vendredi 20 avril 2012

Jacques Duvall - Aigre double

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Il y a quelque chose d'un chouïa provocant à se ramener sur ce site [article publié initialement sur DLMDS] pour chroniquer non pas un, mais deux albums de Jacques Duvall. Avant d'être un interprète, avant même d'être belge, Duvall est en effet un auteur, peut-être le meilleur parolier francophone en activité. Ne pas le mentionner - et il est d'ailleurs amusant de se dire qu'on ne l'écrit pas si souvent de manière aussi directe - c'est oublier l'essentiel, or il faut bien reconnaître que s'il est une chose dont on parle assez peu sur DLMDS (au demeurant incontournable), ce sont les textes. De manière parfois légitime, les mots occupant souvent une place paradoxale dans la manière de recevoir les chansons : on peut tout à fait en adorer une sans rien comprendre de ce qu'elle raconte. Dès lors, on aurait tôt fait d'en déduire que le texte n'est qu'une portion congrue de l'ensemble, sans s'attarder à penser que la langue possède sa propre musique à l'intérieure du morceau, et que si le texte n'est pas exactement de la musique, il est assurément musicalité.

Grand fan de country devant l’Éternel, Jacques Duvall ne se rattache à aucune tradition en particulier - ou peut-être devrait-on dire qu'il a inventé la sienne, quelque part en le sanglot et rire nerveux. On aurait du mal à exactement la définir, mais une chose est certaine : on reconnaîtrait un texte de Duvall même entendu par hasard sur France Bleu dans une chanson d'Isabelle Boulay (j'exagère à peine, ces petites nouvelles souvent amusantes et presque toujours désabusées étant de celles susceptible de ré-hausser n'importe quel album de variété pourrave). Sa rencontre avec Benjamin "Miam Monster Miam" Schoos, lui aussi pourvu d'une touche aisément reconnaissable, n'a fait que renforcer cette singularité. Et alors que Duvall fêtera cette année ses soixante ans, deux disques, une réédition et une compile, viennent en attester.


Indisponible depuis des lustres, Comme la Romaine, premier - et longtemps unique - album de l'artiste a étonnamment bien vieilli pour un disque francophone vieux de trente ans. Il est vrai que son parti pris pop-jazzy avait de quoi le préserver de certains outrages, même si l'on n'échappera pas - n’exagérons pas non plus - à quelques synthés en carton ici ou là. Mais dans l'ensemble et si l'on écarte une dispensable adaptation d''As Tear Goes by' (sous le titre 'Une seule larme') il est assez frappant de constater que l'art duvallois y est déjà particulièrement affuté. Jacques a-t-il jamais été jeune ? Débutant ? Mal assuré ? 'La Dolce Vita' ou l'adorable 'No' sont déjà des morceaux typiques. L'homme étant aussi avare de sorties en tant que chanteur (six en trente ans, et encore Je déçois... - 1990 - est-il pour partie une compile) qu'il est prolifique en tant que parolier (on n'essaiera même pas de compter), Comme la Romaine se découvre avec un plaisir non-feint, une petite dose de (très) bon Duvall en attendant un nouveau projet. Et puis comment bouder la joie de pouvoir écouter en boucle l'infâme et jubilatoire 'Je te hais' (ce que pouvez d'ailleurs faire vous aussi sur Soundcloud).


Sans doute plus riche et intéressant, mais aussi nettement moins puisqu'il s'attèle à une période beaucoup mieux connue, Exil à Freaksville s'attache à compiler de manière presque paritaire les quatre albums de Duvall parus sur le label de Miam Monster Miam (soit donc un avec Phantom, un avec Elisa Point et deux sous son propre nom). Un Duvall's Digest plus qu'un best of, dans la mesure où l'ensemble écarte délibérément quelques morceaux à tomber par terre ('Marquise', 'John Cloude', 'Les Sept bonnes raisons') afin de préserver une certaine équité. Il faut le voir comme une introduction et non comme une œuvre définitive, qui recoupe avec une indéniable pertinence les différentes facettes de l'artiste, de la plus émouvante ('Sainte Salope') à la plus cynique ('Désespère'), en passant par son goût prononcé pour le blues le plus moite ('Le Cri', 'C'est toi'), un rock post-nucléaire de rigueur ('J'ai fait sauter le monde'), et une merveille de comique dépressif ('La Chanson la plus triste du monde', peut-être la chanson la plus représentative de son auteur en terme d'écriture). Artiste à chansons plus qu'à album (avouez que vous n'auriez jamais deviné sans cette précision), Duvall n'a guère de mal à faire cohabiter des morceaux pourtant issus de projets divers et variés (l'album avec Elisa Point est par exemple un peu à part, ce qui ne saute pas spécialement aux yeux à l'écoute de ce disque). De toute façon, chaque chanson de Duvall est comme la branche d'un seul et même énorme chêne, plus ou moins apparente, plus ou moins cachée par les feuilles, selon qu'il l'interprète lui-même ou non. On pourrait d'ailleurs sans mal imaginer un volume deux dans lequel seraient compilés les textes qu'il a écrit pour d'autres, ce qui ne ferait après tout qu'élargir un peu le champ d'exploration de l'auditeur néophyte.


👍👍 Comme la Romaine  | Freaksville, 1983 (2011 pour la présente édition)
👍👍👍 Exil à Freaksville | Freaksville, 2012