samedi 9 mars 2024

Bien travailler, bien étudier, bien manger et (surtout) bien se reposer.

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°69]
Dragon Ball - Akira Toriyama (1984-95)


Ce texte ne devait pas être une nécrologie. Écrit depuis des années, il attendait sagement son heure. Une occasion finirait bien par se présenter et aussi étonnant que cela puisse paraître, jamais la mort d'Akira Toriyama n'a paru en être une raisonnable. D'une part parce qu'il était encore jeune, et d'autre part, bien entendu, parce que les dragon balls seraient là pour le ressusciter. Cette phrase est écrite à 6h50 le 8 mars 2024 : je me doute que d'ici à ce qu'elle paraisse, ce sera la soixantième fois que vous la lirez.
 
Ce texte ne devait donc pas être une nécrologie et, savez-vous quoi ? Il n'en sera pas une. Hors de question. S'il est une chose que grandir avec Dragon Ball vous apprend, outre à faire pan pan et paf paf, c'est bien que la vie est une aventure joyeuse et colorée, même dans un livre en noir et blanc. Et que la mort, ma foi, n'est jamais qu'une manière un peu différente de continuer à sauver le monde. Si je savais dessiner, j'aurais probablement illustré ce billet avec un croquis de Toriyama arborant la fameuse petite auréole – je me doute que ça aussi, vous en avez vu passer pas mal depuis hier.

Ce texte qui ne sera pas une nécrologie devait donc être, est donc, un texte sur un Dragon Ball – c'était un peu son problème et le pourquoi de sa non-publication. Outre qu'il est compliqué de concentrer 42 volumes en un article (qu'importe que le chiffre soit en fait plutôt modeste s'agissant d'un manga ayant connu plus d'une décennie de succès), les idées avaient tendance à y fuser dans tous les sens, au point que la véritable difficulté ait fini par devenir d'en déterminer la forme – parce que tout le monde connaît déjà Dragon Ball, non ? Qu'y-a-t-il de plus à en dire, presque trente ans après sa fin légèrement en eau de boudin ? Son auteur lui-même le disait, justement : tout le monde continuait de lui parler constamment de Dragon Ball, quand pour lui, l'affaire était close depuis un bon moment. Il acceptait de scénariser un film ici ou de faire le chara-design d'une nouvelle série par-là, un bon gros chèque ne se refuse pas, mais il n'y avait clairement que pour ses fans les plus hardcore et son éditeur, visiblement décidé à en faire une monstre-franchise à la Marvel, que Goku n'appartenait pas au passé..

J'ai lu Dragon Ball dès la première édition française, celle qui sortait dans les maisons de presse, soit donc plus tard que ne le croient les gamins avec qui j'en discute parfois, mais suffisamment jeune pour que ses personnages soient devenus, les uns après les autres, des genres de piliers de comptoir de mon imaginaire. C'était bien entendu mon premier manga, et si les bons soins des éditions Glénat (que l'on critique souvent pour avoir changé le sens de lecture ou les formats mais qui publiaient malgré tout des mangas à une époque où personne n'en avait rien à branler) m'ont rapidement amené à en découvrir d'autres (Akira, Appleseed), aucun héros n'aura jamais su supplanter Goku dans mon cœur. Peut-être, si je m'y étais collé une décennie plus tard, serais-je fan de Naruto (mais le plus probable cependant est que je n'aurais pas eu les moyens d'acheter une série comptant la bagatelle de soixante-douze volumes vendus quelque chose comme 8 euros pièces). Je n'en suis pas certain. D'abord parce que je n'ai jamais ouvert un tome de Naruto (j'ai vu une dizaine d'épisodes de l'animé. J'ai trouvé ça moche et nul). Et ensuite parce que j'ai beaucoup de mal à croire que je puisse trouver aussi facilement une œuvre rivalisant avec la puissance, la profondeur et l'universalité de Dragon Ball. Je me suis remis un peu aux mangas, depuis une grosse dizaine d'années. J'en ai découvert de très sympas, certains excellents, dans tous les registres et de toutes époques. Mais je n'ai jamais ressenti quoi que ce soit d'équivalent à ce qui me saisit lorsque je re-feuillette un volume de Dragon Ball (c'est-à-dire très souvent), et qui n'a rien à voir avec la nostalgie. Ce qui en fait une œuvre à mes yeux si supérieure à tous les mangas que j'aie jamais lus... et maintenant que j'y pense, à la plupart des BDs, tout court... c'est qu'il y a quasiment tout, dedans. Dragon Ball est drôle. Dragon Ball est épique. Dragon Ball est addictif. Dragon Ball est tragique. Dragon Ball est touchant. Toutes les émotions humaines s'y bousculent, les unes après les autres ou parfois simultanément (cet arc Piccolo...), mises au service d'un univers à nul autre pareil, d'une originalité et d'une inventivité auxquelles je ne vois que peu d'égales, si ce n'est dans les autres œuvres d'Akira Toriyama (largement – et parfois injustement – restées dans l'ombre il est vrai imposante de Shenron). Il y a un trait, bien sûr, très clair, parfois très européen. Mais encore et peut-être surtout une vision du monde immédiatement reconnaissable, même dans ses ouvrages les plus mineurs. Quelque chose qui me captive et me transporte, car Dragon Ball, même trop souvent réduit à une succession de bastons interminables (ce qu'il est parfois, reconnaissons-le), témoigne d'un souci du détail, d'une minutie dans les décors et l'écriture de son univers qui, si elle passe assez inaperçue lorsque l'on est gamin, époustoufle complètement lorsque l'on y revient à l'âge adulte. En tant qu'auteur, Toriyama savait toujours comment doser légèreté et gravité, où et comment laisser respirer le récit, de même qu'en tant que dessinateur, il savait toujours instinctivement reconnaître les moments devant laisser place à l'épure.


