jeudi 3 août 2017

[10YAD10YA#1] Oh Death, I'm Not Ready

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°116]
At the Cut – Vic Chesnutt (2009)

At the Cut n'est sans doute pas l'album que j'ai le plus écouté depuis 2006. Ce n'est pas non plus celui que j'aurai le plus souvent cité en référence, et ce n'est même pas celui que j'aurai le plus souvent recommandé. En fait, je ne pense jamais à At the Cut, sauf quand je l'écoute. Dans ces rares moments qui sont aussi des moments rares, rien d'autre n'existe. Mon corps et ma respiration, peut-être. À peine. Nous sommes au-delà de la musique. Au-delà de l'art. L'expression est nulle, préfabriquée, usée jusqu'à la corde par des milliers de forumeurs du dimanche à propos des pires daubes de l'histoire de la Création – vous me la passerez, je ne l'ai pas utilisée une seule fois en onze ans : il y a un cœur qui bat entre ces sillons (je vous avais prévenus). At the Cut est un album vivant. Palpitant. Ce qui ne manque pas de sel s'agissant d'une œuvre dont l'auteur n'a plus que quelques mois à vivre.


Je ne sais pas si je vous l'ai déjà expliqué : l'intitulé Mes disques à moi (et rien qu'à moi) ne vient pas que d'un pastiche de rubrique de Rock & Folk. J'ai toujours pensé que les albums qui comptaient le plus étaient ceux qu'on n'écoutait jamais que seul, le soir. Très fort ou bien au casque. Ceux que l'on ne partageait pas. Ceux que l'on goûtait. Je n'écoute pas souvent At the Cut, disais-je ? C'est vrai mais lorsqu'il sort de l'étagère, il est rare qu'il ne passe qu'une seule fois. J'ai énormément de mal à m'en extraire, et ce n'est pas uniquement parce que je suis généralement fin saoul au terme de la deuxième tournée. At the Cut est mon meilleur cru, j'ai d'ailleurs toujours trouvé que le son y avait quelque chose de boisé. Je ne serais pas étonné que Guy Picciotto, qui ne produira probablement plus jamais rien d'aussi puissant, l'ait laissé un moment vieillir en fût (de fait, il mit plus d'un an à paraître après son enregistrement). La réussite est en tout cas totale. Je pourrais bien essayer de vous promettre qu'il dure bien ou mieux que d'autres : il était déjà hors du temps et de toutes les catégories au moment de sa sortie. Le seul disque, parmi les 105 que compta cette sélection, dont on savait dès la première écoute et même, dès le premier morceau ! que la seule manière de le comparer nécessiterait la mobilisation des plus grands classiques. Qu'il ne faudrait pas évoquer un disque dans la lignée de Neil Young ou de Leonard Cohen ou d'un autre Field Commander de ce calibre, mais bien à la hauteur de. At the Cut, ce disque inespérée, à la pureté désarmante, tutoie Tonight's the Night et regarde Songs of Love & Hate droit dans les yeux. Il a la désolation surpuissante du premier et la majesté ténébreuse du second. On ne trouvera pourtant aucune trace, chez Chesnutt, des fractures – à ce niveau, on ne peut plus raisonnablement parler de fêlures – de Young, pas plus que de la distance de Cohen. C'est ce qui rend At the Cut si magique.



