Inutile de se raconter des histoires : hormis leurs fans hardcore (ce qui doit faire tout de même un peu de monde), personne n'attendait franchement un nouvel album des Hives. Lorsqu'en début d'année le groupe, avec son talent habituel pour le personal branding, a commencé à teaser son retour pour 2023, je ne dois pas être le seul à m'être dit Ah bon ? Ah oui ? Onze ans déjà qu'ils n'avaient plus fait d'album ? Si ce genre de commentaire peut témoigner de beaucoup de choses, le syndrome de manque n'en fait a priori pas partie. Il ne témoigne pas pour autant d'un mépris ou de cet intérêt tout au plus poli que l'on accorde parfois aux vielles gloires d'une époque révolue. La vérité est plus complexe car les Hives elles-mêmes ont toujours été plus complexes, plus difficiles à saisir et plus compliquées à placer sur les cartes musicales que ce que l'immédiateté de leurs chansons laissait supposer. Les Suédois n'ont pas particulièrement manqué, c'est vrai, en partie parce qu'ils ne sont jamais complètement devenus le groupe de premier plan que leur talent promettait. Mais pour cette même raison (ainsi qu'accessoirement parce qu'ils étaient sacrément bien produits), leurs disques ont très peu vieilli. Beaucoup tourné, oui, mais pas assez platinés (matraqués) pour lasser. "Hate to Say I Told You so", "Walk, Idiot Walk", "Die, All Right!" ou "Tick Tick Boom" ont conservé une fraîcheur et une vitalité qui doit à peu près autant à leur qualité d'écriture qu'au fait qu'il n'aient été que des demi-tubes – quant à Veni Vidi Vicious il reste vingt-trois ans1 plus tard l'un des meilleurs albums de punk-rock à ne pas être sortie à l'époque du punk. Les Hives avaient peut-être disparu, mais jamais cessé de briller, ni "The Hives Declare Guerre Nucleaire!" de filer la patate au réveil.
Alors on se dit Tiens, oui, les Hives. Peut-être qu'en fait ces gars-là avaient encore des choses à nous apporter. Sûrement. De plus en plus au fur et à mesure que s'égrènent les douze titres (pour une grosse demi-heure – on ne se refait pas) de The Death of Randy Fitzsimmons. Oui car Randy est mort, figurez-vous, et ceci est son testament. Je n'ai guère suivi les aventures de ce manager/songwriter/producteur fictif depuis les débuts du groupe et ne saurais vous dire dans quelles terribles conditions périt le pauvre homme (probablement d’inanition puisque certains illuminés pensaient sincèrement à l'époque qu'il s'agissait d'Iggy Pop). Il semblerait toutefois, à en juger par les crédits, que son œuvre ait été complétée par ses proches – bref The Death of Randy Fitzsimmons est un album des Hives jusqu'au bout du concept, à savoir qu'on se fiche totalement de ce qu'il raconte mais que le packaging a de la gueule. Clips, t-shirts, interviews, la machine est huilée à la perfection et si ce côté ultra-marketé avait plutôt tendance à rendre le groupe suspect à ses débuts, deux décennies de popstars auto-tunées et trois mois d'articles sur la future résurrection de John Lennon par l'IA ont eu le temps de nous rendre tout cela sympathique : le storytelling des Hives est tout de même bien plus aimable que la réalité.
Car la conjoncture, bien sûr, joue à fond en faveur de ce nouveau disque. Alors même qu'elles connurent leur principale heure de gloire dans une époque où le garage-rock était à un poil de cul de virer mainstream, les Hives reviennent aujourd'hui dans un monde où la concurrence a abdiqué de longue date devant le rap mou, et où les guitares électriques ne sont tellement plus tendance que la moitié des festivals français doivent actuellement envisager de changer de nom. 2023 est un boulevard pour quiconque se sait capable de torcher des choses comme "Smoke & Mirror", sa rythmique chaloupée, son refrain troupier et son air de déjà-entendu juste assez prononcé pour qu'on y voit un instant classic plutôt qu'une grosse pompe de [placez qui vous voulez ici, ce ne sont pas les choix qui manquent]. Depuis 2002, on a eu le temps de tout écrire sur les Hives : leur success story avec Alan McGee qui se penche sur leur berceau, les histoires de Randy Machin Chose, leurs prestations scéniques telluriques. On a cité Mick Jagger et les Sonics, la super scène garage suédoise (dont ils ne sont pourtant pas les plus représentatifs), sans oublier Kylie Minogue qui se trémousse en petite tenue sur "Main Offender". On a juste un peu, beaucoup, souvent omis de préciser que tout cela n'existerait pas sans ce songwriting au taquet qu'on retrouve dépourvu de la moindre ride sur The Death of Randy Fitzsimmons. À l'écoute de la minute d'éternité hardcore que constitue "Tradpoor Solution", on aurait même tendances à dire que ça leur a fait du bien, aux Hives, de prendre onze ans de repos. Sur Lex Hives, en 2012, ainsi que sur la tournée qui avait suivie, on sentait que la formule, si elle demeurait efficace, commençait quelque peu à s'user. C'était bien, fun, mais plus autant que du temps de la trilogie Veni Vidi Vicious/Tyrannosaurus Hives/The Black & White Album2. Avec "Bogus Operandi", "Rigor Mortis Radio" ou "Crash into the Weekend", le Mojo est de retour. Le groupe semble péter de santé, Howlin' Pelle Almqvist sonne de nouveau comme le rejeton honteux de Jagger et du Joker de Mark Hammill – on s'entend déjà brailler tous ces refrains au prochain concert. Les cinq Suédois ne viennent pas juste de réussir un comeback : ils viennent de publier le meilleur album de rock'n'roll qu'on ait entendu depuis des lustres. Avaient-ils finalement manqué, sans qu'on s'en aperçoive ? Probablement pas. Mais ce style de rock-là, enlevé, tonitruant, carré aux entournures, pétri d'un savoir-faire punk sachant subtilement rester grand-public... lui, manquait cruellement. À la minute où j'écris ces lignes, l'album est numéro 1 des ventes sur plusieurs plateformes et le show de septembre à l'Olympia, sold-out depuis des semaines. Cela ne doit rien au hasard ni au seul plaisir des retrouvailles. The Death of Randy Fitzsimmons vient combler un vide depuis trop longtemps béant dans tous les petits cœurs de rockers. Merci pour eux.
The Death of Randy Fitzsimmons
The Hives | Disques Hives, 11 août 2023
1. Enfin plutôt vingt-et-un an puisque, rappelons-le, Veni Vidi Vicious n'a pas eu de sortie internationale à l'époque. Les pays non-nordiques eurent droit à la compile Your New Favourite Band, même si le "vrai" album se trouvait assez facilement en import. Je me rappelle d'ailleurs avoir hésité entre les deux à la FNAC, ce qui dit beaucoup de choses tant de la manière dont j'ai évolué (en 2023, j'opterais probablement plutôt pour la compile) que de celle dont on a évolué la musique (en 2023, tout ce que vous risquez de trouver d'audible dans une FNAC se trouvera vraisemblablement dans les bacs à soldes, et aura peu de chances d'être une pépite indé en import...)
2. Le premier album ne compte pas, la formule en question n'y étant alors que très partiellement établie.