vendredi 11 mai 2012

Philip Roth - Alter égotisme

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Infâme hasard que celui qui décida que durant des années, la tétralogie dite "de Zuckerman" n'aurait pas droit à un article digne de ce nom sur un blog (probablement le seul, en fait) qui a chroniqué absolument tous les romans de Philip Roth, au point d'en faire quasiment un personnage récurrent (Philip est cool, et il n'aime rien tant qu'à apparaître au détour d'une chronique n'ayant rien à voir avec son œuvre).

Sans doute le terme tétralogie est-il d'ailleurs un brin excessif ou trompeur dans ce cas précis. D'une part parce que le dernier volet, seul à avoir déjà été évoqué dans ces pages, Epilogue : The Prague Orgy, relève plus - comme son nom l'indique - de l'appendice (de surcroît médiocre) que du roman à proprement parler, même s'il peut être pris individuellement pour d'autres raisons. Également parce que Nathan Zuckerman, double de l'auteur puis personnage à part (entière) apparaît à plusieurs reprises avant et après les trois romans racontant l'apprentissage, l'émancipation et enfin la délivrance du personnage. 1


Curieusement, on cite assez rarement en référence cette véritable saga qui n’a, c’est vrai, pas eu beaucoup de succès à l’époque en dehors de ses frontières. C‘est sans doute pourtant le Grand Œuvre de Philip Roth, même s'il n'est pas exempt de défauts et doit s'apprécier comme un tout compact pour révéler toute sa richesse stylistique et thématique.

The Ghost Writer est un roman initiatique presque classique, le seul peut-être qui soit parfaitement assimilable en l'état (mais il en perd beaucoup de son intérêt), et qui après une introduction un peu pénible et déconnectée du reste pose les bases du cycle. Bases que l'on pourrait résumer ainsi : comment être soi-même lorsque l'on a fait de ses obsessions les plus intimes le socle de son travail ? Les questions de l'identité et de la littérature ne sont déjà plus de la première fraîcheur à l'époque (1979) mais Roth, sans doute parce qu'il a joué plus que quiconque le jeu de l'autofiction (il ira jusqu'à s'inventer des aventures ubuesques dans l'hilarant - et particulièrement troublant - Operation Shylock), les pose de manière particulièrement crues et brutales. Interrogeant par le fait l'essence de la littérature elle-même. Dans la seconde partie du roman, le jeune Zuckerman se trouve ainsi confronté aux réactions étonnamment violentes de ses proches - et notamment de son père - après qu'il a utilisé une vieille histoire de famille comme matière pour une de ses nouvelles. Rien de très original en soi, à ce détail près que Zuckerman ne comprend sincèrement pas où est le problème, d'autant que l'histoire elle-même ne date pas de la semaine dernière et qu'elle y présente son père, qu'il aime et respecte, sous un jour extrêmement positif, égratignant finalement assez peu les protagonistes de son court récit. La finesse de ces pages vient de ce que Roth, dont personne ne doutera une seconde qu'il ait réellement vécu cet instant, parvient au prix d'un effort que l'on imagine immense à adopter le point de vue du père, et à faire perler la profonde incompréhension entre deux personnages qui s'aiment profondément, se ressemblent beaucoup, et qui pourtant à cette minute semblent n'avoir strictement rien de commun. Sincèrement peiné, sans doute parce qu'il agissait en toute bonne foi (il poussa même la candeur jusqu'à envoyer à son père cette nouvelle confidentielle qu'il n'aurait peut-être jamais lue sinon), Zuckerman sera dès lors - et tous les doubles de Philip Roth avec lui - éternellement et désespérément seul, à l'exception d'une maîtresse ou une autre (l'incapacité à aimer une femme selon les normes sociales en vigueur est l'une des grandes constantes du personnage, qui multipliera les liaisons mais pour qui l'engagement se situera toujours à un autre niveau que ce que la société lui intimerait).


