dimanche 10 janvier 2010

Pigalle la nuit - Envoûtante

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Les quêtes les plus bouleversantes sont bien souvent celles qui semblent perdues d'avance. C'est sur ce postulat difficile à mettre en images qu'est bâtie Pigalle la nuit, exceptionnel programme diffusé à l'automne sur Canal +, dont on affirmera sans la moindre hésitation qu'il fera date dans l'histoire encore récente et fragile des séries françaises. Huit épisodes que l'on pourrait résumer, dans une formule un peu facile et sans doute réductrice, à une rencontre improbable - mais exceptionnelle - entre The Wire et Twin Peaks - le chef-d'œuvre des années deux-mille et celui des années quatre-vingt-dix.

De telles références, ouvertement revendiquées qui plus est (les clins d'oeil discrets à la série de Lynch et Frost, notamment, sont innombrables et constitueront un régal pour les fans), pourraient être écrasantes. Il n'en est rien. Si la grande majorité des séries françaises des dernières années, même les plus réussies, se fracassaient contre un mur d'influences les rendant presque de facto difficiles à encenser (il suffit de voir tout ce qu'Engrenages - pourtant excellente - doit à The Shield, 24 ou The Practice), Pigalle la nuit parvient à s'extraire de ce schéma de manière presque naturelle - ce n'est assurément pas la moindre de ses qualités. C'est bien pourquoi d'ailleurs on préférera le terme références à celui d'influences. D'une certaine manière, ce feuilleton peut être vu comme ouvrant un nouveau chapitre dans l'histoire des séries hexagonales ; comme le premier d'une nouvelle génération, enfin décomplexée et prête à signer des oeuvres bien plus exigeantes que ce à quoi même Canal + nous avait habitués. Et c'est plus qu'une très bonne surprise : on n'aurait pas cru de sitôt voir chez nous un programme défiant les lois du genre, s'amusant de ses codes, de ses stéréotypes, de sa culture. Au point que c'en devienne presque un défaut (involontaire et excusable) : manifestement réalisée par de gros fans de séries, Pigalle la nuit est tout aussi susceptible d'enchanter ces derniers que de dérouter le spectateur lambda.

Mais ne brûlons pas les étapes et essayons de procéder dans l'ordre. Ou, tenez : par mots-clés.

ÉPURE. Comme toutes les grandes séries, Pigalle la nuit repose sur la rencontre entre des personnages forts et un concept très simple. On ne pourrait trouver pitch plus banal : un type ordinaire, Thomas (excellent Jalil Lespert (pléonasme)), découvre par hasard que sa soeur qu'il n'a pas vue depuis deux ans est devenue strip-teaseuse dans un club de Pigaelle. Il part à sa recherche. En vain : Emma est introuvable, et plus il s'approchera d'elle, plus elle semblera s'éloigner. Pendant ce temps en arrière-plan, une petite révolution se prépare dans cette ville dans la ville, avec l'ouverture d'un nouveau club, immense et huppé, susceptible de bouleverser les rapports de forces régissant le quartier.

UNIVERS & ATMOSPHÈRE. Dans un article sur la première saison d'Un village français, j'avais longuement expliqué en quoi ces éléments le plus souvent in-quantifiables étaient essentiels au fonctionnement d'une bonne série. L'absence d'univers étant à la limite excusable (on ne peut pas dire que celui de The Shield par exemple soit d'une folle originalité), pas l'absence d'atmosphère, rouage essentiel permettant de capter l'attention du spectateur et de lui donner envie de revenir. Comme vous l'aurez probablement deviné à la lecture des remarques précédentes, Pigalle la nuit propose les deux. Avant même d'entrer dans le vif du sujet, on est déjà séduit par la volonté d'aborder un monde (Pigalle, la nuit, le commerce du sexe, par extension un Paris chargé d'histoire) exclu de la plupart des fictions de chez nous, ouvrant en toute logique sur une galerie de personnages tels que l'on en voit rarement à la télévision française. A vrai dire la seule richesse de cet univers suffit à créer une atmosphère tout à fait singulière, largement dopée par ailleurs par le soin apporté à l'écriture de l'intrigue et par la qualité de la mise en scène. Tantôt malsaine, tantôt onirique, Pigalle la nuit tire le meilleur parti du cadre réaliste dans lequel elle évolue. Sans jamais sacrifier le suspens ou la fiction sur l'autel d'un aspect pseudo-documentaire qui coûta cher à nombre de programmes ici-bas (une vieille tradition issue de Zola, pour tout dire). La crédibilité des lieux et des personnages n'est pas une fin en soi. Il a tout de même fallu cinquante ans pour que des auteurs de télé de chez nous comprennent cela.

