jeudi 22 novembre 2012

Stanley Brinks - Invisible(s) mais si proche(s)

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[Article paru en août sur Interlignage] En un sens, Stanley Brinks est l’un des artistes les plus représentatifs de notre époque. Celle d’un Internet magicien autant que cannibale. Celle d’une mondialisation désormais sans limite, pour le pire parfois, mais aussi – on finirait presque par l’oublier – pour le meilleur, souvent. En dehors des circuits, à la marge de la marge du système, on voit mal comment un tel artiste aurait pu s’exprimer dans la même impunité il y a vingt ans, ou même quinze ou dix. L’indépendance absolue, la possibilité – qu’il se refuse rarement – de publier deux voire trois albums radicalement différents en l’espace de quelques mois… c’est un truc dont les musiciens n’osaient même pas rêver en 1995. Indépendance n’étant pas synonyme de liberté, on imagine évidemment sans mal les entraves économiques qui vont de pair. Pas facile de fédérer un public quand on est condamné à vendre le fichier .zip à dix euros pièces, lorsque la plupart des médias (même Web, soyons lucides) n’accordent d’intérêt qu’à ce qui est soutenu par un label de bonne taille, lorsque l’on est perdu dans une masse foisonnante. Être un musicien indépendant en 2012 est sans doute presque aussi souvent une chance qu’une croix, et Stanley Brinks en est un symbole peut-être autant qu’un symptôme.


Brinks est de partout et de nulle part, de Berlin ou de France, de Suède comme de New York. On n’aurait pas idée de l’associer à une nationalité, et s’il n’est pas le seul dans ce cas, on en retrouve une trace profonde dans sa musique, qui semble échapper aussi bien au temps qu’aux bonnes vielles chapelles. Sur l’anti-folk d’antan, portée à son sommet lorsqu’il publiait encore sous le nom d’AHD, il a peu à peu bâti des dizaines de villes musicales invisibles, un univers tout entier devenu désormais aussi immédiatement reconnaissable que sa voix si particulière. Et pourquoi choisir après tout, entre folk et jazz, entre blues et klezmer, entre calypso et pop ? Attendu nulle part, remarquable partout, il alterne depuis plus d’une dizaine d’années exercices de style et albums-sommes, parfois inégaux – toujours irradiés par ce sens inné du songwriting qui peut faire tomber suffisamment amoureux d’une chanson pour l’écouter trois, cinq, dix fois de suite. C’est épuré même lorsqu’il y a plein de musiciens, jamais aussi simple que cela en l’air, et toujours assez difficile à résumer. Sans doute parce que de même que la musique de Brinks échappe à l’espace et au temps, elle est suffisamment fine pour s’adapter à toutes les humeurs. Fondamentalement mélancoliques, ces fausses ritournelles ne s’expriment pourtant que dans les intervalles, comme si leur auteur avait compris que la différence entre la joie et la peine tient en d’infimes détails (la météo, la fatigue, le sourire des passants que l’on va croiser au moment de sortir de chez soi). Certaines musiques sont versatiles ; celle de Stanley Brinks est susceptible. Susceptible de muter, de fusionner avec l’humeur de l’instant. Il n’est pas rare que la même chanson qui nous donnait envie d’aimer l’amour la semaine dernière soit le premier choix qui vienne à l’esprit à l’idée de pleurer la dernière rupture. Il n’est même pas rare qu’une larme s’évade alors que l’on écoute un morceau en apparence des plus guillerets. Chacun sait que c’est là la marque des très grands songwriters.


Alligator Twilight, dernière parution en date (et à ce jour la seule de 2012, ce qui serait presque angoissant), ne fait pas exception à la règle. Elle l’illustre même à la perfection, puisque s’imposant quasiment dès la première note comme l’un des ouvrages les plus touchants de son auteur. Inclassables, l’air souvent de ne pas y toucher, les chansons s’imposent presque instantanément, notamment "Brinkstown" et la sublime "The World Is Too Small". L’ensemble, exécuté comme sur Jamaïca Inn l’an passé aux côtes des excellents Kaniks, est encore plus convaincant et communicatif. Chaque morceau ou presque est électrisant, plein, sensible. D’une poésie aussi humble que renversante. Avec bien sûr cette touche d’ironie caractéristique ("When in Love", "N’Guyen Nu"), et en guise de cadeau bonus une sérieuse envie de danser qui (sur)prend parfois. Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? La réponse est à l’image du disque qui suscite la question : à la fois simple et multiple. Elle pourrait tenir en un simple pourquoi pas ?, facile, un peu lâche, efficace. Comme souvent avec les artistes trop humains et trop émouvants pour être des idoles, il n’y pas plus de mauvais album de Stanley Brinks qu’il n’y a de chef-d’œuvre absolu, ni même tout simplement de « meilleur album de Stanley Brinks ». Il y a juste des albums, beaucoup (au moins une trentaine, à la louche), qui toucheront ou ne toucheront pas. Leur auteur n’est pas dans la recherche de performance, et on l’imagine assez mal – on peut se tromper – essayer à chaque nouveau projet de faire mieux qu’à celui d’avant, a contrario de tous ces groupes dont le dernier album est toujours et indiscutablement celui qu’il faut avoir – selon eux. Lui est dans le partage, la rencontre, avec ses amis comme avec le public, auprès duquel sa prolificité et son indépendance farouche lui permettent de trouver un semblant d’horizontalité (cette idée si belle que l’on croyait perdue). Il a beau être l’Artiste, lorsque l’un de ses disques vous touche, l’humanité et la générosité qui s’en dégagent font que malgré tout, il est tout de même un peu à vous. Alors voilà : Alligator Twilight n’est que notre choix à nous, de la semaine, du jour ou peut-être de l’année. Nous verrons. Vous aurez le droit d’en préférer un autre et, en toute franchise, vous pouvez prendre les villes musicales de Stanley Brinks par n’importe quel versant. L’essentiel est de trouver le bon chemin, donc la bonne chanson. Celle qui vous fera rester, revenir, et checker son bandcamp une fois par mois. Juste au cas où.


👍👍👍 Alligator Twilight 
Stanley Brinks | b.y_records, 2012