jeudi 31 mars 2011

U-chroniques

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°45]
The Man in the High Castle [Le Maître du haut château] - Philip K. Dick (1962)

Étonnamment, moi qui me souviens toujours de tout, je n'arrive à me rappeler ni quel fut mon premier contact avec Philip K. Dick, ni comment The Man in the High Castle a échoué entre mes mains. Je crois que c'est parce que Dick et moi avons eu (avons encore) des relations compliquées, parfois assez conflictuelles, faites de rencontres fascinantes (Simulacra, Martian Time-Slip, Eye in the Sky...) et d'incompréhension violente (toute la dernière partie de son œuvre, à partir de l'incroyablement surestimé A Scanner Darkly... Ses seventies, en gros). Philosophe autant que romancier, Dick demeure le champion toute catégorie du doute métaphysique, mais comme il est aussi le champion incontesté de la défonce, il faut bien reconnaître que certains de ses romans éprouvent les limites de l'entendement humain (lequel coïncide parfois violemment avec les limites de la patience du lecteur).

Sans doute est-ce pour cette raison, d'ailleurs, que The Man in the High Castle a toujours eu plus ou moins ma préférence : Dick s'y intéresse, comme presque toujours, à la déformation/disloquation du réel, mais au sein d'une construction relativement simple et accessible, imbriquant deux uchronies l'une dans l'autre. L'on découvre donc un univers où les Alliés ont perdu la seconde guerre mondiale, avec tout ce que cela implique (USA découpées en zone d'occupations, misère sociale et affaissement psychologique des "vaincus"), dans lequel un étrange roman uchronique fait sensation, The Grasshopper Lies Heavy, qui suggère une réalité (qui n'est pas non plus tout à fait la nôtre) dans laquelle les Alliés auraient gagné. Quand on vous dit que c'est presque simple.

En fait, c'est même encore plus simple que cela, puisque durant le plus gros de son récit Dick s'attèle principalement à peindre une uchronie parfaitement traditionnelle, minutieuse dans l'exécution des probabilités. Décrivant des destinées parallèles plutôt que de les croiser, il s'intéresse avant tout aux gens, à leur perception de la réalité qui les entoure, à leurs sentiments mitigés vis-à-vis de l'occupant (les pages concernant les divagations de Childan, pourtant peu attachant, sont parmi les meilleures du texte)... dans un exercice uchronique presque typique, c'est-à-dire dont la recherche principale est avant tout la crédibilité, la vraisemblance, la possibilité du futur alternatif dépeint. Il ne cherche pas la tension, l'action, il n'écrit pas un thriller, mais bien une réflexion, il s'interroge et le fait longuement, posément... avant de casser son jouet.

Car bien évidemment, il démolit sa belle uchronie avant la fin - c'est tout de même Philip K. Dick. Un type incapable de s'en tenir à son idée de départ, dont les livres se finissent parfois de manière tellement éloignée de leur commencement que l'on se demande s'il n'a pas collé ensemble le début de l'un et la fin d'un autre. J'exagère : The Man in the High Castle possède une cohérence narrative très supérieure à d'autres romans de Dick, une solidité dans la construction qu'on ne retrouve pas dans (au hasard) A Scanner Darkly ou Do Androids... ?. La chute, ouverte et intrigante, est d'ailleurs totalement raccord avec l'atmosphère mystérieuse et pesante du récit, et l'on n'en attendait pas moins. Dans le fond, c'est bien plus fort que de la SF traditionnelle : Dick perturbe durablement le lecteur en retournant ce qu'il connaît, et rien que ce qu'il connaît. Il faut aimer avoir mal, mais dans ce cas cela ne peut que plaire.


Trois autres livres pour découvrir Philip K. Dick :

The Simulacra [Simulacres] (1963)
Clans of the Alphane Moon [Les Clans de la Lune Alphane] (1964)
A Maze of Death [Au bout du labyrinthe] (1970)

25 commentaires:

  1. Dick, bien sûr. Je ne suis pas étonné par ce choix. Ce livre est, effectivement, l'un de ses meilleurs. Et, ajouterais-je, idéal pour découvrir un auteur dont l'œuvre est très complexe, parfois abscons, quoique passionnante.

    BBB.

    RépondreSupprimer
  2. ca a l'air bien... mais j'ai quelques mois d'Hyperion devant moi....

    RépondreSupprimer
  3. Je dois dire que Philip K Dick m'a toujours laissée assez froide. Tout le monde m'en parle tout le temps (toi aussi) mais ceux que j'ai lus ne m'ont vraiment pas emballée, celui là inclus...

