mercredi 26 avril 2023

Tunic - It's (way too) Dangerous to Go Alone


Ce texte pourrait presque être vu comme le second épisode d'une série entamée en février dernier. Non pas tant consacrée au langage du 'metroidvania', ce n'est pas de cela qu'il s'agit aujourd'hui (encore que) qu'à la relative mais de plus en plus évidente déliquescence d'une scène indépendante désormais partagée à parts égales entre cimetière des promesses vidéo-ludiques non tenues, immense armoire à jeux low-cost et concours de hipsters se regardant développer. Toute ressemblance avec une quelconque autre scène "indé", dans un quelconque autre domaine d'expression culturelle, étant bien entendu purement fortuite.

"Le jeu indé à succès pour les Nuls, chapitre 1."

Les mêmes causes entraînant comme chacun sait des effets similaires, poussons même un peu plus loin la continuité avec l'article précédent en supposant que Hollow Knight pourrait bien, ici aussi, se trouver au banc des accusés. Pour avoir prouvé qu'un jeu homemade réalisé par deux mecs et demi pouvait en remontrer aux plus gros noms de l'industrie, la Team Cherry a, c'était prévisible, suscité envie et vocations bien au-delà du genre auquel appartenait le jeu en question. Un développeur espérant cartonner avec un soft produit dans sa chambre et soutenu financièrement par sa famille, ses potes, et douze inconnus sur Kickstarter peut désormais nourrir dans un coin de sa tête l'ambition inavouée, un peu bête mais tellement humaine, de sortir le prochain Hollow Knight – c'est-à-dire le nouveau jeu indé qui va mettre le monde à genoux et devenir la référence à la mode pour les années à venir. Ce n'est pas faire injure à Andrew Shouldice, principal maître d’œuvre de Tunic, que de lui prêter cette intention : avec son plan marketing savamment dosé, ses trailers alléchants et ses critiques dithyrambiques avant même que plus de trois personnes y aient joué, son travail s'inscrivait qu'il l'ait souhaité ou non dans une telle démarche, et n'aurait indubitablement pas pu voir le jour dans une autre époque. Dix ans en arrière, les développeurs de palpitantes curiosités comme Journey avaient encore besoin de s'adosser un minimum à un éditeur solide pour donner corps à leurs ambitions. La scène indé, on oublie souvent de le rappeler (imprimez la légende !, qu'ils disaient) n'aurait jamais pu se développer aussi vite et aussi fort sans l'appui des mastodontes avec qui elle entend aujourd'hui rivaliser, en particulier Microsoft. Rien ne se perd, rien ne se crée... vieil adage qui serait d'ailleurs une excellente introduction à Tunic, plébiscité dans tous les classements des meilleurs jeux de l'année 2022 par des journalistes comme toujours aux ordres n'y ayant visiblement pas joué plus d'une heure (et pour une fois, on les comprend).

Est-ce à dire que Tunic est mauvais jeu ? Oui. Et re-oui : Tunic est vraiment un mauvais jeu. Pas le pire du moment, bien sûr. Comme tout joueur qui se respecte, je fais mine d'ignorer l'existence des pay-to-win cyniques qui saturent le marché mobile, des conneries d'Ubisoft, des jeux EA Sports et de la plupart des shooters online merdouilleux – bref, les mauvais jeux auxquels je joue ne le sont jamais qu'en regard de ceux qui m'attirent à la base, à savoir qu'ils présentent tout de même une once de dignité et quelques ambitions ludiques. Tunic n'est mauvais qu'à cette échelle, somme toute très subjective, mais il l'est réellement, pleinement, assurément. Il a surtout pour – enfin : contre – lui de concentrer beaucoup des tares de son époque. Le fait qu'il ait été sur-hypé durant des mois avant mais aussi après sa sortie invite d'autant moins à l'indulgence. Sur-hypé étant une aimable litote visant à ne pas écrire le terme sur-vendu, tant ce qui fut dit de Tunic en disait peu sur Tunic. Même la jaquette, c'est peut-être un détail pour vous mais les vieux gamers, ça veut dire beaucoup, frise la publicité mensongère.
 
Sans déconner, regardez-moi comme ce renard à l'air jovial !

