lundi 14 avril 2008

Comment j'ai raté ma critique de Mabrouck Rachedi

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Mabrouck Rachedi ne doit pas être réduit à un auteur de banlieue. Il le dit lui-même, tout le monde le dit, les critiques le disent et même la personne qui m'a prêté le livre, le dit. C'est donc que ce doit être vrai. Le paradoxe, c'est que je n'ai lu aucune critique prétendant le contraire. Principe de précaution littéraire ? C'est fort probable. Politesse élémentaire faite à l'auteur ? Sans aucun doute... néanmoins aucun auteur ne doit être réduit, en aucun cas, à un seul de ses livres. Ne pas réduire Mabrouck Rachedi à un auteur de banlieue, est-ce que cela ne commence pas plutôt par considérer que la précision est inutile ? Je m'interroge. Lequel des lecteurs de ce blog est assez idiot pour croire le contraire ? Hein ? 

Cette petite boutade devrait je l'espère vous faire comprendre pourquoi évoquer ce livre, au demeurant très bon, m'a posé un réel problème de conscience. A force de lire qu'il ne fallait pas réduire Mabrouck Rachedi, ce que je n'aurais jamais été tenté de faire, j'ai fini par faire une fixation là-dessus... tout en m'apercevant assez rapidement que sauf à mentir de manière éhontée j'allais avoir beaucoup de mal à empêcher le lecteur qui serait tenté par l'amalgame de s'y vautrer joyeusement. Dans le fond, on ne prêche jamais que les convertis. J'ai hésité à tester quelques jeux sémantiques, mais je n'étais pas trop satisfait. J'ai commencé par écrire que ce n'était pas un énième livre sur la banlieue... et puis j'ai éclaté de rire, me demandant sur quelle planète j'avais vécu depuis ma naissance pour louper ce célèbre courant littéraire des auteurs de banlieue, qui sont innombrables et font un carton dans les charts littéraires, mais si voyons je vous assure - c'est la dernière mode. Ah bon. Ce que la bonne conscience de gauche nous fait écrire, parfois. Si Le Poids d'une âme se déroulait dans un petit village de province aurait-on même l'idée de dire que c'est un énième livre sur un petit village de province ? Pourtant quand on y pense il y a infiniment plus de livres là-dessus que sur la banlieue. Allez, soyons sérieux cinq minutes. La vérité c'est que dans le fond plus on cherche à éviter de se fier aux apparences... plus on tente de contourner les amalgames... plus on s'enfonce dedans. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de se renier pour apprécier quelque chose qui est loin de nous. Mais apparemment, beaucoup trop de gens le pensent. Pas d'amalgame étant désormais devenu une expression préfabriquée comme une autre, on aurait un peu tendance par moment à ne plus vouloir établir de lien entre rien et rien de peur de se viander et d'être taxé d'amalgamiste primaire. Quand on a aimé (comme moi) Le Poids d'une âme, et quand à plus forte raison on est (comme moi aussi) assez loin de l'univers qu'il dépeint, on serait presque tenté d'excuser l'auteur d'avoir choisi ce cadre pour son roman, inondé qu'on est par tout un tas de bonnes intentions un peu vaines.
Allons-y donc gaiement : Le Poids d'une âme est un livre sur la banlieue, et sur des choses plus universelles. Si vous êtes assez con pour passer votre route une fois associés les mots banlieue et livre vous méritez qu'on vous jette des tomates, mais j'aurai beau écrire un développement de vingt-cinq pages pour expliquer que oui mais non mais oui mais non... ça ne servirait strictement à rien. Car en toute bonne foi si vous ne supportez pas les histoires avec des jeunes de banlieues qui s'ennuient dans leurs cités, qui ont des problèmes avec les flics, qui grandissent dans la misère sociale et dans l'absence d'autorité, et où (évidemment) la tension monte... vous pouvez passer votre route - il y a des tas d'autres livres évoqués sur ce blog qui vous parleront plus.

Pour ceux qui sont restés, on ne fera même pas l'effort de cacher qu'on va s'inspirer très largement de l'exemple de Gaëlle, dans son joli billet. Celui de Sarah Waters. Qui n'est pas une auteure néo-victorienne (d'ailleurs, tout à fait entre nous, ça veut dire quoi ?) Mais qui a bel et bien écrit trois romans se déroulant à cette époque, dont on ne doute pas qu'ils aient fait fuir quelques réfractaires aux histoires costumées en dépit de nos efforts sincères pour sarahwatersiser l'univers et pour tenter un simulacre d'élargissement.

