mardi 24 juin 2008

The Last Tycoon - L'Aboutissement, ce truc de médiocres et de frustrés

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The Last Tycoon est le dernier livre de Francis Scott Fitzgerald, publié un an après sa mort par son éditeur et ami Edmund Wilson (le seul ami qu'il lui restait à la fin de sa vie par ailleurs, mais c'est une autre histoire). C'est un ouvrage assez paradoxal, existant en (au moins) deux versions (l'édition en ma possession est la première, livrée avec moult variantes, modifications possibles et même le synopsis sur lequel l'auteur avait basé son histoire). Pourquoi tant de chichis ? Eh bien tout simplement parce que The Last Tycoon est un livre inachevé, racontant une histoire d'amour... inachevée aussi. Doublement, puisqu'elle n'a le temps de se nouer complètement, et que de toute façon le livre s'arrête avant.

Attention donc avant de vous y lancer (si toutefois vous vous y lancez) : The Last Tycoon n'est pas un vrai-faux livre inachevé comme Le Procès de Kafka, qu'on lit sans problème et qui est inachevé dans ses finitions. Non : c'est un livre inachevé comme l'Amérique, du même Kafka ; qui s'arrête au milieu, n'a absolument rien de fini et n'est encore qu'une ébauche. D'où l'importance, dans les diverses éditions, de posséder les innombrables commentaires de Fitz himself. Comme l'explique l'éditeur en préambule, il ne s'agit en fait que de la moitié de ce que l'auteur avait prévu d'écrire...

Là vous vous dites sûrement : quel intérêt alors d'en parler, s'il est si inachevé que ça ? Je vois que vous ne me faites pas trop confiance, mais bon, je ne peux pas vous en vouloir non plus : laissez-moi vous confier que j'ai HORREUR des livres inachevés, des ouvrages posthumes complétés par l'éditeur (voire la femme, voire le fils), tous ces trucs... ça me rend dingue et je ne les lis jamais. Et pourtant... The Last Tycoon est un de mes livres favoris (je viens quand même de le lire pour la troisième fois en six ans), je dirais même que je l'adore parce qu'il est inachevé. Parce que par la grâce (façon de parler) de la mort de son auteur il s'est métamorphosé en autre chose, de différent, de passionnant... de peut-être même mieux que ce qu'il aurait été s'il avait été fini (soit donc deux fois plus long et deux fois plus sombre). The Last Tycoon est une espèce d'incroyable défi lancé à l'imagination, une œuvre presque interactive. Il faut vraiment rendre hommage au travail dantesque d'Edmund Wilson, lequel a abouti à un résultat à mon avis unique dans l'histoire littéraire : le paratexte est aussi captivant que le texte en lui même, et l'on referme le livre avec l'impression incroyable d'avoir passé quelques heure "dans la tête" d'un des plus grands auteurs de tous les temps (avouez qu'il y a pire sensation ! ).

L'histoire vaut ce qu'elle vaut, il est forcément un peu délicat de la raconter puisqu'elle n'a pas été conduite à son terme (loin de là) : la narratrice est Cécilia, fille d'un producteur holywoodien. Selon le synopsis, elle est censée être également le personnage principal, malheureusement le livre se termine au moment précis où elle prend son essor en tant que tel. De fait, elle n'est qu'une narratrice agissant relativement peu sur l'action, et brossant le portrait de l'homme dont elle est secrètement amoureuse : Monroe Stahr (le nabab du titre). Un homme entre deux âges mais aussi entre deux époques, dernier producteur à l'ancienne, sur le point d'être balayé par une nouvelle génération dont les dents rasent le plancher. De toute façon ça ne fait rien : il a cessé de croire en l'existence depuis la mort de son épouse Mina, et qui plus est se sait condamné par une maladie incurable jamais vraiment nommée (un cancer sans aucun doute). C'est alors qu'un soir, durant les grandes inondations qui ravagent cette année là Côte Ouest, il sauve la vie de deux jeunes femmes. L'une d'entre elle est le sosie parfait de Mina, et dès lors, il n'aura de cesse de la rechercher, puis de la séduire... histoire peut-être de sentir vivant, une dernière fois avant que la mort ne l'appelle...

On l'aura compris, on a affaire là à un héros typiquement scottfitzgeraldien, dans la droite lignée de Gastby ou de Dick Diver. Mais en encore plus fort. Et comme toujours avec Fitz, ce personnage évolue dans un univers extrêmement riche, détaillé minutieusement : en l'occurrence le petit monde du showbiz hollywoodien, décrit avec une précision chirurgicale par un auteur qui le connaît mieux que personne (pour y avoir travaillé en tant que scénariste durant des années et l'avoir déjà épinglé dans ses mésestimées Pat Hobby Stories). Il frappe par son intemporalité : alors que Fitzgerald a toujours été considéré comme l'auteur le plus emblématique de son époque, on peine à situer The Last Tycoon dans le temps, l'essentiel étant moins le vernis social cher à l'auteur, que la profondeur de l'introspection. Mais le plus merveilleux, c'est qu'on oublie au bout de trois pages maximum qu'il est inachevé. Car il est paradoxalement bien plus abouti, structuré, rythmé que la plupart des autres romans de FSF (et même des autres romans de l'époque en général). En ce sens, il n'est même pas surprenant de constater que sa conclusion imprévue constitue somme toute une fin très acceptable... car si The Last Tycoon est stoppé net au moment où l'intrigue doit prendre l'épaisseur attendue (c'est à dire à peu de choses près au milieu du plan de travail de l'auteur), il ne s'arrête pas n'importe où. Mais à un moment où le fait qu'il s'arrête ne pose aucun problème. Fitzgerald aurait voulu le faire exprès qu'il n'aurait pas fait mieux.

Le reste appartient à l'imaginaire : on se délecte à la lecture de la petite "synthèse de la suite" transcrite fidèlement par Wilson. On se délecte et l'on s'interroge aussi : la fin actuelle étant en elle même suffisante, il est étonnant de se dire qu'elle intervient au moment précis où l'histoire, jusqu'alors cocktail exquis de satire féroce et de roman décalé, s'apprêtait à basculer dans une tragédie toute fitzgeraldienne... en fait, c'est idiot, mais quand on lit cette synthèse, quand on s'intéresse au plan de travail... on s'aperçoit que Scott était en train d'écrire un ersatz de Tender Is the Night. La moitié achevée et publiée est excellente, drôle, vive, singulière... et voilà que le plan de travail nous révèle que l'auteur souhaitait écrire un livre beaucoup plus "banal", beaucoup plus raccord avec ses livres précédents, que la spécificité de ce Last Tycoon n'est finalement due qu'à un hasard des calendriers.

Un peu comme si la mort avait décidé d'empêcher Scott de s'auto-parodier comme le fait, du début à la fin, son dernier nabab...


👑 The Last Tycoon [Le Dernier Nabab] 
Francis Scott Fitzgerald | Penguin, 1941