J'en vois bien sûr déjà anticiper mes reproches et se ruer sur la section commentaires : tu t'es fais avoir par les trailers, tu pensais que Tunic était un Zelda-like, du coup tu lui en veux de ne pas être ce qu'il n'a jamais prétendu être. C'est vrai qu'habiller un petit renard tout mignon comme Link et lui faire combattre des moblins aux quatre coins d'un overworld semi-ouvert, ce n'est pas du tout revendiquer une filiation avec Zelda. C'est par contre, j'en conviens, la réduire à sa plus simple expression. Et c'est bien là l'un des problèmes majeurs de Tunic : la digestion de ses influences semble en avoir dissout les essences, pour accoucher d'un embouteillage de contre-sens. Tunic est un Zelda-like. Il n'est pas, en revanche, un héritier de Zelda digne de ce nom. Pas plus que de Dark Souls puisque – oh là là mais quelle surprise ! – Tunic comme tout jeu contemporain qui se respecte a également une vibe Souls-like. Avec son petit bonus conceptuel et meta, bien évidemment (nous sommes sur la scène indé, tout de même). Une feature qui n'est pas dénuée de charme (il s'agit de reconstituer petit bout par petit bout le manuel du jeu) mais dont on devine déjà les effets destructeurs qu'elle peut avoir dans un Souls-like – c'est-à-dire non pas un jeu influencé par le design, l'imagination ou l'univers de Dark Souls, mais bien évidemment par sa supposée difficulté.

On pourrait donc résumer la chose en disant que Tunic = Zelda + FEZ + Dark Souls, avec trop peu de Zelda, beaucoup trop de FEZ, et une compréhension très réductrice de ce qu'est précisément Dark Souls. Admettons que présenté ainsi, le jeu soit nettement moins alléchant. FEZ, sans lui dénier son évidente originalité, étant assurément l'un des jeux plus prétentieux et exaspérant de la décennie passée, avec sa volonté de faire un jeu-dans-le-jeu-sous-le-jeu, de ne surtout rien expliquer clairement et de sacraliser le paratexte au détriment du gameplay. Sans tomber dans un tel excès, Tunic patauge, hélas, dans ce genre d'eaux-troubles. De l'intellectualisation à l’élitisme, il n'y a souvent qu'un léger pas de côté – malencontreux accident ou sabordage délibéré, il n'en demeure pas moins qu'après seulement deux heures de jeu, le pauvre Andrew Shouldice a déjà dévalé toute la falaise. Tout à sa volonté de rendre hommage à ses pairs, il en a oublié que les Zelda (tout comme FEZ, dans une moindre mesure), à défaut d'être réellement faciles, sont des jeux accessibles. Tunic fait tout l'inverse. Quasiment dès ses premières minutes, il se révèle d'une difficulté si ahurissante qu'il éprouve le besoin d'offrir un mode facile ET un God mode pour donner l'illusion d'être jouable par n'importe qui. Ce qui, en dehors du fait de proposer une réponse aussi involontaire que paradoxale à l'éternel débat sur Faut-il ou non mettre un mode facile dans les Souls, a pour principal effet d'insulter n'importe quelle joueuse ou joueur rencontrant de réels problèmes d'accessibilité, pour des raisons de santé, de handicap, d'âge ou que sais-je ? Des personnes qui, on ne le répètera jamais assez, ne veulent pas d'une expérience au rabais :  simplement de systèmes leur permettant de vivre, peu ou prou, la même expérience que tout le monde. Mais il est vrai qu'on se rend rapidement compte que l'expérience de Tunic en tant que telle ne va rien à avoir de satisfaisant. En terme de combats, et Dieu sait qu'on va s'en taper durant la quinzaine d'heures à suivre, il fait à peu près tout de travers. Les hitboxes, le mapping des touches1, l'équilibrage... absolument rien ne va. Les ennemis sont trop forts, trop rapides, trop nombreux – juste trop, en fait, au point de tuer tout plaisir et tout sentiment d'aventure. Un exemple ? Le premier boss du jeu est vulnérable aux bombes. Un peu plus tôt, vous en trouvez... deux. Pas une de plus. Malheureusement, comme vous ne débloquez le manuel que page par page et que vous n'avez aucune idée de ce qui, dans Tunic, peut être "bombé" ou non... vous avez de fortes chances de ne plus en avoir lorsque vous arriverez au boss en question, sans disposer de la moindre possibilité de revenir un arrière pour rattraper le coup puisque d'une part, les bombes ne sont pas un consommable que vous pourrez trouver n'importe où en tuant des monstres ou coupant des buissons (option Zelda) et que d'autre part, comme le jeu colle des checkpoints tous les 500 mètres (il veut être accessible, vous comprenez...), vous ne pourrez pas non plus le recharger avant votre erreur fatale (option Dark Souls). Vous en serez donc réduits à activer le God mode (le seul mode facile restant bien trop dur à ce stade). Non sans un soupçon de gène, voire de honte, qui ne tardera guère à se dissiper dix minutes plus tard, lorsque vous réaliserez que l'aventure est finalement nettement plus sympathique par ce biais. Faut-il préciser qu'il s'agit de la pire manière qui soit de doser la difficulté dans un jeu ?
 

