samedi 4 juin 2016

The Girl on the Train - Le Doute est le pire des maux

Le premier roman de Paula Hawkins est un thriller au suspens insoutenable, impossible à reposer, qu'on lit d'une traite-sans-respirer-et-s'il-le-faut-sans-les-mains. Inutile que je vous en informe : sauf à n'avoir vraiment pas trop suivi l'actualité littéraire des dernières années, ou à ne jamais faire vos courses au supermarché, vous ne pouvez pas ne pas être au courant. Et si comme moi vous vous méfiez toujours un peu du bouche-à-oreille, des livres que votre belle-mère a adoré et des best-sellers de plage, a fortiori lorsqu'il s'agit de polar... sachez que tout ceci est vrai. C'est pourquoi nous n'allons pas revenir dessus. D'autant qu'assez paradoxalement, ce n'est pas tellement par son suspens (même si difficilement soutenable) que The Girl on the Train se distingue. Après tout, rien n'est plus facile que de trouver un cliffhanger que personne ne va voir venir, un coup de théâtre stupéfiant ou un twist ending de folie. Il suffit d'écrire n'importe quoi, le truc le plus invraisemblable et imprévisible possible. Je n'ai jamais compris et ne comprendrai sans doute jamais que l'on encense certaines œuvres (qu'il s'agisse de The Girl on the Train ou de, je ne sais pas moi, Usual Suspects) sur la seule base de l'effet de surprise qu'elles provoquent : rien n'est plus facile pour un auteur que de balader un lecteur.

Dans le cas de The Girl on the Train, cela relèverait presque du mal entendu tant Paula Hawkwins se distingue très vite de la concurrence par son refus de toute facilité. A vrai dire, elle réussit la même la prouesse de s'illustrer dans trois des registres les plus ardus qui soient en littérature : le récit à plusieurs voix, le bricolage spatio-temporel et, surtout, le recours à un unreliable narrator (soit donc un narrateur "non fiable", même s'il n'y a pas de réel équivalent francophone).

Plutôt commun, le premier point n'est sans doute pas le plus difficile à mettre en place ; encore faut-il parvenir à faire exister chaque voix. Il y en a trois en l'occurrence, et si l'écriture au demeurant plutôt fine de Hawkins ne va pas jusqu'à muter pour l'occasion, elle contient dans chaque récit suffisamment de nuances pour donner corps aux trois femmes qui s'expriment tour à tour – et, c'est tout le sel du livre, dans le plus grand désordre. Car The Girl on the Train est composé de récits sous formes de journaux décalés et convergents : tandis que Rachel, remarquable anti-héroïne, essaie de comprendre avec ses propres moyens (assez limités, tant techniquement qu'intellectuellement) ce qui est arrivé à Megan, le récit de celle-ci débute un an plus tôt et avance inexorablement vers ce que Rachel va découvrir (ou pas). La troisième voix, celle d'Anna, et pour sa part plus en retrait, objet de chapitre plus rares et souvent plus courts, qui se contentent souvent de raconter la même chose que ce que Rachel vient de raconter suivant avec une perspective différente. Il faut un certain temps au lecteur pour les trouver plus qu'artificiels et saisir en quoi ils sont essentiels à la construction particulièrement minutieuse de l'ensemble.

