mercredi 11 novembre 2009

Six Feet Under - La Vie et rien d'autre

...

Dave Grohl raconte souvent qu'il a compris que Nirvana était derrière lui le jour où il a entendu un ado dire du trio mythique qu'il était "l'ancien groupe du leader des Foo Fighters". Moi-même, j'entendis dire un jour dire du Velvet Underground qu'il était "surtout connu parce que Lou Reed en était sorti", ce qui en dit long sur ce que le grand public sait (ou plutôt ne sait pas) du plus grand groupe de tous les temps (juste devant ou juste derrière les Beatles, c'est selon). Hasards de la postérité et du succès de masse, sans doute. Il est certain en tout cas que j'ai compris que nous avions changé d'époque le jour où, pour convaincre quelqu'un de regarder Six Feet Under, je la lui ai présentée comme la précédente série du gars de True Blood.

A propos de True Blood, justement, j'ignore un peu d'où vient ce buzz subit donnant l'impression que tout le monde, tout d'un coup, s'est mis à regarder une série jusqu'ici très fraîchement reçue - surtout dans son pays d'origine (1). Pays où, ceci explique sans doute cela, Six Feet Under est considéré comme un monument national au même titre que certains grands classiques de la littérature ou du cinéma. Rien à voir avec chez nous, où d'ici peu la candidate au titre de meilleure série de tous les temps sera probablement considérée (si ce n'est déjà fait) comme la première série de l'auteur de True Blood ou du gars qui joue Dexter. Ce qui fait énormément de peine, car autant l'une et l'autre de ces séries à succès sont intéressantes, autant ni l'une ni l'autre ne soutient une seconde la comparaison face à Six Feet Under, l'une des plus belles, des plus drôles, lades plus émouvantes séries jamais tournée. Un chef-d'œuvre qui distilla insidieusement son venin durant cinq saisons et laissa les fans de séries totalement déprimés lorsqu'il parvint à son terme. Depuis deux ans la presse américaine évoque inlassablement la fin de l'Âge d'Or, on peut en penser ce qu'on veut une chose n'en est pas moins certaine : ce n'est en aucun cas un hasard si elle situe la fin d'une époque pour les séries entre 2005 et 2007 - soit donc entre le dernier épisode de Six Feet Under et le dernier épisode des Soprano. On peut éventuellement préférer l'une à l'autre, préférer une troisième à ces deux-là (personnellement j'avoue que The Wire m'a peut-être encore plus captivé)... impossible en revanche de nier que chacune d'entre elle, au-delà de ses qualités intrinsèques, a laissé un héritage considérable, marqué son temps au point que quasiment toutes les séries contemporaines doivent quelque chose à l'une ou à l'autre (voire au deux). En l'occurrence : sans les Soprano, pas de The Shield, pas de Dexter, pas de Californication, probablement pas de 24 ni même de House. Et sans Six Feet Under, pas de Nip/Tuck, pas de Mad Men, pas de Breaking Bad - probablement même pas de Desperate Housewives.

On sait gré à Alan Ball d'avoir apporté au moins deux éléments essentiels aux séries contemporaines : l'intérêt pour la chronique de mœurs et les petits drames (ou petites joies d'ailleurs) de la vie intime, sujets rarement évoqués jusqu'alors (avant Six Feet Under, les personnages de séries avaient parfois une vie privée, mais toujours parallèlement à leur activité principale ; à partir de celle-ci, il a été acquis que la vie privée des personnages pouvait et devait être leur activité principale) ; la représentation visuelle fantasque de la psyché (d'ailleurs ébauchée dans les Soprano), qui a particulièrement fait école (il suffit de regarder dix minutes de séries aussi antinomiques que Nip/Tuck, Scrubs ou Chuck pour s'en rendre compte... sans parler de toutes les séries qui, de Lost à House, autorisent leurs personnages à voir des morts). On pourrait même en ajouter une troisième : la complexité psychologique, centre névralgique de Six Feet Under.