Chesnutt était un grand songwriter qui avait signé quelques grandes chansons ("Warm", "New Town", "Isadora Duncan") sur des albums plus excellents les uns que les autres mais, quelques mois seulement avant son décès, il n'était pas encore devenu l'un des plus grands. Il ne jouait pas dans cette division-là. Il y avait toujours un problème de prod par-ici, un petit ventre mou par-là... il aura fallu la rencontre puis l'association avec ses copains du label Constellation pour jouer les écrins, pour mettre en scène ce songwriting que l'on savait incisif et cette voix capable de vous arracher le cœur. North Star Deserter, deux ans plus tôt, avait montré la voie. C'est un formidable album, où la collaboration demeure pourtant au stade embryonnaire. C'est un grand album, même, déjà, mais l'équilibre des forces, des tendances, des influences n'est pas encore parfait. Dépourvu de suite (et à quelque mois près, il n'en avait pas), il serait demeuré au mieux un OVNI – au pire un side-project de haute tenue, comme Brute avant lui1. At the Cut ne l'a pas surclassé : il est venu lui donner sens. Plus chaud, mieux produit. Plus folk et plus jazz à la fois. Plus Vic, tout simplement, et un peu moins Constellation – sans la dureté ni le goût pour les embardées pompières. "Coward" ? Un adieu aux armes, une pièce-montée impressionnante placée en ouverture pour être encore mieux balayée par le reste, ce mélange de douleur, de force et de dignité dont a toujours irradié la musique de Chesnutt. Il faut l'écrire, il faudra encore et toujours l'écrire désormais : Vic Chesnutt avait beau être un homme seul, dépressif, handicapé, malade et profondément mélancolique qui finit par se suicider le jour de Noël, il était toujours tourné vers la lumière. Le cœur lourd de blues, mais la voix gorgée de soul. At the Cut est un album triste, oui ; ce n'est en aucun cas un album suicidaire et c'est aussi à cela, en vers et contre tout le reste, qu'il doit sa place au sommet du 10 Years After des After. Parce que suicidaire, je l'étais, lorsque j'ai ouvert ce blog. Et parce que je n'oublierai jamais ce jour, quelques semaines après la mort des Chesnutt, où j'ai subitement réalisé que "Flirted with You All My Life" n'était pas (du tout) une chanson d'amour. Jamais mon corps n'avait autant frissonné par vingt-sept degrés à l'ombre. En une seconde, mon être tout entier se vit cristallisé en un dé à coudre de larmes incontrôlables, incompréhensibles, comme si l'on venait de m'arracher d'un coup sec tous les sanglots d'une vie. Je sais aujourd'hui que les gens qui aiment réellement, viscéralement la musique ont tous déjà vécu ce genre de moment étrange, entre la suspension et le relâchement – je ne saurai le dire. Le dernier spasme finit de s'écouler, on respire et on se dit Ah, d'accord. Voilà. C'est donc ça. La musique.



Trois autres disques pour découvrir Vic Chesnutt :

About to Choke (1996)
Merriment (2000)
North Star Deserter (2007)


1. Brute était le groupe de rock proto-sudiste que Chesnutt avait formé au milieu des années 90 avec les membres de Widespread Panic, et qui publia deux albums méconnus, Nine High a Pallet en 1995 et Co-Balt en 2002. Cela ressemblait à ça.

29 commentaires:

  1. Réponses
    1. C'était pas dur. Il fallait au moins être GUIC' pour ne pas avoir deviné ;-)

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    2. Wow.
      Tout ça parce que j'avais la naiveté de croire en ton originalité et capacité à surprendre :-p

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    3. J'avoue que tu te rattrapes pas mal ;-)

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  2. Sinon bien bel article (as usual). J'aime pas tant que ça cet album mais niveau charge émotionnelle on peut difficilement faire plus époustouflant

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  3. Finalement, tu n'auras mis qu'un 1 et demi à publier les 105 albums :))

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    1. Je l'ai déjà dit mais initialement, j'avais prévu de finir fin avril/début mai avant les 11 ans du Golb. Donc je ne suis pas si en retard que ça...

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  4. Superbe album. Il méritait bien un hommage.

    C'est la première fois que tu chroniques un même album deux fois non? tout un symbole!

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    1. Sur le même support, c'est très possible (je ne suis pas certain... GUIIIIIIC ? ^^).

      Il y a cela dit des albums que j'ai chroniqué plusieurs fois dans des endroits différents. Je ne pourrais pas te dire, dans ma vie, combien de fois j'ai chroniqué Aftermath ou Songs of Love & Hate, par exemple. Ou Adore, bien sûr ;-))

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    2. On devrait pas avoir trop de mal (en fouillant) à trouver un album ayant été un MDAM(ERQAM) que t'as rechroniqué comme réédition sur DLMDS.
      (Je parle en sigles codés j'ai l'impression d'être au boulot)

      Un dont je suis sur qu'il a été "plus ou moins" chroniqué deux fois au sein même du Golb, c'est Machina(the machines of God) qui est dans le Rekapituleidoscope Corgan, puis a fait l'objet d'un 10 Years after.