Ce qui me fascine aujourd'hui dans Dragon Ball, avec le recul et l'âge et le recul de l'âge, c'est bien sûr à quel point il est un modèle d’œuvre échappant à son créateur. Par bien des aspects, Dragon Ball n'est pas un manga d'Akira Toriyama, auteur humoristique avant tout, dont les obsessions ont eu tendance à se faire de plus en plus discrètes au fur et à mesure que son trait passait des rondeurs sympathiques de Son Goku aux muscles anguleux de Vegeta. S'il n'a jamais plus décrocher la timbale par la suite, c'est tout simplement parce qu'il est revenu à des choses plus proches de lui, et que ces choses ne sont pas ce qui plaît au public (le relatif insuccès de Dragon Ball Super à ses débuts l'a démontré de manière assez implacable). Il faut absolument lire, si ce n'est déjà fait, Neko Majin (2005), dans lequel Toriyama se charge de personnellement parodier son propre univers en le faisant arpenter par... un chat, qui finira par affronter Son Goku himself. C'est hilarant et éloquent dans le même temps quant au décalage entre Toriyama et ses lecteurs : même sa propre vision de Dragon Ball ne cadre pas avec celle du public. Il en prend en quelque sorte acte ; mais il suggère aussi implicitement qu'il ne reviendra pas en arrière.

On lui fit certes souvent dire ce qu'il n'avait pas dit, ou pas de cette manière, au point d'avoir parfois le sentiment, en mettant bout à bout des kilomètres d'interviews parfois mal traduites, que Toriyama n'aimait pas son chef-d’œuvre. La légende la plus répandue est évidemment celle voulant qu'il ait été forcé à continuer Dragon Ball durant des années, un fait avéré (la Toei a souvent dû sortir le chéquier) largement déformé, ne serait-ce que parce qu'au Japon, les éditeurs font toujours pression sur leurs auteurs à succès1. Toriyama, comme un grand joueur de foot, savait toujours dire ce qu'il fallait pour que son contrat soit revu à la hausse. Il semble qu'en réalité, les seuls moments où il a reconnu avoir réellement envisagé la fin de la série soient le tome 11 – fin de l'arc Ruban Rouge – et, en effet, le tome 28, qui marque la fin de l'arc Namek. Comment pourrait-il en être autrement, dans le fond ? Lui-même n'a jamais fait mystère de ses intentions initiales, qui étaient bel et bien d'écrire une quête initiatique et volontiers humoristique, une histoire d'aventures plus que d'action. Problème : plus personne ne s'en rappelle mais à ses débuts, Dragon Ball ne marchait pas du tout. C'est en voyant le regain d'intérêt suscité par le Tenkaishi Budokai (tomes 3 – 5) que l'auteur s'est résolu à accorder une place plus importante à la sacro-sainte baston, inhérente à tout shōnen qui se respecte. Ce fut le début d'une longue et curieuse baston... contre lui-même, ses envies d'aventures et ses besoins d'actions, qui aboutira à ce que je considère encore aujourd'hui comme le sommet de la série dans son incarnation papier, les arcs Ruban Rouge/XXIIe Tenkaishi Budokai/Piccole Daimao (en gros les tomes 5 à 14), où toutes les planètes s'alignent à la perfection, celle de l'humour comme celle du tragique (Piccolo Daimao marquant le tournant symbolique où il sera acquis que les héros sont mortels), le tout parsemé des premiers combats réellement longs et mémorables de la saga (Tao Paï Paï, Piccolo, donc, et, au milieu, presque tous les matches du tournoi en question).

