche. M'est avis qu'il a dû être très content, Yann, le jour où il a créé son compte Facebook.

J'ignore si quiconque a appelé ce numéro, de même que j'ignore si quiconque à part moi a trouvé cette idée suffisamment amusante pour a) le noter et b) essayer d'acquérir le livre en question. Ce fut en tout cas le début d'une relation littéraire désormais vieille de plus de quinze ans entre un type que, globalement, tous mes amis trouvent nul (en tant qu'écrivain) et insupportable (en tant qu'individu), et moi, qui pense à peu près tout le contraire mais qui, dans le même temps, ne me suis plus franchement enthousiasmé pour un de ses livres depuis une bonne dizaine d'années. Donc oui, vous ne rêvez pas : j'ai une relation littéraire passionnelle avec un auteur que je n'ai, dans le fond, aimé que durant un petit septième de mon existence. Ce serait absolument et résolument illogique si l'auteur en question n'était pas lui-même si absolument, résolument – désespérément illogique. C'est d'ailleurs, en quelque sorte, le thème principal des Cimetières sont des champs de fleurs, roman qui entérina cette rencontre (mais n'était pas, si ma mémoire est bonne, celui qu'il promouvait en filant son numéro de portable à tous ses détracteurs (une chose qui n'a pas changé est qu'il en avait beaucoup plus que de fans, déjà, à l'époque)). Un roman noir et en même temps pas seulement. Désespéré, oui, mais surtout gênant par instants, dans sa manière – incroyable, géniale – de basculer en son milieu du lyrisme le plus affecté à une espèce de vulgarité rabelaisienne qui fascine autant par sa violence que par la bizarre tendresse qui s'en dégage. Rétrospectivement, une grande part de l’œuvre de Moix, ses inspirations comme ses excès, se retrouve déjà dans Les Cimetières sont des champs de fleurs, bien plus que dans son premier roman. Qui n'est pas dénué de noirceur mais n'a pas cette violence folle, absurde, outrancière et presque graphique – ainsi qu'on la qualifierait sans doute si Moix écrivait des bandes dessinées.

Ma lecture d'Anissa Corto est survenue quelques temps après et si j'ai été tout de suite séduit, il m'a fallu un certain temps pour comprendre que ce texte plutôt court était devenu l'un des mes préférés. C'est ici qu'il faut que je vous précise que je n'étais encore qu'un jeune homme, sensible avant tout au romantisme le plus échevelé, ne tolérant que des œuvres au minimum crépusculaires (j'ai d'ailleurs découvert Joy Division et la pans les plus palpitants de l'histoire de la new wave dans la foulée). Or, Anissa Corto n'était pas si noir. Pas autant que Les Cimetières..., qui ne portait que trop bien son nom. Par de nombreux aspects, il était même plutôt amusant, non sans soulever quelques questionnements métaphysiques douloureux – son énergie, cependant, était plus vivante, plus positive dans sa désespérance. Dans mon (état d') esprit (d'alors), cela en faisait un ouvrage naturellement inférieur au précédent, et plus proche du tout premier roman de son auteur (Jubilations vers le ciel), avec lequel il partageait au demeurant de nombreux gimmicks (dont ce fameux name dropping – pratique dont on rappellera au passage qu'elle est la plus exaspérante du roman contemporain... sauf chez Moix et un ou deux autres). A quel moment ai-je changé d'opinion à son sujet ? Des années après, sans doute. Ce que je sais, c'est qu'au moment de coucher la première liste de Mes livres à moi (et rien qu'à moi), en octobre 2007, son choix m'est apparu évident tant il continuait à me hanter ; tant il me paraissait désormais bien plus fort et... oui, bien plus noir, finalement, que ces Cimetières sont des champs de fleurs dont le souvenir commençait à s'estomper.