Tout comme l'époque victorienne dans Fingersmith, la banlieue dans Le Poids d'une âme n'est absolument pas la colonne vertébrale du livre. Mais tout comme pour Fingersmith aussi, dire que la même histoire pourrait arriver ailleurs serait néanmoins excessif. Car s'il est bien des choses que ce livre dénonce clairement ce sont... les amalgames, bien sûr. Et si par bien des côtés il est possible que la société occidentale toute entière soit construite inconsciemment sur cette notion (il suffit d'essayer d'imaginer tous les amalgames auxquels un blogueur prête le flan à chaque critique), la banlieue telle qu'on la regarde via la télévision est à peu près la consécration de l'Amalgame Roi (la télévision elle-même est la consécration de l'Amalgame Roi). Le mot banlieue, lâché balourdement et au singulier comme je le fais depuis tout à l'heure, est d'ailleurs déjà un amalgame en lui-même. Au moment des émeutes dans lesdites banlieues (ce livre a été écrit avant, parait-il) il y avait quelque chose d'assez attendrissant à voir les médias français s'indigner de la déformation des faits par les médias étrangers sans même se demander une seconde s'ils ne déformaient pas eux-mêmes ces faits.

C'est bien évidemment parce qu'il s'appelle Lounès et qu'il vit en banlieue que le jeune héros du Poids d'une âme va se retrouver dans une situation hallucinante, stigmatisé par la soi-disant justice de son pays, abandonné par beaucoup et sauvé par une poignée d'élus devenant des héros très ordinaires alors que si le monde était juste on trouverait simplement qu'ils ont une attitude on ne peut plus naturelle. On imagine sans peine que le petit Jean S., embarqué dans la même aventure rocambolesque, ne la vivrait pas tout à fait de la même manière - y compris s'il était coupable de ce qu'on lui reprochait.

En revanche si les faits peuvent diverger d'un endroit et d'une personne à l‘autre, le mécanisme de l'amalgame, du préjugé et du je me fie aux apparences (ou de sa variante y a pas d'fumée sans feu) n'a rien de typiquement banlieusard - et c'est en cela que le livre de Mabrouck Rachedi est très fort. En évitant de se complaire dans les clichés bassement revendicateurs les plus éculés (logique ? Pas sûr : il suffit d'écouter quelques morceaux du rap le plus bas de gamme pour constater que venir de la banlieue n'empêche pas de sombrer soi-même dans l'illustration démagogique) l'auteur opère un redoutable élargissement, emporte le lecteur qui voudra chercher plus loin vers des considérations autrement plus hautes - sinon carrément existentielles. Bien entendu être pris pour ce qu'on est pas parce qu'on a une sale gueule ou qu'on est trop jeune ou qu'on ne présente pas spécialement bien... ça n'arrive pas qu'au malheureux Lounès. On risque plus souvent de se faire arrêter en voiture quand on conduit une AX que quand on pilote une 407 - il serait bien naïf de croire le contraire. J'ai un ami qui roule en Alpha Roméo, je vous assure qu'il n'a pas vu le début du commencement d'un gendarme depuis un bon moment. Ma mère n'a pas subi de contrôle d'identité depuis vingt ans au moins, quand moi qui suis relativement jeune et de surcroît barbu je peux rarement me promener dans une ville la nuit sans qu'on me demande mes papiers. Nous sommes pourtant tous des bons blancs vivant dans des quartiers jamais stigmatisés par personne, des Joseph K. en puissance. Quoi ? Cela vous semble exagéré de faire ici référence au Procès ? Et pourtant : le point de départ du Poids d'une âme y ressemble beaucoup, et cette impression est renforcée par le ton de la narration, extrêmement distancié (soit donc fatalement séduisant).

S'il y a un engagement (terme ô combien galvaudé auquel Rachedi redonne tout son sens), une dénonciation dans ce livre... elle se joue assurément plus sur ce terrain que sur celui spécifique de la banlieue. Qui ferait plutôt ici office non pas tant de décor que de laboratoire. Le lieu concentrant tous les éléments nécessaires à la mise en place de l'intrigue.