    RépondreSupprimer
  4. BBB. >>> je suis assez d'accord.

    Xavier >>> des mois, carrément ?

    Lil' >>> tu n'aimes pas le roman en général, de toute façon, non ?...

    RépondreSupprimer
  5. Super bouquin.

    Mais tu reproches quoi à Scanner Darkly?

    RépondreSupprimer
  6. En un mot : chiant et prétentieux. Enfin, deux mots.

    RépondreSupprimer
  7. Au rythme ou j'avance, hélas... et c'est sans compter Endemion, si cette suite fait partie du "Challenge"

    RépondreSupprimer
  8. tiens, j'ai du écrire cela vers 2006 (note bien que si tu souhaites lire du dick plus conforme au mainstream ambiant - oserais-je dire plus "intégré",lol -, tu peux toujours te rabattre sur silverberg^^):

    A SCANNER DEEPLY

    La tranchée verte incendie les diagrammes exogènes des mondes souterrains, illuminant les ombres, éclairant les miroirs indélicats, magnifiant les brûlis des jachères. Une rotoscopie habile rhabille les papilles qui babillent dans le futile, univers de brindilles, paradis de stylo-bille, rien de neuf sous les charmilles.
    Bien le bonjour, Mister Dick, tout est toujours égal à lui-même au milieu des catacombes hallucinatoires que vos pas éthérés vous firent visiter en d'autres temps, certains affirment leur créer de nouveaux oripeaux mais, en clair, ce ne sont qu'entreprises de recyclage carbonifère, ravaudages mal dégrossis de scripts écrits mille fois, de la redite alambiquée pour regards anémiés; Nouveauté, ils appellent cela comme ça! Oui...? Ha, vous aussi, vous trouvez qu'ils sont gonflés, les Musclors de l'innovation et de la créativité à tout prix. Rassurez-vous, vous n'êtes pas le seul. Enfin, vous savez, c'est l'âge moderne maintenant, les parents se reposent et méditent dans leurs jardins arborés et les enfants s'occupent comme ils peuvent avec leurs tanks, leurs missiles, leurs labos de tripatouillage génétique et leur usines à décérébrer les péquenots. Vous voyez, rien de neuf, par ailleurs, vous l'aviez déjà écrit à votre époque. Voilà, c'est cela le modernisme, création de déchets, tri et recyclage, rien de plus.

    RépondreSupprimer
  9. Dahu Clipperton31 mars 2011 à 17:45

    Un grand merci Thomas, ça fait des années que je DOIS lire K. Dick, et je ne savais pas du tout par où commencer, tu confirmes mes soupçons au sujet de sa bibliographie touffue et... possiblement erratique (me suis encore trouvé tout penaud devant les rayonnages d'une librairie y a quelques jours, du coup j'ai chopé un Borges un peu au hasard^^) (jamais lu non plus)
    (d'ailleurs, si t'as des pistes à me filer pour Borges... *clin d'oeil appuyé*)

    RépondreSupprimer
  10. gmc >>> mainstream, comme tu y vas. Ca n'a rien à voir, c'est juste que je n'aime pas A Scanner Darkly (qui paradoxalement est bien plus "mainstream", au sens littéral du terme, que Man in the High Castle, Simulacra, Dr Bloodmoney...).

    Très beau texte, sinon ; merci de nous le faire partager.

    Xavier >>> évidemment qu'Endymion en fait partie, sinon ce ne serait pas drôle ;-)

    Dahu >>> un que je n'ai pas cité, bizarrement, c'est évidemment Ubik.

    Borge je n'ai pas tout lu. Je recommanderai le Livre de sable, il me semble que c'est l'un de ceux sur lesquels tout le monde s'accorde. Mais il y en a vraiment beaucoup, et pas des mauvais...

    RépondreSupprimer
  11. Bon bouquin, quoique très mal traduit dans mon souvenir. Tu me donnes envie de jeter un oeil à l'original^^

    RépondreSupprimer
  12. Dahu Clipperton1 avril 2011 à 11:59

    "Le livre de sable", c'est précisément celui que j'ai pris ;)

    RépondreSupprimer
  13. haha, peut-être, qui sait? mais le jour où dick fera partie du mainstream n'est pas près d'arriver^^

    borges, c'est gentil, mais ça tourne autour de l'os sans vouloir aller jeter un oeil à la moëlle. ceci dit, borges fascine par la largeur de son érudition (on en tire ce qu'on veut comme conclusion^^).