Je disais plus haut qu'Anissa Corto présentait de nombreuses similitudes avec le premier roman de son auteur. Ce n'est pas une façon de parler : il débute exactement de la même manière et raconte en grande partie la même histoire. Celle d'une passion figée, obsessionnelle et surtout immaculée. Celle-là même dont chaque le livre de Moix se fait depuis le début l'écho déformé. Gilbert et sa défunte épouse dans Les Cimetières...  Nestor et Hélène dans Jubilations... Même Bernard Frédéric et Claude François dans Podium, Mohammed Atta et le cul dans le Partouz, Moix lui-même et Mitterrand dans Panthéon. Mauriacien jusqu'au bout de la névrose, le héros moixien est foudroyé, fulguré... immolé sur l'autel de sa propre passion, jusqu'aux extrémités les plus sordides – souvent narrées avec un vrai sens du burlesque (Yann Moix vénère Philip Roth, ça nous fait au moins un point commun mais surtout : ça se voit). Tous, de dévorés, deviennent petit à petit dévoreurs, ici stalker, là terroriste ou au minimum tyran domestique – pour ceux qui ont bien tourné.

Le narrateur d'Anissa Corto ne fait pas exception à la règle. Comme ses frères de bibliographie, sa vie s'est arrêtée – en l'occurrence le 21 juillet 1972. Il a alors quatre ans, et passait de très bonnes vacances jusqu'à ce que la petite fille dont il était amoureux vienne à se noyer. Il vieillira, grandira... mais ne mûrira jamais. Non en raison de ce traumatisme, parce que la Vie, cette horrible mégère, lui aura volé son innocence. Mais parce que son amour sera resté inavoué, in-formulé. Embryonnaire, de même que la mort les aura figés tous deux – lui, l'objet de son affection – dans une boucle temporelle relançant inlassablement l'année 1972 (celle de Harvest, tiens donc). De cette année fatidique, la dernière de son existence en tant qu'être sensible, il connaît tout. Le moindre détail de la moindre journée. Le moindre numéro 1 du Top 50 – et probablement beaucoup de ses numéros 2, 3 et 4. 1972 vit en lui. Pour l’Éternité.

Sa vie d'adulte, il la passe logiquement à bosser au royaume de l'enfance : Disneyland, où il incarne Donald. Un personnage – ce n'est pas dans le livre mais comment ne pas y penser ? – qui fut notoirement obsédé par la Reine Pulcinella, créée en... 1972. C'est plutôt cool, de jouer Donald. Pas autant que Mickey, la distinction ultime. Mais c'est plutôt une bonne place. Enviable. Cela ne l'empêche malheureusement pas d'être très malheureux, ou plutôt très vide, et de foirer à peu près tout ce qu'il entreprend – tentative de suicide comprise. Jusqu'au jour où il  croise dans un café une inconnue dotée d'un très joli nom, de ceux qui vous donnent envie de les répéter encore et encore, même lorsque vous n'êtes pas comme lui un maniaque obsessionnel : Anissa Corto. N'importe qui pourrait  légitimement tomber amoureux de quelqu'une portant le prénom "Anissa", non ? Ça tombe plutôt bien : notre narrateur est tout à fait n'importe qui, on ne peut plus personne. Et décide – littéralement – qu'il va aimer Anissa Corto. A sa manière.

« Je ne vécus bien que de savoir si elle avait ce qu’on nomme trivialement un mec et qui fait beaucoup souffrir les névropathes comme moi. […] Un mec. La sonorité même poussait au crime : mec. « Mon mec », « J’ai un mec », « Je crois qu’elle a un mec », « C’est son mec », « Je l’ai vue : elle était avec son mec ». […] Toutes les filles de la terre avaient un mec. On ne savait jamais comment elles l’avaient rencontré, si bien qu’on avait le sentiment qu’elles étaient nées aux côtés de leur mec […] Je voulais savoir si Anissa Corto avait le sien – ce n’était qu’une question théorique : il était évident qu’elle était nantie d’un représentant de cette caste sordide et mécanique qui fait les aigris, les suicidés et les criminels. »