Alors l'auteur développe la thématique, et il le fait avec un certain talent. Le Poids d'une âme est un livre machiavélique - aucun thriller de John Grisham ne met en scène un si implacable engrenage. C'est aussi un livre plus drôle que ne le laisse supposer son point de départ - car l'auteur ne manque ni d'esprit ni de fantaisie. Il y a presque un côté La Bruyère dans l'aisance avec laquelle Rachedi croque ses caractères, un côté je saisis l'essence même du bonhomme en trois phrases qui force l'admiration. C'est évidemment un peu simpliste... cela dit La Bruyère aussi, souvent. Il ne cherche pas à nuancer le précieux qu'il crucifie - ce serait à la la limite du contre-productif. Je n'ai pas envie de dire pour la forme que Le Poids d'une âme pourfend tous les clichés, car à plusieurs reprises il se vautre dedans. Mais la vie entière n'est-elle pas faite de clichés ?  J'ai écrit un roman se déroulant dans un petit village... quelle surprise, pas vrai ? Bref : dans ce roman, il y a une multitude de clichés sur les petits villages. Arriérés, habités par la peur de l'étranger, on y nait et on y crève... peut-on imaginer plus cichesque que ça ? Et pourtant... ça n'en repose pas moins sur une base solide. Je veux dire par-là que ce n'est pas honteux d'utiliser des clichés - c'est peut-être même la base du roman. Balzac, à sa manière, empile les clichés. Après autant de siècles de littérature il est on ne peut plus normal qu'un auteur clichettise à l'excès. La guerre permanente faite au cliché en littérature n'a dans le fond pas plus de sens que la guerre faite en musique aux adeptes du revival. Si je prend le temps de m'arrêter là-dessus c'est parce que je préfère dire "oui, c'est vrai, il y a des clichés dans ce livre mais on s'en tape" plutôt que de flatter comme d'autres ma bonne conscience de gauche en disant : "Dans ce remarquable roman (qui n'est pas un énième livre sur la banlieue) Mabrouck Rachedi évite tous les clichés inhérents au genre, c'est trop la classe".  Ça part d'une intention louable mais c'est totalement contre-productif parce que le lecteur (en tout cas le lecteur du Golb) n'est pas con au point de ne pas voir, une fois qu'il aura le livre en main, qu'il y a pas mal de trucs un peu clichés dans ce livre néanmoins réussi.

Toujours est-il que lorsque commence l'escalade attendue, lorsque la tension monte et que les esprits s'échauffent, c'est à... A Drink Before the War que l'on pense. Dans un genre évidemment différent (quoique). Ce premier Mabrouck Rachedi partage d'ailleurs avec le premier Dennis Lehane le fait d'être un vrai-faux polar entièrement construit en trompe l'œil et montant en puissance page après page, réglé comme une pendule - le terme engrenage est décidément de rigueur. Point commun subsidiaire : tous deux ont pour cadre une banlieue. Inutile de souligner que l'idée même de dire que Lehane est un écrivain de la banlieue ne viendrait à l'esprit de personne, pourtant Lehane est un fils d'immigrés irlandais qui a grandi dans la banlieue de Boston et s'en sert comme cadre d'absolument tous ses romans (à l'exception de Shutter Island). Si Rachedi évolue bien heureusement dans un registre moins sombre, si sa poésie est bien plus malicieuse et bien moins lugubre, et s'il exalte la solidarité et l'espoir (quitte à sonner bisounours par moment) quand Lehane donne surtout envie de se flinguer (sinon de tuer)... la parenté entre les deux livres est réelle, presque évidente à mes yeux.

Universalité, donc ? Il faut creuser un peu pour la trouver, mais elle y est. L'universalité c'est aussi ce qui fait qu'on pourra apprécier un livre dans vingt ans quel que soit le contexte d'alors. De ce point de vue Le Poids d'une âme entre tout à fait dans le cadre, ce sera même peut-être encore plus facile de l'apprécier une fois les déchainements de passions oubliés. Après tout certains événements neuilléens récents nous ont montré qu'il n'était pas besoin de conditions socio-économiques particulières pour voir une population commencer à s'embraser (désolé mais je ne pouvais pas la louper, j'ai déjà résisté à la tentation d'en parler pendant toute la campagne...). En l'occurrence oui, dans ce livre, ça se passe en banlieue, on cause longuement de la condition des banlieues... il n'y a pas que ça, mais on en parle. Je ne vois pas pourquoi sous prétexte qu'on ne vit pas en banlieue on devrait se sentir obligé d'écrire le contraire. Ça n'en est pas moins une très bonne œuvre de littérature.


👍 Le Poids d'une âme 
Mabrouck Rachedi | JC Lattès, 2006