Le moment est sans doute idéal pour me livrer à un petit aparté en précisant que j'ai toujours détesté les modes de difficultés. La première partie de cette vidéo explique très bien pourquoi. Ce n'est pas à moi, humble joueur, de déterminer de l'équilibrage du jeu auquel je joue – voire, trop souvent : n'ai même pas encore joué. D'une manière générale, j'ai toujours considéré que la difficulté ajustable via un menu était une mauvaise réponse à une véritable question – pour ne pas dire une excuse facile, paresseuse, pour tous les mauvais game-designers de l'univers et au-delà. Lorsqu'en plus le niveau de challenge peut être modifié n'importe quand en cours de partie, cela place le joueur, sous couvert d'accessibilité, devant un dilemme quasiment insoluble : ok, on fait quoi, maintenant ? 

Je n'ai pas de réponse à cette question, pour Tunic comme pour n'importe quel jeu. Ce que je sais en revanche, c'est que je n'ai pas envie de passer quinze heures à alterner "normal" et "facile", "classique" et "God mode". Ce n'est ni intéressant, ni excitant, ni divertissant. Pas un hasard si je plaisantais un peu plus haut en notant que Tunic répondait bien malgré lui au débat sur la difficulté des Souls. Je ne suis pas, on le sait, le plus grand fan des jeux FromSoftware. Je mets cependant à leur crédit de ne pas se cacher derrière ce genre d'excuse à deux balles. Tu les prends comme ils sont, ou bien tu tailles la route. J'entends tout ce que cette approche peut avoir de frustrante, voire d'injuste, aux yeux de nombre de joueuses et joueurs. Mais au moins les développeurs restent-ils droits dans leur bottes. Contrairement à ceux de Tunic qui, il faut le souligner, on ajouté le mode "facile" après coup, alors que le God mode existait déjà. C'est dire comme les premiers retours devaient être loin de la hype espérée. Or, savez-vous le plus drôle ? Même en activant le mode facile ET le God mode, Tunic reste souvent très pénible tant il est fondamentalement mal fichu.

Car figurez-vous que Dark Souls – ceci est un scoop extraordinaire – a un tout petit plus à offrir que des combats répétitifs contre des ennemis beaucoup trop balaises. L'autre pilier sur lequel repose Tunic, l'exploration, est tout aussi boiteux et insatisfaisant que l'action. Était-ce d'ailleurs évitable s'agissant d'un jeu dont le concept principal consiste à étaler votre compréhension de ses mécaniques sur la totalité de votre partie ? Peut-être pas. Pour autant, il y avait certainement de meilleures manières de procéder qu'en cachant des chemins à l'aide de la perspective isométrique, multipliant les fausses pistes ou donnant en quelques heures plus de téléporteurs que d'endroits où se téléporter. Une fois atteint le premier véritable objectif (sonner une cloche, tiens donc), plutôt évident et obtenu via une progression suffisamment linéaire pour qu'on la suppose pensée pour faire office de tutoriel, on se retrouve vite à errer sans but dans un univers pourtant pas si grand – non pas à la manière d'un Zelda en découvrant des secrets par hasard, mais plutôt en se faisant fracasser tous les cents mètres par des monstres agressifs que l'on n'arrive que difficilement à placer sur une échelle de difficulté, ou en ramassant à qui-mieux-mieux des objets dont on ne découvrira la fonction que quatre heures plus tard en tombant sur la bonne page de manuel (si on la trouve). Dans une récente vidéo, l'excellent YouTuber Mark Brown racontait, avec une humilité forçant l'admiration, qu'en commençant à développer son propre jeu il avait commis l'erreur de supposer que tous les joueurs seraient comme lui, qu'ils comprendraient instantanément ce qu'il fallait faire, ce qui l'avait poussé à rendre les niveaux toujours plus difficiles et complexes. Tunic paraît plombé par ce même genre péché originel. Pour l'équipe d'Isometricorp Games, certaines choses semblaient sans doute tellement limpides qu'il y avait nécessité de les brouiller à l'extrême – las, la réalité de leur jeu est que passé le premier boss, la plupart des gens se retrouveront dans deux situations aussi inconciliables que similaires : soit ils auront déjà cédé aux sirènes du God Mode et se trouveront avec beaucoup trop de choix pour comprendre où ils doivent se rendre, soit ils auront réussi à rester en mode dit normal et quasiment toutes les directions leur sembleront beaucoup trop brutales, leur donnant l'impression qu'ils ne sont pas censés les emprunter pour le moment2. En somme, même en voulant s'en éloigner, la problématique du dosage de la difficulté reste prégnante : on ne parle pas ici de courbe ni de pics, mais ni plus ni moins de murs sur lesquels les joueurs sont invités à venir se fracasser la tronche – et, semble-t-il, à en redemander. On pourrait difficilement nager plus loin des rivages élégants de The Legend of Zelda – un jeu qui savait rester cryptique sans sombrer dans l’hermétisme, et trouvait des manières astucieuses, subtiles et quasi invisibles de guider le joueur dans la bonne direction. Ou pas du tout, en fait : on oublie souvent de le rappeler tant cela paraît anodin, mais si le premier Zelda autorisait à faire une partie des donjons dans le désordre, ceux-ci n'en étaient pas moins... numérotés. Vous pouviez commencer dès le niveau 3 en vous sachant capables de le terminer (puisqu'il était accessible), mais vous saviez également rien qu'à lire l'intitulé que vous risquiez, à ce stade, d'y passer un assez mauvais moment. Tout à son concept et à son imagerie, au demeurant fort léchée, Tunic s'affranchit de bases ailleurs évidentes, jusqu'à en devenir globalement abscons : après quelques heures, je ne savais même plus ce que je faisais, où j'allais – encore moins pourquoi.
 