Tout le livre peut être synthétisé dans ce court passage. Le narrateur va devenir obsédé non pas sexuel, car le héros moixien est toujours bizarrement asexué même quand il ne pense paradoxalement qu'à cela, mais cortoxuel. Mi-harceleur mi-érotomane, occasionnellement lucide dans sa folie, il la suit partout, s’invente une relation avec elle, lui compose une biographie seconde par seconde. Parce qu’il est irrémédiablement seul. Tout simplement. Légèrement psychopathe sur les bords, mais surtout paumé et fasciné par cet être cristallisant d'autant mieux ses fantasmes qu'il n'en est jamais assez proche pour être déçu ou simplement ramené sur terre. Anissa Corto n'a même pas besoin d'être une personne très intéressante – ce n'est pas le propos. L'héroïne moixienne, lorsqu'elle existe, même lorsqu'elle a réellement existé comme dans Mort & Vie d'Edith Stein, ne le fait jamais qu'en creux2. Elle n'est au mieux qu'une fragrance, une image vaguement jolie, distordue jusqu'à la rupture par la passion – une icône, en somme, et pas des plus animées. Ici, le narrateur lui-même narre beaucoup, n'agit presque pas, et mérite à peine le qualificatif de personnage tant il paraît fantomatique – palimpsestique. De même que Bernard Frédéric tentera de disparaître en Claude François, notre Donald tente de disparaître en Anissa Corto, n'existant qu'à la travers les yeux de cette quelqu'une qui ne le regarde jamais – et dont il essaie à peine de se placer dans le champ de vision. Comment le pourrait-il, puisque tout contact... puisque tout début de quelque chose signifierait la fin de tout. Le narrateur d'Anissa Corto est un dévoreur car il s'obsède seul, se masturbe intellectuellement jusqu'à s'en irriter les neurones ; il n'y a dès le départ aucune place pour Anissa Corto, dans son amour pour Anissa Corto. C'est ce qui rend ce récit si fascinant : il n'est pas celui  d'un amour à sens unique ou inassouvi, mais d'un amour encore moins qu'enfantin, ne s’épanouissant qu'à l'état embryonnaire et tournant à vide, en circuit fermé – une toupie coincée dans boucle temporelle. Uniquement narratif (on ne parle pas lorsque l'on est en emmuré en soi-même – a fortiori quand on n'a pas grandi depuis 1972), le style enflammé, furibard, colle parfaitement à cet étrange ensemble et n'a jamais si bien épousé une histoire de Moix. Qui, d'ailleurs, renonça par la suite progressivement à en écrire, des histoires, déconstruisant à ce point le roman romanesque que dans Naissance, il ne reste plus que la boucle, étouffante et implacable : mille-cent-cinquante-deux-pages consacrées au même évènement, dont huit cents à répéter de toutes les manières possibles les deux cents premières, dans une espèce d'annihilation absolue du concept de progression narrative. Anissa Corto a quelque chose d'une apothéose, peut-être d'une apogée, pour l'auteur d'une folie que dans mes yeux de jeune homme impressionné je qualifiai "d'ordinaire" – sans doute parce que c'était un peu la mienne.

La folie d'Anissa Corto, celle de Moix, n'a pourtant rien de commun – qu'on l'adule ou qu'on le vomisse, on ne peut que se réjouir de cette nouvelle. Elle est celle d'un dévoreur de génie qui finit logiquement, dans ses derniers ouvrages, par se dévorer lui-même. Si j'ai pu être plus tard dépité par certains de ses livres, certaines de ses sorties ou de ses prises positions, je ne peux pas dire que je n'avais pas été prévenu : toute son œuvre à venir et peut-être toute sa personne (comme il l'indique en quatrième : "Anissa Corto, ce n'est pas pas Madame bovary, d'accord, mais c'est moi"), sont déjà concentrées dans ces quelques deux-cent-quatre-vingt-trois pages. Qu'il parle de judaïsme, de Stein, de Polanski ou de Michael Jackson, Moix aborde dans le fond chaque sujet avec la même foi obsessionnelle, la même déraison et le même égocentrisme cannibale que son antihéros lorsqu'il décide d'aimer la belle Anissa Corto. Et si certains de ces textes sont beaucoup plus éprouvants à lire qu'à décrypter, c'est peut-être parce qu'il est tout simplement beaucoup plus compliqué d'aimer que de fantasmer.