Et donc, comme si ces allez-retour et ces ellipses ne suffisaient pas à compliquer la vie de l'auteure, il fallait donc encore que Paula Hawkins coche l'option unreliable narrator. C'est certainement l'aspect le plus délicat de son roman ; c'est aussi le plus réussi, contre presque toute attente tant les écrivains à s'y être cassé les dents sont innombrables (et parfois illustres). C'est que ce type de procédé repose sur un équilibre subtil : il faut le suggérer sans l'asséner (si le lecteur doute trop de ce qu'on lui raconte, la magie se dissipe rapidement), de préférence assez tôt dans le récit pour éviter que cela ressemble à énorme foutage de gueule (le principe est souvent très mal utilisé, particulièrement dans le polar et le fantastique, servant uniquement à créer un rebondissement plutôt qu'une atmosphère). Hawkins est d'une génération qui a parfaitement digéré les enseignements de Bret Easton Ellis (celui de Lunar Park, pas d'American Psycho1), grandi avec Fight Club2 et les films de Kubrick3. Si ses trois narratrices sont bien plus humaines et attachantes que ceux des susmentionnés classiques, on retrouve beaucoup de cela dans The Girl on the Train, dans la manière perceptible juste ce qu'il faut dont l'auteure suggère le déséquilibre. Elle réussit même, c'est suffisamment étonnant pour le préciser, à renverser le concept en partant d'une exposition où la tendance au fantasme de Rachel est nettement prononcée pour, au fil des pages, insinuer qu'elle est peut-être un peu plus fiable que ce que l'on supposait de prime abord. Et c'est tout particulièrement ici que son roman fonctionne à plein régime.

Soyons clairs : The Girl on the Rain n'est pas un thriller conventionnel dans son écriture, sa structure ni sa narration. C'est un roman noir où il ne se passe la plupart du temps pas grand-chose, dont la séduction immédiate doit énormément à la touchante complexité de son personnage principal. Rachel est une femme ordinaire, j'entends par-là une femme n'étant jamais vue ni décrite à travers un prisme masculin, ce qui demeure hélas plutôt rare, même sous des plumes féminines. Elle n'est pas sexy ni glamour, elle n'est pas romanesque, elle passe surtout beaucoup de temps à vomir et à cuver4. Paumée, s'exprimant principalement dans sa tête, elle impose une proximité immédiate avec le lecteur parce que sa vie, pour catastrophique qu'elle soit par instants, ressemble beaucoup à la sienne. Le point de départ du récit lui-même dicte cela : qui n'a jamais observé ses voisins ou les gens qui l'entourent dans le métro, imaginé qui ils étaient et où ils allaient, sans mauvaise intention – juste comme ça, dans un mélange de curiosité, d'oisiveté et de voyeurisme ordinaire. Il est extrêmement facile de se mettre à sa place, et si le lecteur a souvent bien plus de recul qu'elle n'en a sur ses mésaventures, on la suit sans hésiter, on s'inquiète pour elle, on l'insulte même assez souvent lorsqu'elle fait n'importe quoi – mais gentiment, tendrement, comme on s'en veut à nous-mêmes lorsque nous faisons n'importe quoi. Elle n'est pas une narratrice fiable mais d'un autre côté, elle ne prétend nullement le contraire et s'avère rapidement si profondément sympathique que l'on n'arrive jamais complètement à douter de ce qu'elle raconte (l'hypothèse qu'elle soit coupable – qui serait tentante dans n'importe quel autre livre – n'effleure jamais réellement notre esprit). C'est ce qui rend la résolution de l'intrigue brillante même lorsqu'elle ne l'est pas tant que cela : il n'est pas si problématique de voir venir le pourquoi du comment, puisqu'il est somme toute bien naturel, compte tenu de l'état d'esprit de la jeune femme, que l'on saisisse des détails ou que l'on anticipe des faits que son manque de recul l'empêche temporairement d'appréhender. Oui  parce qu'en fait de cliffhanger qui déchire sa race, on devine l'identité du ou de la coupable à peu près cent pages avant la fin – sans que cela enlève quoi que ce soit à l'attrait que le récit exerce. C'est dire si le vendre ainsi n'était pas lui faire honneur.


👍👍 The Girl on the Train [La Fille du train] 
Paula Hawkins | Doubleday, 2015


1. Il va sans dire que Patrick Bateman est le narrateur le moins fiable de toute l'histoire de la littérature moderne (à égalité avec celui de Lolita), mais sa nature de psychopathe en fait un cas un peu différent, d'autant que plus personne de nos jours ne peut ouvrir le livre sans le savoir.
2. Je parle bien entendu du roman de Chuck Palahniuk, bien plus affuté sur la question du narrateur que sa médiocre (mais paraît-il culte) adaptation.
3. Qui n'usait pas stricto sensu du procédé mais l'adorait suffisamment pour que près de la moitié de ses films aient été adaptés de romans l’utilisant.
4. Il est donc tout à fait logique que Hollywood ait choisi Emily Blunt pour l'incarner dans la prochaine adaptation cinématographique. Oh, wait...

