jeudi 18 mai 2006

Gravé dans le marbre...

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°10]
... and Out Come the Wolves - Rancid (1995)

Un immense penseur a dit un jour : « si tu n’est pas punk à 14 ans, mieux vaut ne jamais l’être plutôt que de le devenir sur le tard et d’être ridicule ».

Je ne crois pas avoir eu une grande carrière musicale, et j’ai bien peur de ne jamais en avoir une. Mais je n’ai pas tout perdu, puisque j’ai été punk à 14 ans. Ouf ! En fait j’ai même toujours été punk je crois, quelque part. Etre punk, c’est finalement assez facile. C’est une question d’esprit. Etre punk ce n’est pas porter une crête et traîner dans les rues avec des bergers allemands, vêtu d’un treillis et faisant la manche. Etre punk finalement c’est quoi ? A peu près l’inverse : refuser de se conformer aux règles établies, ne pas se laisser marcher dessus, ne pas avaler toutes les couleuvres et ne pas céder aux modes... Etre punk c’est résister à toute forme d’oppression, vivre comme on l’entend, en se moquant du reste.

Ce n’est même pas aussi politique qu’on le raconte. Cela va bien au-delà de la politique. Les premiers punks c’étaient quoi ? Des marginaux, vraiment ? Mort de rire… Marginal, Punk, Rebel… trois termes qui relèvent du tout et surtout du n’importe quoi. Chacun peut être marginal à sa manière, chacun peut-être punk à sa manière. Quant à la rébellion… pff…

Rancid, donc. A peut près l’inverse de tous les clichés du punk. Mis à part la crête (et encore), voilà des gens tellement normaux que ça fait peur. Tim Armstrong et Lars Frederiksen, les deux leaders, ne vivent pas dans des squats. Ils ont peut-être fait ça à 16 ans, je n’en sais rien. En tout cas, ils sont des gens tout ce qu’il y a de plus normaux. Leur seul point commun avec le mot PUNK c’est qu’ils se situent dans la marge. En 1995 ils faisaient rire. Rancid est un groupe qui n’a pas eu de chance. Certains sont au bon endroit au bon moment. Eux, ils sont mal tombés, ils ont explosé en même temps que tous les blaireaux californiens qui remettaient au goût du jours les clichés punks. Mais ils ont alors reçu un soutien inattendu et salvateur : Joe Strummer lui-même. Joe Strumer, du Clash. Action Joe qui les a adoubés comme ses héritiers. Suivant l’effet boule de neige traditionnel, ce soutien est devenu avec le temps un fardeau.

Pour l’heure, en 1995 et alors que le groupe publie son troisième album, c’est une aubaine. Une bénédiction. Et nous, qui n’étions pas bien vieux, on savait, grâce à Action Joe, que non, Rancid n’était pas un groupe de poseurs.


… and Out Come the Wolves… Le London Calling des années 90 a-t-on dit alors. Comme si on avait eu besoin d’un autre London Calling

Entre nous ça n’a rien arrangé. C'a fait hurler les gardiens du Temple Punk, ceux qui déjà n’aimaient pas trop les Clash, Pistols, Damned – bref les punks anglais. Les gamins qui connaissaient l’album mythique du Clash n’en avaient rien à foutre. Et les autres, qui pour la grande majorité n’en avaient jamais entendu parlé, l’ont découvert et ont été déçus parce que si … And Out Come the Wolves doit être fatalement comparé à un album du Clash, ce sera plutôt au premier. Les points communs existent réellement entre les deux chefs-d’œuvre : ces deux classiques du punk sont tous deux des « albums n°3 ». Ce sont tous les deux les disques de la maturité et de l’ouverture sur d’autres styles musicaux, ils auront tous les deux un succès considérable ; les voix des deux leaders sont relativement proches… Pourtant, loin d’être un succédané des Clash, Rancid est avant tout un groupe vivant les deux pieds en plein dans son époque – un collectif enragé et concerné.