MYSTÈRE. Devinette : quel est le principal point commun entre GT, J.J. Abrams, David Lynch, les auteurs de Pigalle la nuit et moi ? Nous pensons tous que le mystère est bien plus captivant que sa résolution. Aux confins du fantastique sans jamais basculer dedans, usant de l'onirisme avec intelligence et parcimonie, la série distille ses énigmes avec un remarquable sens et de l'étrange, et du rythme. On en revient à l'épure : il n'y a jamais de trop-plein dans Pigalle dans la nuit. Ses auteurs mettent même un point d'honneur à faire respirer l'intrigue, rendant les séquences à suspens encore plus captivantes et tendues.

SECOND DEGRÉ. C'est ici sans doute que l'influence de Twin Peaks est la plus prégnante. Pigalle la nuit joue en permanence sur le décalage, parsemée de séquences burlesques et d'ironie. Mieux encore : avec un Nadir (qui semble avoir pompé sa scansion sur celle de Bernard Tapie) ou un Jamil (qui surjoue son accent de banlieue à mort), les auteurs osent les personnages too much, archétypaux au sens noble du terme, presque cartoonesques pour certains. Sans jamais nuire pour autant à la tension de leur récit - qui au contraire n'en ressort que plus sombre et lancinant. A la manière d'un Leo Johnson, le personnage le plus terrifiant peut subitement basculer dans le grotesque le plus total.

Pour toutes ces raisons, mais aussi de manière plus basique parce que c'est un récit captivant qu'il est impossible de lâcher une fois commencé, Pigalle la nuit est une série très au-dessus de la moyenne... française bien sûr (c'était pas dur), mais aussi et surtout de la moyenne tout court. Ajoutons à cela que les comédiens sont tous excellents (quel plaisir de revoir Hubert Koundé, qui avait un peu disparu des radars depuis The Constant Gardner)... vous aurez compris qu'on tient là une série à voir absolument, candidate plus que sérieuse aux podiums de fin de saison.


👍👍👍 Pigalle la nuit 
créée par Marc Herpoux et Hervé Hadmar
Canal +, 2009

27 commentaires:

  1. Effectivement, (très) bien pour une série française.
    Mais comme tu le sais, on en a déjà discuté ailleurs, si j'ai apprécié Pigalle, la nuit, je la trouve un peu longuette, n'ai pas trop accroché au jeu de l'ami Jalil, ...

    Sur le podium français, sans problème. David Nolande ne fait pas e poids ^^

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  2. Excellent série oui ! A part la fin, très décevante (mais le mystère compte plus que la solution ;)

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  3. Connais-tu la mini série belge Matroesjka's sur le traffic de prostituées ukrainienne et thaïlandaises dans le port d'Anvers ? Je recommande (et oui les anversois ont réellement cet accent), titre international Matriochki je crois.

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  4. C'est un véritable OVNI, et je dois dire que j'ai eu du mal à être critique à la fin.
    Cependant, malgré toutes ses qualités, la série a ses défauts : un dénouement bâclé, des acteurs parfois moyens (la dame du magasin, ou Archie Shepp, dont la guest tourne court tant il joue faux).
    Enfin, c'est bien quand même. Accrocheur.

    Bon dimanche.

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  5. Thierry >>> à vrai dire... je ne sais pas qui est David Nolande...

    Serious & Bloom >>> oui, la fin - les toutes dernières minutes - est un peu décevante. Par contre je n'ai pas du tout trouvé qu'Archie Sheep jouait mal, au contraire ("Archie Shepp" et "jouer mal" dans la même phrase... j'aurais pas cru ça possible ! ^^)

    Diane >>> non, je ne connais pas du tout...

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  6. J'ai trouvé un extrait de Matroesjka's où ça parle plus anglais que néerlandais, enfin... un anglais à l'accent flamand.
    Le lien est lié à mon profil parce que je n'arrivais pas à l'intégrer dans le commentaire...

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  7. 1/ Pas vu Pigalle, la nuit malheureusement, pour l'instant

    2/ Concernant la série Matriochki, pas vu non plus MAIS elle a été diffusée sur M6 en 3ème partie de soirée courant 2005 si mes souvenirs sont exactes ^^

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  8. J'ai passé mon temps à enlever le slip des thaïlandaises, à gèrer la neige dans les plans tournés en bulgarie, à effacer des montagnes et des micros...

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  9. Ah tu as bossé dessus ? J'avais pas compris !

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  10. Matriochli c'est un peu différent, même si dans Pigalle il y a aussi une dimension mafieuse.

    belle série en effet, Abkarian y est excellent, Catherine Mouchet peut donner l'impression de jouer à-côté mais se dévoile progressivement, la plupart des acterus stno excellents (Martins, Belmadi, Pham...).

    Je continue de trouver que la saison 2 d'engrenages est le sommet de ce qu'on a fait en France et du niveau de SFU ou Sopranos,
    mais malgré son final un peu rapide Pigalle s'en sort bien.
    Le final à l'arraché, c'est un peu le problème structurel d'une série en 8 épisodes, comme il en faut déjà plusieurs pour installer l'ambiance et les intrigues, on a l'impression qu'elles se dénouent à toute berzingue.