Par contre, j'avais bien intégré le fait d'être hyyyyyyypeeeeer mignon.

Et nous voilà donc avec un jeu d'action/aventures où ni l'action, ni l'aventure ne sont satisfaisantes. Que reste-t-il alors ? Pas même l'aspect conceptuel, pourtant peaufiné avec un soin monomaniaque. Outre que celui-ci ne va pas chercher aussi loin qu'on voudrait nous le faire croire (ne serait-ce que parce qu'il n'exercera son charme qu'auprès de gens assez âgés pour avoir connu l'époque des "vrais" manuels papier), il ne tarde pas à atteindre ses limites : les développeurs ne pouvant faire l'économie d'un minimum syndical au risque que personne ne termine jamais le jeu, on apprend, bon an mal an, à faire sans le manuel – je citais plus haut le cas extrême d'objets qu'on se trimballe durant des plombes sans savoir à quoi ils servent ; précisons que dans les faits, on est plus souvent confronté à des pages de manuel inutiles ne nous expliquant rien que l'on n'ait déjà compris par nous-mêmes. Tunic est fondamentalement un jeu assez simpliste faisant des efforts démesurés (et vains) pour nous faire croire le contraire, avec des combats très difficiles mais aussi très limités en terme d'approche et de stratégie (nous sommes tout de même en 2023, faire une roulade relève désormais plus du cliché que de la technique...), des puzzles se limitant à activer quelques leviers (même un Blossom Tales, pourtant plus proche du fan-game que de la proposition originale, se creuse un peu plus que ça) et une exploration boiteuse se reposant presque totalement sur un level-design volontairement trompeur. Y-avait-il de meilleures réponses à tout cela ? À vrai dire, oui. Hyper Light Drifter a démontré de longue date qu'on pouvait parfaitement, en sachant rester modeste, rendre hommage et à l'esprit aventurier de Zelda, et à l'exigence technique de Dark Souls, tout en signant une proposition artistique originale à l'écriture elliptique et au design tortueux. Sept ans plus tard et après être passé relativement inaperçu sur le moment, le jeu est devenu culte, a été porté sur tous les supports possibles et imaginables, et même savoir que sa suite sera un shooter orienté multi-joueurs ne suffit pas à doucher les ardeurs des fans. Tunic, lui, s'est classé parmi les six meilleurs jeux de 2022 selon IGN, alors qu'une fois déshabillé, il ne lui reste guère plus que sa direction artistique toute mignonne et ses effets de manche. Je suppose que, vu sous cet angle, on peut effectivement dire que la scène indé joue désormais dans la même cour que l'industrie du Triple A.

Tunic
Action/Aventures, tous supports
Isometricorp Games/Finji, 2022


1. Sans rire : comment est-il seulement possible de proposer toutes les combinaisons imaginables... sauf de séparer l'esquive de l'interaction ? Il n'y a pas assez de touches sur les manettes, de nos jours ? Mais comment faisions-nous en 1987 ?!
2. Allez, je suis cool, je vous aide : arrivés là, vous devez partir vers l'ouest et trouver successivement le bouclier (au prix d'un détour proprement ubuesque alors qu'il se trouve dans une vieille baraque en ruines devant laquelle vous passerez au bout de cinq minutes) puis la lanterne (qui est posée dans un coin où vous avez de fortes chances de ne jamais passer par hasard).