Car la grande spécificité de cette série, c'est somme toute d'avoir mis en scène des héros très ordinaires, individus simples aux vies simples... mais pourvus de psychologies incroyablement complexes, jamais linéaires ni prévisibles. Quelqu'un disait que Six Feet Under était à rapprocher de la Comédie Humaine... ce n'est en ce sens pas tout à fait exact, encore qu'elle soit à peu près aussi inégale que l’œuvre de Balzac, mais s'il y a bien un élément qui n'existe pas dans la Comédie Humaine, c'est la psychologie. Ou alors on peut dire, pour paraphraser Malraux, que Six Feet Under c'est l'introduction de la psychanalyse dans l'œuvre balzacienne. Ce qui ne serait du reste pas moins réducteur que la fameuse phrase du fameux André...

Parce que dans le fond, à travers cinq années (et un peu plus...) de la vie d'une famille de croque-morts Alan Ball ne parle jamais que d'une seule chose : la vie, la soif de vie même. Et comment cette soif parvient à s'épanouir (ou non) au cœur du noyau familial. Réunis par la mort du père, qui revient régulièrement les hanter, les quatre héros (la mère, les deux fils et la fille) se retrouvent à tenter de cohabiter afin de bâtir cette existence dont ils comprennent mieux que personne le côté éphémère, et de reconstruire une structure familiale volatile. Le point le plus fort de la série étant sans doute qu'elle montre avec une rare subtilité comme chaque individu peut s'avérer radicalement différent selon qu'on le capte dedans ou à l'extérieur de sa famille, qu'elle souligne ce besoin d'émancipation de la règle familiale tout en mettant en relief l'impérieuse nécessité d'enracinement. C'est une évidence lorsque l'on regarde les trajectoires des enfants : Claire, adolescente brillante totalement mutique lorsqu'elle est a la maison ; Dave, fils modèle et limite réactionnaire déchiré entre son catholicisme pratiquant et son homosexualité ; et bien sûr Nate, celui qui a fui il y a longtemps et qui, de retour à la maison, se métamorphose immédiatement en ado attardé.

Sans doute une des plus belles œuvres jamais écrites (ou tournées) sur la famille, Six Feet Under est aussi évidemment très bien placée au top des plus grandes œuvres écrites sur la mort. Soit donc sur son corollaire : la vie. Aucune série n'a si parfaitement montré les deux versants de ce même cycle, au point que la série elle-même soit cyclique et que l'ultime saison ait été fort logiquement conçue comme l'achèvement non seulement de la série, mais aussi de la vie de ses héros. Mieux : dans Six Feet Under, à chaque séquence sur la mort répond une séquence pleine de vie. Car loin de nous plomber, la série nous fait plus souvent rire qu'autre chose, y compris lorsqu'un enfant meurt ou qu'un personnage sombre dans la dépression. Incroyable de fantaisie et d'inventivité, Alan Ball a mis en place un univers principalement constitué de dialogues doux-amers et de visions fantasmagoriques, liant vie et mort dans une même partition. Qu'importe que l'on meurt à la fin : l'important est de vivre, du mieux possible, auprès des siens. Et c'est Ruth, la mère qui devenue veuve se découvre une étonnante passion pour la vie charnelle, qui incarne le mieux cette sensualité exacerbée. De l'acceptation à la transgression, il n'y a qu'un pas : les chroniques de la famille Fisher touchent aux thèmes les plus tabous qui soient dans l'univers des séries (mort, suicide, homosexualité, religion) non par goût de la provocation (contrairement à une certaine série pleine de vampires), mais par amour de l'humanité. Blancs ou Noirs, hommes ou femmes, hétéros ou homos... les personnages de Ball - cela vaut pour cette série comme pour True Blood ou ses deux films (2) - sont tous égaux dans la déjante, la solitude ou l'amour.

Le résultat n'en est que plus bouleversant : lorsque résonne pour la dernière fois ce petit générique entêtant, impossible de réprimer ses larmes. Magnifique du début à la fin, même si l'on avouera que les deux derniers saisons peuvent ennuyer par endroits, Six Feet Under est à la fois la série la plus drôle et la plus triste de tous les temps, d'une poésie et d'une tendresse pour l'heure jamais égalées...


👍👍👍 Six Feet Under (saisons 1-5)
créée par Alan Ball
HBO, 2001-05



(1) Je parle bien sûr de sa saison 1... le premier épisode de la seconde ayant été la meilleure audience de HBO depuis le final des Soprano en 2007...
(2) American Beauty, dont il fut l'oscarisé scénariste, et le très glauque Towelhead, son unique réalisation au cinéma.
...