Sans aller jusqu'à parler de hasard, dont on peut supposer qu'il n’existe qu'à la marge au sein d'une industrie aussi exigeante que celle du manga, il y a je trouve quelque chose d'assez poétique dans la manière presque accidentelle dont Dragon Ball est devenu Dragon Ball. Soyons sérieux un instant : s'il existe des snobs de Dragon Ball, dont la posture consiste à vénérer les débuts et à reprocher la violence outrancière de la période dite "Z", Dragon Ball avec moins de baston serait un tout autre manga, sans doute beaucoup moins captivant pour eux (et assurément beaucoup plus court). Un exemple parmi d'autres de ce triomphe par la bande, de cette gloire involontaire et peut-être pas tout à fait assumée. C'est l'un des délices de notre époque que de pouvoir désormais découvrir des interviews d'Akira Toriyama à peu près bien traduites et d'ainsi pouvoir mieux comprendre, des années après, le sens de sa démarche – ainsi que certains pans de la culture japonaise totalement inaccessibles aux gamins que nous étions alors (rappelons qu'en 1993, pour lire un truc vaguement fouillé sur un manga, il n'y avait guère que les pages finales des journaux de jeux vidéo). Et l'ex-kid des nineties de découvrir, hilare mais tout de même un peu médusé, qu'un nombre déraisonnable d'éléments ayant bouleversés son imaginaire ont été initiés par hasard ou erreur ou (le plus souvent) flemme pure et simple. Ce dernier point, surtout, n'en rend l'auteur que plus sympathique. S'il y a certes une grosse part de second degré pince-sans-rire dans nombre de ses déclarations, la récurrence de ce thème, déjà présent en filigrane dans ses "préfaces" à Dr. Slump, couplée au fait qu'il se soit plaint durant tout Dragon Ball des rythmes qui lui étaient imposés, laisse très peu de place au doute quant à sa sincérité lorsqu'il affirme qu'il a dessiné tel personnage de telle manière parce que c'était plus facile ou moins chronophage2. Et ça, c'est aussi drôle que carrément culotté. Vous en connaissez beaucoup, vous, des artistes qui revendiquent le fait d'être de gros flemmards ? Particulièrement des Japonais ? Toriyama, lui, n'en avait rien à faire – cela faisait d'ailleurs un moment qu'il ne fichait plus grand-chose, comme pour appuyer lui-même son propos, heureux inventeur du concept révolutionnaire de pré-retraite à quarante ans.