      Le Rekap Nick Cave et pas mal des rééditions qui en ont été faites doit fournir pas mal de doublons Rekap / Réédition sur DLMDS dispo sur le Golb aussi, je pense.
      (Après vérif, Pas mal = Tous de From Her to Eternity à Boatman's Call)

      Quasi la même avec Bowie (A noter que la Chronique de Hunky Dory est un des articles les plus drôle du Golb, pour les gens qui l'on pas lu)

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    3. Oui mais ce ne sont pas des chroniques, plutôt des "mini-articles. De vraies chroniques, longue, concernant le même album, je ne suis pas sûr qu'il y en ait, en fait...

      Et sûr à 100 % qu'il n'y a pas de disque que j'aurais chroniqué sur DLMDS en l'ayant déjà chroniqué sur Le Golb. Que ce soit Nick Cave ou un autre.

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    4. Ecoute, c'est tout ce qui me vient à l'esprit, hein.
      M'engueule pas ;-)

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    5. Chaque occasion de reprendre mon archiviste est à saisir. Je ne sais pas si tu te rends compte à quel point il peut parfois être frustrant que quelqu'un connaisse mieux mes écrits que moi. J'ai été obligé d'aller écrire des articles non signés dans la presse locale pour retrouver ma liberté :-P

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  5. Waouh ! Je ne connaissais pas du tout, les deux chansons sont magnifiques !

    Merci !!

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  6. Je connais évidemment cet album incontournable, "8e meilleur album de l'année selon un paneliste de blogueurs français" ^^

    (je ne sais ce qui est le plus ridicule : que ce soit marqué sur Wikipedia, l'usage de "panéliste" ou bien que ce chef-d’œuvre absolu ne soit que huitième !)

    Blague part, très bel article :)

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    1. Ce qui est ridicule, en vrai, c'est qu'il avait finit derrière Ramona Falls et je ne sais quels autres disques de seconde zone que plus grand monde sans doute n'écoute aujourd'hui. Mais c'est la loi du genre. Honnêtement, quand je vois le mal qu'on a à faire vivre le CDB en 2017, je ne peux qu'être un brin nostalgique de l'époque où tellement de monde voulait faire des classements comme ça qu'il y en avait carrément deux qui coexistaient...

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  7. Bon ben maintenant j'attends la page de statistiques du classement :)

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    1. De statistiques ? Euh... c'est-à-dire ?

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    2. Bon ben je m'y colle du coup ;-)

      2005 - 1 album (0.95%)
      2006 - 11 albums (10.5%)
      2007 - 15 albums (14.3%)
      2008 - 13 albums (12.4%)
      2009 - 12 albums (11.4%)
      2010 - 9 albums (8.6%)
      2011 - 11 albums (10.5%)
      2012 - 12 albums (11.5%)
      2013 - 11 albums (10.5%)
      2014 - 5 albums (4.8%)
      2015 - 3 albums (2.9%)
      2016 - 2 albums (1.9%)

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    3. Ah, c'est de cela que tu voulais parler !

      Bon, tu aurais pu reverser 2005 en 2006, 29 de Ryan Adams est sorti le 19 décembre.

      On pourrait ajouter que 2009 n'est qu'au troisième rang, mais qu'en revanche elle place trois albums dans le Top 5.

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    4. Autre stat amusante... la place de chacun des 10 premiers dans le CDG à l'époque de leur sortie :

      1. Vic Chesnutt - 2009, 1er
      2. Forest Fire - 2011, 3e
      3. Tue-Loup - 2009, 3e
      4. APTBS - 2009, 5e
      5. Venus - 2006, 2e
      6. Whirlwind Heat - 2006, 5e
      7. Matt Elliott - 2006, 4e
      8. Cheveu - 2011, 1er
      9. Phantom - 2008, 9e
      10. Kula Shaker - 2007, 2e

      Ce qui signifie que la plupart des premiers du CDG n'ont pas fini dans le Top 10 :

      - David Bowie (vainqueur 2016, 49e... mais bon, lui à la limite, il était très récent au moment de la liste, son cas est à part).
      - Chelsea Wolfe (vainqueure 2015, 62e... mais c'était une toute petite année et une vainqueure un peu "par défaut")
      - Swans (vainqueurs 2014, classés 38e avec un autre album, qui avait pour sa part 2e en 2010)
      - Nick Cave (vainqueur 2013, 26e)
      - APTBS (vainqueurs 2012 - même cas de figure que Swans, mais à l'envers)
      - VIOL (vainqueur ex aequo avec Cheveu en 2011, 18e)
      - Kula Shaker (vainqueurs 2010, même cas de figure que Swans et APTBS)
      - Olson & Louris (vainqueurs 2008, 15e)
      - BRMC (vainqueur 2007, 13e)
      - Primal Scream (vainqueur 2006, 48e)

      La morale de cette histoire, c'est que les classements à chaud, c'est de la merde. Ce que j'ai toujours dit ^^

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    5. La question étant : ces différences étaient-elles voulues ?

