jeudi 14 février 2013

Amour des feintes

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) N°54]
Tender Is the Night [Tendre est la nuit] - Francis Scott Fitzgerald (1934)

Il y a deux manières d'aborder l’œuvre de Francis Scott Fitzgerald : la mauvaise, et la mienne. Manque de chance, personne ne m'a jamais demandé de rédiger les manuels d'histoire littéraire, ni même le plus petit Que sais-je ? consacré à l'auteur. Je n'aurais d'ailleurs peut-être pas accepté, étant d'un naturel assez paresseux. Une chose est sûre : Fitz est condamné à être dans l'imaginaire collectif "le chef de file de la Génération perdue et émouvant représentant de L'Ère du Jazz" (je cite Wikipedia ; j'aurais pu citer n'importe quel dictionnaire). Bullshit, double bullshit, triple bullshit. On ne devrait jamais - JAMAIS - réduire un grand artiste à une époque. On devrait jamais - JAMAIS - en faire l'esclave d'un contexte, quel qu'ait été l'impact de ce contexte sur son travail. Lier l’œuvre de Scott Fitzgerald aux années folles revient à ne rien en dire ; c'est une aberration historique (le travail de l'auteur s'étend sur deux décennies), thématique, littéraire, aberrationnesque, qui dans le fond se base plus sur son existence tumultueuse et son mariage orageux que sur les textes eux-mêmes, pour la plupart (et à l'exception notable de Tales of the Jazz Age) d'une splendide intemporalité dans leur manière de scruter les drames les plus intimes - les plus banals, donc.

Héros triste d'une époque joyeuse, Scott Fitzgerald était avant tout l'écrivain de la déliquescence. Sociale, sentimentale, parfois mentale. Il écrit moins sur une époque qui disparaît que sur des mondes intérieurs qui s'effritent, invariablement, le plus souvent sans la moindre raison. Quel que soit le roman, ses personnages paraissent ne savoir que danser au bord de leur vide intime, assoiffés de choses qu'ils ne savent identifier, insatisfaits d'eux-mêmes jusqu'à la folie.


Dernier roman publié par l'auteur de son vivant, Tender Is the Night, qui s'inspire largement de sa propre expérience et de son mariage passionné et foireux tout à la fois, est le couronnement de cette obsession quasi morbide pour les choses et les êtres finissants. Sursaut créatif fascinant après des années à racler les fonds de tiroirs et à se décomposer lui-même en tant qu'individu (couple défaillant, alcoolisme, dettes...), il n'est qu'une ode à la putréfaction sentimentale dont le héros, un certain Dick Diver (!), charme une vague actrice le renvoyant à l'homme brillant et fier qu'il est à peu près persuadé d'avoir été. Un jour. Une jeune femme, Rosemary, plutôt insaisissable et dont la principale qualité semble de faire contrepoids à l'épouse de Dick, Nicole, légèrement schizophrène sur les bords (on se demande où Fitz est allé chercher cela). Une jeune femme bien plus attirée par l'image de Diver que par sa personne, dont elle n'a – tout comme lui et donc tout comme chacun d'entre nous – qu'une idée très diffuse et dans le fond assez relative.

Le tout se déroule sur la Côté d'Azur dans une atmosphère irréelle, entre polar raté (Rosemary a un petit côté stalker que la plume délicate de l'auteur parvient étonnamment à dissimuler) et fin du monde peuplée de personnages à la dérive, qui tous ont pour point commun d'avoir été. C'est l'un des secrets de ce roman à la fois très similaire et fondamentalement différent des précédents livres de Scott Fitzgerald : quand il avait pris l'habitude de croquer des héros en devenir, voici qu'il capte ceux-ci alors que tout semble déjà fini. La construction triangulaire du récit (qui s'ouvre par le point de vue de Rosemary, enchaîne avec celui de Dick et se referme sur celui – bouleversant – de Nicole), très simple (il s'agit littéralement d'aller du général au particulier), renforce ce sentiment : Tender Is the Night est l'épilogue à une histoire que l'on a oublié d'écrire, et dont ne restent désormais plus que des bribes déformées par la psyché tantôt naïve et tantôt abîmée des trois héros. Diver est un psy ayant violé l'interdit en épousant l'une de ses patientes, mais quand 90 % des romanciers auraient écrits une histoire sur ce sujet ou sur ses conséquences immédiates, Scott Fitzgerald a évidemment choisi de se cantonner à ce qu'il en reste quelques années plus tard, une fois que le romantisme et le chevaleresque de l'affaire (je vais te sauver de toi-même, mon amour !) ont laissé place à une relation malsaine, usée et ne tenant plus qu'à un fil.

