samedi 27 mars 2010

Percival Everett - Coup de poing américain

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C'est un western sans héros et quasiment sans flingues, ce qui ne l'empêche pas d'être bourré de violence. Ce n'est ni une parodie ni un pastiche, ça ne se veut même pas vraiment une satire. Juste un western, normal, un western contemporain - comme du Jim Harrison ancré dans le réel. C'est-à-dire moins poétique et alambiqué, plus cru (quoique sublimement écrit également), moins intemporel et tout simplement plus brutal. Les étendues sauvages ont beau être belles, elles restent un brin menaçantes et dans tous les cas secondaires. Percival Everett ne s'intéresse jamais qu'à l'être humain, dans tout ce qu'il a de plus émouvant comme de plus sordide. Ses lecteurs connaissent son humanisme désenchanté, son goût pour la noirceur et la colère sourde qui parcourt son œuvre depuis le crépusculaire Walk Me to the Distance.

Du point de vue français, Wounded peut évidemment surprendre. Il y a trop peu de romans d'Everett traduits chez nous pour que nos compatriotes puissent réellement déterminer quelles sont les lignes directrices de son œuvre. Si l'on considère Glyphe, Erasure, American Desert ou même le récent The Water Cure... on peut avoir l'impression que tout cela semble très hétéroclite, pas vraiment pensé. Et Wounded pourrait passer ici pour un texte un peu décalé, presque traditionnel par rapport aux autres. C'est tout l'inverse : Wounded est pour Percival Everett l'occasion d'un retour aux sources, qui s'inscrit dans la droite ligne de ses livres du début des années 90 (ceux qui l'ont réellement fait connaître dans son pays), Zulus et surtout God's Country (une autre histoire de grand Ouest... se déroulant pour sa part dans le passé) et se nourrit d'un certain cinéma qu'il adore (John Ford en tête).

Rectifions au passage une inexactitude très répandue au sujet de la trame générale : Wounded ne se veut en aucun cas un clin d'oeil à Brodeback Mountain, pour la simple et bonne raison qu'il est antérieur au film d'Ang Lee. C'est donc une pure coïncidence si l'homosexualité occupe une place centrale dans le récit, par le biais d'un crime glauque servant de détonateur à l'embrasement du microcosme (quand je vous disais que la construction de ce roman était bien plus traditionnelle pour un Erasure...). L'homosexualité existe d'ailleurs moins en tant que telle qu'en tant que symbole de la différence, tout comme la couleur de peau du narrateur - cowboy noir égaré dans un monde de blancs qui semble interroger en permanence son afro-américanisme. Comme toujours avec Everett, auteur profondément obsédé par la question de l'identité, c'est ici que réside toute la profondeur du texte. Dans cette nuance (Suis-je noir ? Suis-je américain ? Les deux ? C'est quoi, les deux ?...), ce contraste qu'il parvient systématiquement à créer entre la radicalité de son indignation et l'extrême subtilité avec laquelle il l'exhibe. Sans l'ombre d'un début de didactisme (l'écriture est tout entièrement mise au service de l'action et par extension de la suggestion) il chronique les mœurs parfois étranges de ses contemporains, moquant leurs contradictions et leur goût excessif pour cette morale qu'ils aiment tant bafouer. En anglais "wounded" veut bien sûr dire "blessés", comme le suggère la traduction du titre. Cependant "wound" ne désigne pas n'importe quelle blessure : ce mot suggère une blessure de guerre. Et ce texte, en effet, a tout d'un combat désespéré. Celui du narrateur contre lui-même, celui de l'auteur contre l'intolérante de ses concitoyens. Celui de l'Amérique contre ses éternels démons (ici représentés par un groupe de neo-nazis héritiers logiques et terrifiants du Ku Klux Klan).

Et pourtant. Lorsque survient la fin et alors que tout portait à croire qu'on en sortirait K.O., on se relève avec l'étrange sentiment d'avoir perçu de l'espoir au cœur de cet univers ravagé. Aussi affreusement désabusé qu'il soit (et il l'est vraiment beaucoup), Wounded demeure malgré tout un texte empli de foi en l'homme, à l'image d'un auteur lui aussi profondément meurtri , qui parvient au prix d'un effort surhumain à pardonner à ses semblables et même, parfois, à les aimer. Mince. J'ai écrit "un auteur" alors que je pensais "un personnage". Lapsus intéressant.


Wounded [Blessés], de Percival Everett (2005)

11 commentaires:

  1. Un livre de plus à mettre sur ma PAL !!!!

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  2. Sûrement mon Everett préféré. Et c'est toujours un plaisir de vous lire à propos de cet auteur, dont vous finirez par devenir le plus grand défenseur ! H.

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  3. Je n'ai pas du tout fait la même lecture, de ce roman somptueux. Cela dit, nous sommes d'accord sur sa qualité, c'est peut-être le principal.

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  4. Un Everett assez traditionnel, selon moi.
    Néanmoins, c'est l'un des rares auxquels ne s'applique mon reproche en "manque de subtilité". Il faut le reconnaître.
    Très bon papier, au demeurant. Cet auteur vous inspire, cher ami, à l'évidence.

    BBB.

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  5. Miss >>> ça c'est du com' qui fait plaisir :-)

    H.V. >>> plus grand défenseur je ne sais pas. Je ne dois quand même pas être le seul à l'avoir lu...

    Laiezza >>> oui et d'ailleurs je n'ai pas réussi à retrouver ton billet (à quand l'index ?)

    BBB. >>> en effet, on peut dire ça.

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  6. Bien sûr que non, mais on ne croise pas souvent des gens connaissant aussi bien son œuvre, textes non traduits inclus. H.

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  7. C'est également mon préféré de cet auteur ?

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  8. H.V. >>> bon alors vu sous cet angle, j'accepte le compliment ;-)

    Lil' >>> également par rapport à qui ? Et pourquoi un point d'interrogation ? T'étais bourrée ? :-D

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  9. J'ai lu Désert américain par défaut il y a quelques temps: Wounded était emprunté. J'avais beaucoup aimé. Même si il ne fait pas dans la dentelle et la nuance, j'avais trouvé le propos fort intéressant.

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  10. Comme le dit BBB. il y a quand même plus de nuance(s) dans Wounded.

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