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    6. Pas du tout. Je n'ai pas essayé de faire quelque chose de prendre le contre-pied. Je ne me suis d'ailleurs pas servi des vieux CDG pour établir la liste du 10YA.

      Surtout... le CDG est un vrai classement. Le 10YA fonctionnait comme tel pour la lisibilité, cela donnait un côté ludique et justifiait la diffusion « en épisodes » ; mais il a été envisagé au départ comme une sélection, pas comme un vrai classement hiérarchisé. Il faut aussi savoir – je crois que c'est important – que j'ai fait une très longue liste 200 ou 250 je ne sais plus, que j'ai purgée au maximum. J'ai ensuite écrit les textes et c'est seulement après que j'ai numéroté, en partant du bas car je voulais publier au fur et à mesure (même si j'ai été finalement beaucoup plus rapide pour écrire que pour publier, pour des raisons indépendantes de ma volonté). Les 20 premiers n'ont pas été établis en priorité comme une liste figée, ils se sont plutôt dessinés au fur et à mesure, pas par élimination mais pas loin quand même. Au départ je savais juste intuitivement que tels titres seraient "plutôt vers le haut", "plutôt très haut", "plutôt vers le milieu"... etc. Même une fois tout ça fait, beaucoup d'albums ont continué de bouger. Je modifiais la position d'au moins deux disques à chaque fois que je me relisais avant de publier, parce que ce je disais me paraissait trop dithyrambique – ou pas assez – par rapport à la place initialement attribuée. Bref c'est vraiment le feeling, puis le texte, qui ont dicté la position de chacun.

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  8. Je n'avais pas trouvé et je n'avais pas essayé de deviner.

    Bon choix semble-t-il. En fait, je ne connais pas trop cet album. Mais j'aime beaucoup ce que je connais de Vic Chesnutt. Alors, ça me va !

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  9. Ca me fait d'autant plus plaisir, cette première place, que sur les forums et blogs que j'ai l'habitude de fréquenter, je suis souvent seul à préférer At The Cut à North Star Deserter. Mes deux Vic préférés, cela dit.
    Le fait de s'acoquiner avec la sphère Constellation est sans doute la meilleure idée qu'il ait eu dans les dernières années de sa vie.
    Les cordes donnent une profondeur assez incroyable à son impeccable songwriting. Elles lui offrent le pendant nécessaire pour ne pas (trop) rester dans un domaine direct et percutant.

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    1. Oui, l'importance des arrangements est toujours capitale chez Vic Chesnutt. D'ailleurs son album juste après, avec Jonathan Richam, qui est un de ses rares à être presque uniquement en guitare-voix, est limite écoutable tellement il est plombant.

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  10. Dans tous les cas, c'est un boulot titanesque : chapeau ^^

    Question curieuse et subsidiaire : t'arrives-t-il d'écouter (voire d'aimer) ce que l'on appelle de "la musique du monde" (je déteste cette appellation, je m'en excuse presque de la poser ici)ou des artistes d'autres contrées telles que l'Italie, le Portugal, l'Afrique ?

    C'est vrai que depuis que je te lis, et connaissant ta prédilection pour Bowie, Nick Cave, Biolay ou Tue-Loup, ou dans ce cas précis, tes 105 albums répertoriés, je ne t'ai jamais posé la question...

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    1. De la QUOI ? ;-)

      Non, pas énormément. Enfin, pour être exact, je ne vais jamais me dire "tiens, je vais aller écouter de la musique du monde" ou me diriger vers ce genre de bac dans un magasin. Mais j'écoute de la musique non-anglo-saxone, en revanche, bien entendu. Je suis un grand amateur de fado et de tango, par exemple (et suis assez sensible à la musique sud américaine en général, même je ne suis pas forcément un grand connaisseur).

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