    Or se limiter à 8 épisodes, c'est une question d'argent, le problème narratif et le problème industriel se rejoignent.
    Quand on revoit la saison 1 d'une série de grande qualité, on est souvent frappé de trouver les personnages caricaturaux et les intrigues taillées à la serpe. Or ce sont déjà des séries de 20 à 25 épisodes, autant dire que les longues séries Us ont bel et bien modifié notre perception de la télé ^^
    Celles qui subissent le moins cet effet sont les plus séries, les moins feuilletonantes, comme l'anglaise MI5 par exemple. Comme par hasard le feuilleton demande plus de longueur, quelle surprise ;-)

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  11. C'est vrai qu'elle est très très bien, la seconde saison d'Engrenages (d'ailleurs je crois que la saison 3 passe au printemps). Mais en même temps comme je le disais dans l'article, elle n'invente pas non plus la poudre, il n'y a rien dedans qu'on n'ait pas déjà vu dans The Shield (par exemple). A l'inverse, Pigalle et Reporters ont le mérite d'aller creuser dans des directions plus originales. Maintenant l'originalité n'est pas tout.

    Sur la durée les séries anglaises ont un peu le même problème, et pourtant elles ont plus de moyens. Je crois que le problème est plus "psychologique" que financier. Les scénaristes français ne sont pas encore passés à l'ère industrielle, n'ont pas encore d'équipes de scénaristes, misent toujours énormément sur un metteur en scène unique qui s'occupe également de la direction d'acteurs, n'utilisent pas de show-runners... ils n'ont pas réellement "rompu" avec le système de fabrication des films ou des téléfilms. Les américains fonctionnent totalement différemments, le gars qui écrit le pilote devient producteur et n'écrit pas toute la série avec son meilleur pote (ça peut arriver... mais c'est rare, même Joss Whedon, plus investi que n'importe quel autre show-runner, n'a pas écrit la moitié des épisodes de Buffy), les réals sont interchangeables, les acteurs (qui sont d'ailleurs souvent co-producteurs) s'investissent beaucoup plus dans le processus créatif (un House ou un Jack Bauer ne seraient rien sans leurs acteurs... en France quand un comédien est très bon, ça ne signifie pas pour autant que dix autres n'auraient pas fait l'affaire... à l'exception peut-être de Bouchitey dans Reporters, on voit bien que le rôle a été spécialement écrit pour lui)...

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  12. N'ayant pas Canal+ je me demandais si ça valait le coup de l'acheter en dvd, ça m'intéressait beaucoup... Ben hop c'est vendu! Merci Thom!

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  13. Sans le moindre doute, la réponse est : oui :-)

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  14. yep j'ai fait le générique de la deuxième saison plus pleins de retouches dans tous les épisodes ... ça me change des paquets de poudres à lessiver mais la série en valait la peine, ce qui me connaissant et connaissant les cochoncetés qu'on me donne à améliorer est flatteur. Mais bon c'est pas la série ultime non plus hein

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  15. Oui enfin je regarderai par curiosité.

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  16. bon, encore une série que j'ai ratée. Que je vais devoir rattraper. Mais aussi si les français se mettent à faire plein de bonnes séries, où va-t-on ???

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  17. C'est vrai qu'ils pourraient laisser ça aux anglais ou aux américains. Ou aux belges ^^

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  18. On fait de l'humour ??? Pour ta peine tu me regarderas les intégrales de:

    Santa Belgica
    7ième ciel Belgique
    Thuis
    Familie
    De Pfaff
    Le bonheur d'en face

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  19. Mais enfin Diane, tu oublies F.C. de kampioenen !

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  20. Blague à part, la série Pigalle serait-elle disponible en dvd ou y a t'il une date de sortie prévue ?

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  21. Elle est dispo ICI. Mais bon, après tout ce que tu viens de m'infliger je devrais peut-être plutôt de filer un lien Julie Lescaut...

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  22. merci ! Ou Joséphine, ou Louis la Brocante ou Maguy ou l'instit ! Fais-toi plaisir

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  23. Loulou la Brocante ! Excellent choix ! :-)

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  24. Je réagis en retard, mais étant peu adepte des séries, je tiens à dire quand l'une d'entre elles m'a beaucoup plus.
    J'ai beaucoup aimé cette série, qui doit autant à sa construction, à la manière de filmer (le bonus du coffret DVD est très éclairant) et au casting formidable (Eric Ruf, Catherine Mouchet, Simon Abkarian et tous les autres). Bref, une bien belle réussite.

    PS : Pour Hubert Koundé (flippant au possible), il avait, depuis The constant gardener, eu un rôle de guest dans Plus belle la vie. Ok, je sors !

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  25. Ah oui oui, c'est exact, je m'en rappelle... en même temps ce n'est pas si infamant si l'on considère que Hubert Koundé n'a pas toujours brillé par la justesse de son jeu, selon les époques...

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