Le second (et meilleur) volet de la série, Zuckerman Unbound, capte le même Nathan Zuckerman quelques années après. Devenu célèbre et aisé, il a rencontré le succès en publiant un roman au succès sulfureux autant que planétaire, Carnovsky, qui n’a évidemment rien à voir avec le Portnoy’s Complaint de Philip Roth même s’il s’agit (curieusement) d’un livre se moquant des déboires sentimalo-familiaux d’un jeune Juif cherchant à fuir un environnement familial oppressant, se heurtant à l'image d'une mère écrasante et nourrissant des fantasmes sexuels plus farfelus les uns que les autres. La construction du roman est relâchée à l'extrême, parfois volontairement décousue, multipliant les scènes ouvertement comiques pour mieux montrer à quel point Zuckerman perd le contact avec la réalité. Un type étrange semble le persécuter, sa mère est harcelée par les fans et ne supporte plus d'être brutalement assimilée à la génitrice chtarbée de Carnovsky... on imagine à quel point Philip Roth, qui écrivit plus tard dans The Counter Life que le véritable talent d'un écrivain reposait dans les ficelles qu'il savait utiliser pour créer une distance entre son œuvre et sa vie, a pu s’éclater avec toutes ces mises en abyme, faisant d’une pierre quatre coups : 1) il porte l'art du faux-semblant, de la fausse confession et de l'auto-romantisation à niveau quasiment insurpassable ; 2) il se rachète aux yeux de sa propre famille, un peu secouée par l’assimilation Philp Roth-Alex Portrnoy 3) il fait expier à un écrivain mégalomane son arrogance et son amoralité ; 4) il offre une réflexion saisissante sur le succès et la place de l’artiste dans la société. Si l'on rit, et plutôt deux fois qu'une, il faut bien reconnaître que l'on en sort à peu près convaincu que la littérature ne sert strictement à rien, qu'être un écrivain reconnu n'est rien d'autre qu'une vaste blague et que l'amour a tout au plus des vertus décoratives.


Après un premier épisode excellent et un second génial, la loi des séries aura été respectée : The Anatomy Lesson, quoiqu’étant un bon livre, s’avère un cran en-deçà. Parce que franchement moins drôle, parce qu’un poil trop long pour être honnête. Parce que, aussi, il est le seul des quatre volumes à ne réellement pouvoir être lu indépendamment des autres, comme s'il avait été envisagé comme une extension. Roth y gagne donc en auto-référence et autre mythologie personnelle ce qu’il perd en force et en universalité : les deux premiers volets sont les aventures d’un écrivain ; celui-ci est « juste » une aventure de Zuckerman. Surtout, il reprend la plupart des thèmes de Zuckerkman Unbound en les étirant à l'extrême, offrant une seconde réflexion consécutive sur le succès et - petite nouveauté - la critique. Le résultat est plus sombre, notamment les passages concernant le harcèlement critique (et personnel) dont Zuckerman est la victime de la part du dérangé Milton Appel. Très drôles, mais aussi et surtout teintés d'une grande angoisse : celle de disparaître sous ses propres écrits, celle de se perdre au fur et à mesure que l'on se raconte.

A noter que, fait stupéfiant compte tenu de la célébrité (donc) de leur auteur, ces livres n'ont plus été réédités en édition intégrale depuis une éternité, à tout le moins en version originale. En France, où ils sont ressortis en 2008, ils se retrouvent encore occasionnellement en Folio, accompagné de The Prague Orgy. Mais il faut persévérer un peu.


👍👍👍 The Ghost Writer | Vintage, 1979

👑 Zuckerman Unbound | Vintage, 1981

👍 The Anatomy Lesson | Vintage, 1983


(1) Il est ainsi dès 1974 le double littéraire de Peter Tarnopol dans le tortueux My Life as a Man (mais sa biographie subira quelques changements par la suite), reviendra ensuite dans The Counter Life et sera dans les années 90 le narrateur de la muti-récompensée trilogie américaine. Avant de faire, enfin, un ultime tour de piste dans le sous-estimé Exit Ghost (2007).

2 commentaires:

  1. C'est un très bon article, dont je m'étonne qu'il ne soulève pas plus de réactions. Que se passe-t-il, sur Le Golb ?

    Enfin. Je vous trouve un peu sévère, à propos de La leçon d'anatomie, que j'avais trouvé très drôle et assez enlevé. C'est, effectivement, l'Orgie de Prague, qui m'avait plutôt assommé.

    BBB.

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    1. Oui, je suis peut-être un peu sévère mais je trouve que lorsque l'on reprend les trois à la suite, il semble malgré tout plus faible.

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