Le disque s’ouvre sur les hurlements des loups du titre, puis Armstrong et Frederiksen riffent dans tous les sens et déversent leur fiel . « Nie ! Nie ! Nie !»… même pas un temps mort, le groupe enchaîne avec « The 11th Hour », assurément l’un de leurs plus grands morceaux, récit sans ambages des émeutes de Los Angeles auxquelles ils ont assisté tandis qu’ils enregistraient leur album précédent.

1992, affaire Rodney King.

Quatre policiers blancs filmés en train de passer à tabac un pauvre black qui ne demandait rien à personne. Les coupables sont acquittés en avril. Révolte de la jeunesse californienne, et Bush Père qui décrète la loi martiale le premier mai, envoyant l’armée rentrer dans le lard des jeunes manifestants.

A 11H00, évidemment.

Le décor est planté : … and Out Come the Wolves fleure bon le soufre et la colère trop longtemps contenue. « She’s Automatic », « Disoder & Disray », « Lock, Step & Gone »… les titres résonnent comme autant de mises en gardes adressées au pouvoir en place. Ca vous fait rigoler, peut-être... parce que vous ne connaissez pas. Parce que vous ne savez pas que ce disque s'est écoulé à 5 millions d'exemplaires, dont 3 aux USA. Ce qui a fait de Rancid un groupe important. Pas des guignols inconnus qui défient le Président, mais des gens extrêmement populaires dans leur pays - qui en subiront d'ailleurs les conséquences en étant boycottés dans de nombreux états américains.

Mais Armstrong, maniant la poésie rock n’roll comme peu ont su le faire, sait aussi émouvoir, ou jeter un regard plus décalé sur le monde qui l’entoure (« Olympia W.A. », « Ruby Soho », « Junkie Man »). Derrière lui, le groupe alterne punk/hardcore abrasif, rock lancinant et ska remuant – l’ensemble baignant dans la production irréprochable de Brett « Bad Religion » Gurewitz (qui a produit à ce jour tous les disques de Rancid). Finalement, le principal point commun entre le chef-d’œuvre de Rancid et l’album référence du Clash n’est-il pas tout simplement de brosser un portrait sans concession de leurs époques respectives ? Ces quatres jeunes gens (enfin, plus tous jeunes maintenant), ont grandi sous Reagan et se sont faits connaître sous Bush Senior. Ce n’est sans doute pas un hasard. Nous sommes en 1995, le Papa de "W" est en passe de vendre les Etats Unis aux promoteurs de tout crin. Et Rancid n’a pas l’intention de laisser faire. Ironie du sort (mais ni Tim Armstrong ni aucun d’entre nous ne le sait alors), le pire reste encore à venir.

11 ans plus tard, Tim Armstrong et ses comparses ont vieilli - nous aussi. Ils ont publié des disques différents les uns des autres, ont été voir ailleurs si la vie étaient plus belle, reviennent régulièrement au sein de leur groupe. Ils ont eu des enfants, ils ont chopés quelques rides et ont affiné leur propos.

Nous aussi...

Mais le disque est toujours là. Il résonne toujours, comme le témoignage d'une certaine époque, d'une certaine envie d'en découdre, d'une certaine manière de voir le monde. Le problème de ces disques intimement liés à une époque, c'est qu'il se périment vite. C'est d'ailleurs pourquoi le groupe continue d'en sortir aujourd'hui, j'imagine... 11 ans après tous les groupes pseudos de punks de l'époque ont disparu ou presque. Sauf Rancid, qui continue à faire front et publie encore régulièrement des albums aux faux airs de manifestes. Comme le Clash en son temps. Comme LE groupe punk ultime, celui qui reste debout et solide quand tous les autres ont disparu et que la vague est passée de mode. Comme si, finalement, « Olympia W.A.» faisait écho, dans un ultime pied de nez, à « Guns of Brixton ».


Trois autres disques pour découvrir Rancid :

Let's Go! (1994)
R.A.N.C.I.D. (2000)
Indestructible (2003)