mardi 3 juin 2008

Stefano Benni - Jouer injuste (mais jouer si bien)

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Peut-être connaissez-vous le dessin animé Foot 2 Rue, qui rend maboules certaines de nos chères têtes blondes ?

Si tel est le cas, ce roman du méconnu Stefano Benni ne devrait pas trop vous dépayser - puisque c'est lui qui a inspiré la série (sans aucun doute le DA le plus sympa et intéressant de ces dernières années). Paru en 1992, La Compagnie des Célestins projette en effet le lecteur dans une société contre-utopique qui ne fait franchement pas envie : la Gladonie, nation entièrement à la solde du séduisant et dangereux Egoarde Mussolardi.

Au cœur de cette société policée et consensuelle à en mourir, trois ados désoeuvrés rêvent à un monde meilleur loin de l'orphelinat des odieux Zopilotes, où ils semblent condamnés à attendre éternellement une hypothétique (et probablement décevante) adoption. Leur seule occupation : jouer au foot en espérant un jour, peut-être, échapper à leur condition. Et alors qu'ils croupissent dans ce pensionnat ressemblant beaucoup à une prison, le miracle survient : ils reçoivent un matin un message du Grand Bâtard, Saint Patron des orphelins du monde entier, qui leur annonce que leur équipe (la Compagnie des Célestins, donc) a été sélectionnée pour participer au Championnat du Monde de foot de rue. Le plus dangereux et le plus noble de tous les sports clandestins, dont les règles ont été bâties contre celles du foot institutionnel et hyper médiatique défendu par Mussolardi. En gros : tous les coups sont permis, tout objet ou animal traversant le terrain est considéré comme faisant partie intégrante du jeu, et un joueur blessé ne peut sortir du terrain qu'à partir du moment où son corps est recouvert de croûtes à plus de soixante pour-cents (il y a beaucoup d'autres règles, toutes aussi originales et loufoques les unes que les autres... mais elles seraient trop longues à lister - la charte du foot de rue fait tout de même trois pages) ! Alors nos trois héros décident, à leurs risques et périls, de s'enfuir de l'orphelinat pour réaliser leur rêve et remporter le Championnat.

Ainsi débute une histoire absolument palpitante au terme de laquelle Stefano Benni aura gagné sur tous les tableaux : fable satirique, roman d'aventures échevelées, merveille de poésie, summum du picaresque... La Compagnie des Célestins, classique de la littérature italienne traduit dans notre langue avec quinze ans de retard, est tout cela à la fois. Et plus encore ! Car non content de se montrer visionnaire (Mussolardi est évidemment inspiré de Berlusconi... sauf qu'en 1992 Berlusconi ne s'est pas encore officiellement lancé en politique)... non content bâtir un univers singulier... Benni s'offre le culot d'étendre son délire à l'usage de la langue, inventant des mots, en fusionnant d'autres, construisant son texte sur une architecture à la fois originale et fragile - pour un résultat aussi inédit qu'enthousiasmant.

Une fois n'est pas coutume, tirons notre chapeau à la traductrice, et même : nommons-la. Car on imagine sans peine que Marguerite Pozzoli n'a pas dû s'amuser tous les jours à essayer de trouver une traduction décente à des mots n'existants pas plus en français qu'en italien ! Et pourtant, son travail rend hommage (*) à la plume de l'auteur, c'est à peine si l'on sent que l'on à affaire à une traduction.

En somme il n'existe probablement aucune bonne raison de ne pas vous jeter d'urgence sur ce livre (sauf à vraiment vouloir contrarier l'auteur de ces lignes). On évitera de se perdre en superlatifs improductifs pour aller à l'essentiel : La Compagnie des Célestins est une merveille, le genre de livre tellement réussi et tellement riche qu'il aspire au consensus. Il y a là de quoi séduire le plus retorse des esthètes autant que le fan hardcore de Harry Potter, de quoi plaire à un ado autant qu'à une maman autant qu'à son mari qui n'ouvre jamais un livre autant qu'à son cousin qui est un très sérieux professeur d'université...

... ainsi que, bien sûr, à tout amateur de foot qui se respecte ; en sus de toutes ses qualités, La Compagnie des Célestins est sans aucun doute l'un des plus beaux chants d'amour à ce sport (sinon à tous les sports) qui aient jamais été écrits, de ceux qui sans éprouver le besoin de se vautrer de le consensualisme parviennent à fédérer, à revenir aux sources taries d'une discipline ravagée par le pognon, le dopage, la corruption et la connerie humaine (en Italie plus que nulle part ailleurs). Sources dont on rappellera qu'elles reposent sur une équation aussi simple qu'essentielle : prendre plaisir à jouer. Ensemble.


👑 La Compagnie des Célestins 
Stefano Benni | Actes Sud, 1992


(*) Euh... enfin bien sûr je ne parle pas assez bien l'italien pour l'affirmer - disons que c'est en tout cas tout à fait agréable à lire...
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