Et pourtant, étrangement, Tender Is the Night, qui sait rester léger et même faire preuve d'un délicieux mordant, n'est pas un livre dépressif. C'est un récit triste, nostalgique, qui se veut aussi et peut-être surtout un chant d'amour à Nicole (donc à Zelda), personnage central d'un texte où elle apparaît cependant fort peu. Il ne faut que quelque pages pour comprendre que la jolie et naïve Rosemary n'est qu'un artifice, littéraire et pas seulement, et que Dick n'est qu'un moyen, un paravent narratif – le dernier rempart avant de pénétrer l'âme détruite et sublime de Nicole Diver. Bizarrement, la dernière partie de l’œuvre est celle qui est la moins souvent évoquée dans les innombrables textes consacrés à Tender Is the Night - sans doute parce qu'elle est la plus introspective et la plus difficilement résumable. C'est pourtant bien elle qui donne tout son sens au reste du roman ; qui lui permet de faire exploser le vernis que l'on voit gratté puis se craqueler depuis les toutes premières pages. Qui met un point final à l'histoire en la ramenant à ses prémisses, à ce qui fit la naître, à ce qui la fit prospérer, à ce qui la détruisit. Scott Fitzgerald est l'écrivain de la déliquescence – disions-nous plus haut. Dans Tender Is the Night, celle-ci se confond avec la passion entière, totale, inconditionnelle, qui renferme dès les premières caresses le germe de sa propre destruction. Et voici qu'il raconte le tout avec une distance troublante, vis-à-vis de la société décadente dans laquelle il évolue comme vis-à-vis de lui-même, teintée d'ironie autant que de sensualité. Pour l'anecdote, ce roman fut le plus retentissant des bides d'un auteur qui, pourtant, les aura collectionnés. Peu de classiques peuvent se targuer d'avoir été à ce point démolis par la critique à leur sortie, un nombre impressionnant d'exemplaires fut pilonné et le livre demeura ensuite introuvable durant quelques temps. A croire que même en tant qu'objet, Tender Is the Night était terminé avait même d'avoir commencé.


Trois autres livres pour découvrir Francis Scott Fitzgerald :

This Side of Paradise (1920)
The Great Gatsby (1925)
The Last Tycoon (1941)

25 commentaires:

  1. Bon Thomas, il faut que tu arrêtes maintenant. Depuis ton "come back" les articles sont tous plus excellents les uns que les autres, j'en ai le tournis :)

    C'est un superbe livre, sinon. Mais ça on le savait déjà :)

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    1. Un matin Thomas Sinaeve s'est levé et s'est dit tiens, si je rouvrais mon blog pour niquer la tronche à tous les autres bloggers trois fois la semaine? :D

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    2. Exactement. En fait durant les quelques mois où j'étais retraité du Net, j'ai enfin eu le temps d'aller lire la concurrence, et j'en suis reparti avec la conviction que le monde avait besoin de moi ;-))

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  2. Un bel article sur ce qui est peut être mon livre préféré. J'étais un peu sceptique en lisant l'intro mais finalement tu captes très bien ce qui fait la beauté du livre. "Tender Is the Night est l'épilogue à une histoire que l'on a oublié d'écrire, et dont ne restent désormais plus que des bribes déformées" , c'est tout à fait cela.

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  3. J'aime, lorsque vous écrivez sur un livre, ou disque, au sujet duquel tout semble avoir été écrit. Vous êtes souvent très bon dans cet exercice. C'est, une fois de plus, le cas.

    Cependant, à l'instar de Marion, j'aurai quelques réserves sur l'introduction, provocatrice et un peu "gratuite". Fitzgerald est l'auteur le plus symbolique de son époque, si j'entends qu'il ne faille pas le limiter à cela, il est aussi, cela.

    BBB.

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    1. Vous vous méprenez sur l'intro. Je ne nie absolument pas le fait que l’œuvre de FSF soit intimement liée à son époque ; je déplore juste le fait que ce soit la première chose qu'on en dise de manière quasi systématique, ce n'est pas la même chose...

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  4. Tender is the night. Ce chef-d’œuvre. Même le titre, n'est-ce pas, est une splendeur. Merci pour cet article.

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    1. (je parle du titre, bien entendu) (emprunté à Keats, mais je doute que la précision soit utile dans votre cas ^^)

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  5. c'est malin, j'ai envie de le relire maintenant... et sinon je valide l'adjectif abberationesque, me plait beaucoup comme mot :-)

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    1. Attention : il n'y a qu'un seul "b" à aberrationnesque, sinon tu tombes dans le registre aberrations religieuses ^^

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  6. Certainement un des plus beaux textes du XXe siècle, même si j'ai une petite préférence pour Gatsby. On savait faire du roman, à l'époque ;)

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    1. Si je ne te connaissais pas, franchement, je ne comprendrais rien à ta dernière allusion :-)

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  7. Je n'ai jamais lu ce livre ! Et tu sais quoi ? Eh bien, je crois que je vais le faire ^_^

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  8. Donc, je suis le seul à ne pas aimer ce livre ? Bon. La sortie c'est ... ? :-)

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    1. Non non, tu peux rester. Tu as même le droit de nous dire pourquoi tu ne l'aimes pas.

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    2. Il n'y a pas de raison. Je n'ai juste pas accroché...

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  9. "avec la conviction que le monde avait besoin de moi"
    C'est ce que je me disais ce matin, en m'éveillant : - )))

    Alors, je note.
    Seulement, dans les chroniques, je suis en compétition avec Yueyin.
    Elle lit beaucoup plus vite que moi.
    J'ai des circonstances atténuantes, je suis retraité, moi, et je n'ai pas que ça à faire.
    Je suis motivé : on attend mes chroniques jusque sur Sirius (ils ont la wifi).
    Très belle page.
    Et on dit : merci facebook !

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    1. Mais... pourquoi "merci Facebook" ? Tu avais perdu le chemin du Golb ? Pourtant c'est pas dur à retrouver, c'est juste à droit en sortant du PMU ^^

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  10. Que dire ?
    Ce texte est magnifique. Je n'ai jamais lu rien d'aussi bon sur ce livre. Vraiment.
    Bravo.

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    1. Eh bien... merci beaucoup... je ne sais pas trop quoi dire d'autre...

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  11. Auteur avec du sang de navet.Ratatiné par la rue chaude de nelson algren

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