Trois autres livres pour découvrir Yann Moix quand il n'a pas de micro :

Les Cimetières sont des champs de fleurs (1997)
Podium (2002)
Panthéon (2006)


1. Forcément émouvant, ai-je envie d'ajouter, puisque si je m'en rappelle alors que j'ai lu des centaines de portraits du Loner, c'est qu'il devait être plutôt pas mal. 
2. Même pas besoin d'avoir lu Une simple lettre d'amour, paru il y a quelques mois, pour affirmer qu'il ne fait pas exception à la règle, puisqu'il s'agit d'une lettre de rupture adressée une femme qui, par le fait, n'a pas droit à la parole. Ne vous inquiétez pas, j'ai bien conscience que je décris l'un des auteurs les plus étrangement misogynes qu'on puisse actuellement trouver sur le marché ("étrangement" car, si c'est un sentiment très fort qui se dégage des livres, son personnage médiatique ne produit pas du tout la même impression...)

12 commentaires:

  1. Joli numéro d'équilibriste ! Défendre un artiste sans défendre un people, préféré l’œuvre aux saillies médiatiques... Vaste programme. Je serais Yann Moix (dieu m'en garde), j'aurai à la fois envie de te frapper et de t'embrasser ;)

    Sinon c'est vraiment super, de retrouver le Golb en pleine forme depuis quelques mois. Je ne lis peut-être pas les bons sites mais ce genre de texte, ça me manquait vraiment.

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    1. Sorry about les fautes, j'ai écrit vite :)

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    2. Oh, ce n'est pas moi qui vais te juger pour tes fautes de frappes ^^

      Ça fait plaisir de te relire également.

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  2. Un peu déçu par l'article (eh oui!) Ta passion pour Yann Moix est le plus grand mystère du Golb, je me suis toujours demandé ce qu'un type aussi cultivé et brillant que toi pouvait lui trouver (et je dois pas être le seul!), mais ce "Mes livres à moi" prometteur ne m'avance pas plus. C'est pire parce qu'en fait j'ai presque l'impression en le lisant que tu ne l'aimes pas.

    Bon, c'est un bon article quand même ;)

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    1. Non, le plus grand mystère du Golb, c'est que tant de gens trouvent mon intérêt pour Yann Moix si mystérieux. Que ce soit dans les influences, le style, le type d'humour, la vision du monde (pas dans son ensemble, soit) et même certains aspects "biographiques"... nous avons énormément de points de convergence. Beaucoup plus, sans doute, qu'avec la plupart des auteurs ayant eu les honneurs de cette rubrique.

      Quant à expliquer le pourquoi du comment de ceci ou cela... je ne vois pas pourquoi je le ferais plus pour Moix que pour n'importe qui d'autre, en fait. Il suffit de lire Anissa Corto pour comprendre ce que je peux lui trouver : c'est tout simplement un formidable roman ! ^^

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    2. Mouais ? Mouais. ;)

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  3. Comme toujours, grosse ambiance dans les articles litté du Golb :(

    Je n'ai jamais lu Moix, je ne l'ai quasiment jamais vu à la télé, et j'ai trouvé ça très intéressant. Je vais essayer de me pencher sur son cas. Merci, Thomas :)

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    1. Merci à toi ;-)

      Ce qui est marrant c'est que les gens me demandent souvent pourquoi je consacre moins de place qu'avant à la littérature. Il suffit de voir le temps que je passe sur un tel billet et son "rayonnement" pour rapidement le comprendre, je pense. Je n'ai pas besoin d'écrire des articles ni d'être lu pour lire deux, trois, quatre livres par semaine... donc si j'ai le sentiment de parler dans le vide, ce n'est pas bien grave, je parlerai d'autre chose ;-)

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    2. En même temps faut être raisonnable aussi: qui à part tes plus grands fans peuvent bien avoir envie de se taper 4 pages sur Yann Moix :D

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    3. Je dirais bien moi, mais personne va me croire.

      Disons que c'est en me tappant des pages et des pages sur Yann Moix que je suis devenu fan du Golb.

      (Parce que vers 200 tu les as tous chroniqués ceux qu'il avait sortis...)

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    4. Bah, au pire, tout le monde va croire que tu es fan du Golb ;-)

      Par contre tu te trompes, je n'ai jamais écrit sur tous ses livres, à aucune époque, puisque je n'ai jamais relu Les Cimetières sont des champs de fleur depuis plus de 15 ans, ni d'ailleurs Podium.

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