samedi 2 juin 2007

The CounterLife - Juifs errants

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Ainsi donc Zuckerman avait un frère.

Un frère lui ressemblant énormément quoiqu’il ait fait le choix d’une vie sans doute plus confortable et plus banale. Jusqu’au jour où, peu avant sa mort, Henry (puisque c’est son prénom) disparaît mystérieusement…pour être retrouvé dans une colonie au fin fond de la Judée, en train d’apprendre l’hébreux auprès d’un genre de gourou sioniste fanatique aussi inquiétant que plus vrai que nature…

The CounterLife est un curieux assemblage romanesque dans lequel Phlip Roth injecte beaucoup d’éléments a priori sans rapport, pour mieux les faire rejaillir au cœur d’une immense fresque : la vie de Zuckerman (encore et toujours), écrivain juif-américain doux et idéaliste en butte constante à la complexité du monde.

Présenté ainsi ça peut faire peur… mais bien sûr Philip Roth s’en sort, produisant ici l’une de ses œuvres les plus originales (dans la structure) et personnelles (dans les thèmes). Généralement très circonspect et elliptique lorsqu’il aborde les questions juives (vous avez remarqué ? on dit toujours « la question juive », comme s’il n’y en avait qu’une seule – être ou ne pas être probablement !) et par extension israéliennes, Philip Roth semble avoir décidé avec ce roman de se lâcher sur le sujet (il récidivera quelques années plus tard avec l'hilarant Operation Shylock). Israël, il en radioscopie les dignitaires avec un étrange mélange de cruauté et de tendresse. A l’image du journaliste Shuki, qui critique violemment le régime mais s’avère prêt à le défendre bec et ongle dès qu’il passe la frontière de ce « petit pays aux trop grands extrêmes », ce sont toutes les contradictions d’un peuple que Roth parvient à croquer en quatre cents pages essentielles, sans jamais verser dans le manichéisme ou pire : le didactisme. Il évoque ainsi avec une égale subtilité l’antisémitisme sous-jacent dans la plupart des attaques visant Israël et les rouages du fanatisme (remarquable analyse qui pourrait sans peine s’étendre à toute religion). Ne juge jamais, et s’il est évident que les idées de Nathan Zuckerman sont conformes aux siennes (croyance farouche en l’assimilation et en les valeurs de tolérance et d’ouverture qui forgèrent l’Amérique), il ne manque jamais de les relativiser et de les mettre dans la balance avec les réflexions de ses contradicteurs – qui n’ont ni plus ni moins droit à la parole que lui. Mieux : il prend sans cesse le contrepied de son interlocuteur, essayant d'expliquer, de comprendre, de modérer (Zuckerman : un prof qui s'ignore ?)... La finesse du procédé ne pourra qu’éblouir, d’autant que l’auteur de Portnoy’s Complaint n’a rien perdu de sa verve ni de son humour au moment de s’attaquer à un sujet aussi sensible. Plutôt que de se perdre en diatribes contre le sionisme, qu’il ne condamne pas vraiment, il préfère en souligner les absurdités via des scènes parfois horriblement cocasses :

« Vous êtes américaine ?
- Je suis juive.
- Je me doute bien, mais à votre manière de parler, il m’a semblé que vous deviez être de New York.
- Non : je suis juive de naissance. »

Un bon quart de l’œuvre rothienne pourrait tenir dans ce passage : c’est justement parce que Juif est une confession, un état, une portion d’identité et non une race (ou une nationalité) que les Juifs le passionnent. Mais en Israël Zuckerman, qui ne souffre pas comme d’autres Juifs-américains de ce qu'il nomme complexe d’infériorité vis à vis du sionisme militant et triomphant, est plus un original qu’un intellectuel et n’est pas réellement le bienvenu. Il devient au contraire plus que jamais le double de l’auteur, « ce Juif que les Juifs adorent détester ». Alors il repart aussi vite qu’il est venu, s’envole vers Londres et sa nouvelle vie – car lui aussi s’apprête à changer de vie.

C’est le thème implicite de ce livre, celui qui envoie Henry en Judée : jusqu’où sommes nous prêts à nous sacrifier pour changer de vie ? A quel point pouvons-nous nous renier nous-mêmes pour accéder à un poil de bonheur ? Deux questions auxquelles finalement Philip Roth ne propose aucune réponse… il se contente d’exposer, de suggérer… éventuellement de commenter – mais jamais plus. Ce faisant, il bâtit l’un de ses romans les plus complexes et (ce n’est pas forcément antinomique) les plus émouvants.


👑 The CounterLife [La Contrevie] 
Philip Roth | Straus & Giroux (1986)