14 commentaires:

  1. Super article sur un bouquin qui m'a personnellement scotché. L'atmosphère mystérieuse est très bien rendue, je ne connais d'ailleurs personne qui n'a pas aimé ce livre.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne l'ai pas encore lu (c'est mon prochain sur la liste) mais une des mes collègues, grande grande amatrice de polar, m'a confiée avoir été déçue par, précisément, le fait que tu devines avant et -surtout- le style d'écriture du livre qu'elle a trouvé assez plat.

      Ceci dit, je trouve que ce tu dis en amorce d'article est assez intéressant : on m'avait précisément spoilé sur "Usual Suspects" (je sais, pauvre de moi) mais cela ne m'a pas enlevé le plaisir que j'ai eu à voir le film.

      Supprimer
    2. Plat ? C'est une écriture simple, c'est vrai, mais agréable et assez fine, qui colle bien aux narratrices qui s'expriment. Après je ne sais pas ce qu'il en est pour la traduction française (surtout chez Sonatine, si je ne m'abuse, qui ont un joli catalogue mais dont ce n'est pas la principale qualité en général).

      Quand à deviner avant... bof, moi je devine généralement la fin dans 99 % des polars que je lis ou vois (ça énerve beaucoup ma femme, d'ailleurs, qui m'intime de fermer ma gueule ^^), alors je t'avoue que si je devais en tenir rigueur à chaque fois à l'auteur/réalisateur/scénaristes, je n'en aimerais pas des masses :-)

      Supprimer
  2. S'il y a un truc qui me fait vraiment plaisir dans Le Golb version '16, c'est le retour en force des chroniques littéraires.

    Je n'ai pas lu ce livre (contrairement à ma moitié, qui l'a adoré), mais je n'ai plus qu'une envie, me jeter dessus ;)

    Merci Toto !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. En force, en force... Une par mois, on ne va pas s'étrangler ;)

      Supprimer
    2. Oui, mais c'est toujours copieux :-)

      Supprimer
  3. Merde... je fuis les supermarchés, mais j'avais pourtant l'impression de suivre au moins un tant soit peu l'actualité littéraire. Je crois n'avoir jamais entendu parler de ce bouquin, ou alors j'ai occulté aussitôt. Maintenant que toi, tu en as parlé, qui plus est en bien, ça change tout !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pourtant ç'a vraiment été un gros carton, sur toutes les listes de best-sellers l'été dernier, avec des prix et tout et tout. Promis juré craché :-)

      Mais effectivement, le fait qu'il soit évoqué sur Le Golb était sans doute ce qui manquait pour en faire un succès digne de ce nom ;-)

      Supprimer
  4. Très bon livre en effet !

    RépondreSupprimer
  5. Jamais entendu parler... Je lis pourtant quotidiennement mais faut dire que je suis plutôt une autiste lectrice, je ne choisis mes livres que sur des coups de cœur ou des conseils... Sauf Big King et Big Grangé car de eux, je lis tout.
    Note que je comprends, je ne vais pas dans les supermarchés et je déteste les blogs et magazines littéraires et en plus, je n'ai même pas la télé !
    Le voilà donc commandé chez Madame Librairie, il sera ma première lecture pour la semaine de congés de juillet sur Etretat. Après, ce sera Game of Thrones (relecture du chiantissime tome 1), ouais j'ai du courage en vacances moi !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ouh là, tu fous la pression, là :-D

      Je précise quand même que Le Golb ne propose pas de garantie "enchanté ou remboursé" :-)

      Supprimer

Si vous n'avez pas de compte blogger, choisir l'option NOM/URL et remplir les champs adéquats (ce n'est pas très clair, il faut le reconnaître).