 
J'ai souvent eu l'occasion de le répéter, mais je n'aime pas les lignes droites. Je n'aime pas les carrières logiques et rectilignes, les gens trop méthodiques, les silhouettes longilignes et, donc, les œuvres parfaitement cohérentes et inattaquables de bout en bout. Je peux en louer les qualités, mais quelque chose en elles m'angoisse profondément. Découvrir sur le tard que Dragon Ball, dans sa conception, avait ce côté work in progress permanent, n'a fait que le rendre plus cher à mon cœur. On ne peut jamais se dire en le lisant : tiens, Toriyama fait ça parce qu'il envisage de faire ça. Si le scénario déroule parfois de manière machiavélique, c'est plus souvent le résultat d'un enchaînement de coïncidences, et si la série pullule de symboles et de sous-textes captivants, la plupart des éléments les structurant découlent de choses si terre-à-terre qu'elles en deviennent drôles. Pourquoi le Super Saiyajin met-il tellement de temps à apparaître ? Parce que Toriyama ne savait pas comment le dessiner. Pourquoi est-il blond ? Parce que c'était long d'encrer les cheveux des personnages. Pourquoi le combat contre Freezer est-il interminable ? Parce que Toriyama était en train de renégocier son contrat. Pourquoi Son Goku a-t-il une queue de singe ? Parce que c'est rigolo. Pourquoi Son Goten n'en a-t-il pas ? Parce que Toriyama a oublié. Pourquoi Krilin n'a-t-il pas de nez ? Parce que pourquoi pas. Pourquoi le dernier arc est-il si outrancier ? Parce que Toriyama n'aimait pas le côté très sérieux de la période Cyborgs, que c'était la fin, qu'il voulait revenir aux sources et s'amuser de lui-même, au point d'avoir fait contractuellement formaliser cette envie. Pourquoi Goku n'élimine-t-il pas Buu dès le départ, alors qu'il est plus fort que lui ? Exactement pour la raison qu'il expose : parce que Toriyama voulait que la nouvelle génération s'en charge, en particulier Gohan3. Pourquoi les femmes sont-elles toutes bavardes, chiantes et superficielles ? Parce que ce sont des fem... euh, non. Pourquoi y a-t-il un personnage crypto-gay dans chaque arc de la saga ? Parce que Toriyama militait secrètement pour le mariage pour tous (ou parce que comme une bonne part de la société japonaise, il avait un vrai problème avec les homos, j'ai comme un doute). Pourquoi les personnages de Dragon Ball, à l'exception de ce nazi de Freezer, sont-ils tous si profondément sympathiques ? Parce que Toriyama était un type profondément sympathique, et que ce monde était déjà bien assez sombre comme cela, et qu'il fallait au moins un superhéros à l'innocence enfantine et à la puissance herculéenne pour nous protéger. Que peut-on craindre auprès de Goku ? Il défend la Terre avec un plaisir d'autant plus prononcé qu'il adore autant la bagarre que les gens (ou la bouffe), et n'a pas le paternalisme irritant des super-héros occidentaux, le tout en sachant s'amuser – franchement, qui aurait envie de se faire inviter à dîner chez les Wayne ou les Kent ?

Et si sa seule présence ne suffit pas, on sait bien qu'il y restera toujours les dragon balls.


Trois autres œuvres pour découvrir Akira Toriyama :

Dr. Slump (1984-86)
Go! Go! Ackman (1993 ; 1999 pour la VF dans le recueil Histoires courtes, vol. 3)
Jaco, the Galactic Patrolman (2013)


1. Toriyama n'a par exemple jamais été contraint à poursuivre après l'enfance de Goku, contrairement à ce que l'on raconte souvent. C'est au contraire lui qui a fait le forcing pour que celui-ci grandisse, ce à quoi son éditeur était franchement opposé ; de même, il n'a jamais prévu non plus d'arrêter après ce qui correspond à la fin de Dragon Ball dans la version télé – au contraire (bis), il avait imaginé un focus sur les origines de Goku et même certains personnages (dont Freezer !) dès cette époque.
2. On notera à ce propos que la plupart des transformations "ultimes" de ses personnages sont effectivement beaucoup plus épurées que les apparences intermédiaires. C'est évidemment particulièrement vrai de Freezer et Buu, mais ça l'est aussi dans une moindre mesure de Cell, de Piccolo Daimao et bien sûr... du Super Saiyajin lui-même.
3. Malheureusement pour lui (et pour tous les fans de Gohan de par le monde), les lecteurs japonais détestaient ce personnage et l'éditeur pressa Toriyama de changer son projet et ramener Goku dans le game... ce qui n'est pas bien grave : le combat final contre Buu offrira à l'auteur l'occasion d'un ultime et génial pied-de-nez à ses propres fans, qui continueront sans doute jusqu'à la nuit des temps à se demander si oui ou non, Goku a sauvé le monde, et si cette incarnation de Buu était réellement la plus puissante, et puis d'ailleurs : qui est le personnage le plus fort à la fin, en définitive ?... les réponses sont limpides ("Non", "Oui", "Gohan") mais ne le dites pas trop fort et ne riez pas, certaines personnes qui n'étaient même pas nées à l'époque s'égosillent encore quotidiennement à ces sujets sur les réseaux sociaux...