    RépondreSupprimer
  14. Dahu Clipperton1 avril 2011 à 12:41

    (Euh, ce n'est certainement pas "la largeur de son érudition" qui risque de me fasciner chez Borges :D)

    RépondreSupprimer
  15. ho, alors je ne vois pas trop, dsl^^, c'est à peu près le seul intérêt qu'il présente, style "j'ai passé ma vie dans les bibliothèques". j'avais du écrire un truc là-dessus, il y a longtemps, ça ne concernait pas borges mais cela pourrait, tiens, je l'ai retrouvé:

    UN SCRIBE

    Le scribe passe son temps à se baigner dans un océan de textes sacrés auxquels il reste étanche. Surtout ne pas s'abandonner, surtout ne pas couler. Accroché à sa planche, elle est à lui, il se plaint de la cruauté des éléments, de l'acidité de la poussière, de la méchanceté du vent et de la dureté de la tempête mais il ne voudrait pour rien au monde lâcher sa misérable planche. Au contraire, il ramasse des méduses et des coquillages pour lui donner une décoration qu'il croit être somptueuse. Il reste sur son esquif, un méchant soleil d'acier le dessèche lentement tandis qu'au plus profond de l'océan rayonne la douceur de l'aurore et le parfum troublant des lilas blancs.
    A chacun ses climats, tous les goûts sont dans la nature.

    dans un autre style, mahmoud darwich a écrit ceci:

    Rien ne me plait

    « Rien ne me plaît, dit un voyageur dans le bus, ni la radio
    Ni les journaux du matin, ni les citadelles sur les collines.
    J’ai envie de pleurer»
    « Attends qu’on arrive et pleure tout ton saoul, répondit le chauffeur »
    « Moi non plus, dit une dame, rien ne me plaît. J’ai montré ma tombe à mon fils.
    Elle lui a plu : il s’y est endormi et ne m’a pas dit adieu »
    L’universitaire dit « Moi non plus, rien ne me plaît.
    J’ai fait de l’archéologie et je n’ai jamais trouvé
    Mon identité dans une pierre. Suis-je vraiment
    Moi-même ? »
    Un soldat dit alors : « Moi non plus, rien ne me plaît
    Je traque une ombre qui me traque »
    Nerveux, le chauffeur dit alors : « Terminus ! Préparez-vous
    A descendre.
    Tous lui crièrent : « Nous voulons aller au-delà du terminus
    Continuez donc ! »
    Quant à moi, je dis : « Faites-moi descendre. Je suis comme eux, rien ne me plaît mais je suis fatigué du voyage. »

    RépondreSupprimer
  16. Dahu Clipperton1 avril 2011 à 15:38

    Bon, ben, j'ai commencé "Le livre de sable", et ce que j'en perçois est à peu près l'exact inverse de ce que tu dis... Surtout quand je repense au 3ème texte, "Le congrès" ;)

    (on parlait pas de K. Dick à la base ?)
    (ouais, je sais : c'est ma faute^^)

    RépondreSupprimer
  17. tant mieux pour toi, oserais-je dire, chacun peut trouver ce qu'il recherche à peu près n'importe où(cf alchimie du verbe de rimbaud, opéras niais, refrains stupides,latin d'église, enseignes, enluminures, etc^^)

    RépondreSupprimer
  18. Dahu Clipperton2 avril 2011 à 02:04

    J'apprécie grandement la tournure de ton commentaire.
    Pas à dire, ça donne envie de discuter.

    RépondreSupprimer
  19. ce commentaire ne se veut pas négatif, discuter ou débattre d'une oeuvre quelle qu'elle soit ne remplace jamais le contact avec ladite oeuvre et l'influence supposée qu'elle peut avoir sur son lecteur.
    j'ai lu des tas de merdes au cours de mon existence et certaines d'entre elles ont eu plus d'influence que de soi-disant chefs d'oeuvre (ceci ne concerne pas borges, mais cela pourrait).
    je pourrais te dire par exemple qu'un des livres m'ayant le plus impacté est le "soutra de l'entrée à lanka" (Vème s.; fayard 2007 pour la trad française) mais, par expérience, seul le moment et les circonstances où il est tombé entre mes mains ont généré cet impact; de même chez ceux à qui j'en ai parlé et sur qui il n'a eu aucun effet^^
    un truc écrit en janvier plus ou moins à ce sujet:

    EPLUCHER LE SABLE
    Il n'existe pas de grands textes
    Mais il existe de grands lecteurs
    Un texte parle
    Ou ne parle pas
    Une enseigne parle
    Ou ne parle pas
    Idem pour une enluminure populaire
    Un vieil opéra
    Ou un refrain niais
    Tout dépend de l'oreille
    Et de sa propension
    A capter l'essence jouissive
    De quelques signes sur le papier
    Le silicium ou la charogne

    RépondreSupprimer
  20. Vchild >>> je n'ai jamais lu la traduction, mais ça ne m'étonne pas vraiment. C'était malheureusement le lot de beaucoup d'œuvres SF dans les années 60/70, à l'époque où le genre demeurait "honteux". Du coup les livres étaient traduits à la chaîne, au rabais et le plus souvent mal...

    gmc & Dahu >>> si ça c'est pas un exemple de discussion qui dévie, je ne sais pas ce que c'est :-)

    RépondreSupprimer
  21. Dahu Clipperton2 avril 2011 à 11:50

    OK, ça me rassure parce que ton précédent commentaire pouvait quand même être pris pour de la grosse condescendance qui tache... mais là je vois bien qu'il n'en est absolument rien ;)

    Quant au "moment" où l'on découvre une oeuvre, de mon côté ça ne compte pas vraiment (m'enfin, quand j'ouvre un livre, faut que le "sente").
    Par contre, je commence quasi-systématiquement par des recueils de nouvelles ou des romans assez brefs, histoire de rentrer à petits pas dans la "logique", la respiration d'un auteur (ce que j'ai fait avec tous les écrivains nord-américains que j'aime, et ça a toujours bien marché^^).

    Je te rejoins complètement quand tu dis "j'ai lu des tas de merdes au cours de mon existence et certaines d'entre elles ont eu plus d'influence que de soi-disant chefs d'oeuvre".
    Je ne lis pas énormément (et je crois que je suis assez "rigide" dans mes désirs de lecture...), mais je peux transcrire très aisément tes propos à la musique !
    Les soi-disant "chefs d'oeuvre" / "classiques" qui nous laissent de marbre, je connais par coeur aussi :D

    (bon, j'aurais bien palabré pour te dire combien "Le congrès" de Borges le place à l'opposé du "scribe [qui] passe son temps à se baigner dans un océan de textes sacrés auxquels il reste étanche", ou qu'il démonte ce fantasme intello du lettré hermétique perché dans sa tour d'ivoire qui aurait tout vu tout compris sans mettre le nez dehors... mais je vais profiter du balcon et du soleil printanier^^)

    (ça me fait repenser au texte de "I am a rock" de Paul Simon, tout ça)

    RépondreSupprimer
  22. Lire du K. Dick : un projet de longue date, mais je ne suis toujours pas passée à l'acte. En revanche, j'étais tombée il y a quelques années sur la biographie qu'Emmanuel Carrère lui a consacré "Je suis vivant et vous êtes mort", et j'en avais gardé l'impression qu'on ne pouvait pas vraiment apprécier l'oeuvre sans avoir consommé des substances illicites...
    Mais si je m'y attaque quand même un jour, je commencerai par "L'homme du haut château".
    Et toutes les trads de SF de l'époque n'étaient pas pourries. Il y avait sans doute de l'abattage (comme il y en a aujourd'hui, notamment dans les secteurs qui connaissent un succès foudroyant type romans pour ados sur les vampires) mais aussi de bons traducteurs passionnés.

    RépondreSupprimer
  23. ... qui faisaient bien leur boulot.

    RépondreSupprimer
  24. Ah le maitre du haut château, la grande classe !! mais j'aime aussi do the androids..., et ubik et les clans de la lune alphane (mineur peut être mais je l'aimais vraiment beaucoup celui là) et ça fait longtemps que je n'ai aps lu du k Dick tiens...

    RépondreSupprimer
  25. Mélanie >>> moui... j'aimerais bien te suivre sur ce coup-là, mais j'ai trop de mauvais souvenir de poches SF des seventies (collection Presses de la cité et compagnie) tellement mals traduits que même en français ça se voyait qu'un truc clochait. Bien évidemment il devait y avoir de bons traducteurs, je n'en doute pas.

    Alphane Moone >>> Alphane Moone n'est pas du tout mineur, il est complètement barré et excellent :-)

    RépondreSupprimer

Si vous n'avez pas de compte blogger, choisir l'option NOM/URL et remplir les champs adéquats (ce n'est pas très clair, il faut le reconnaître).