jeudi 4 décembre 2008

Matt Elliott - Apothéose

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Comment dire ?…

Nous sommes en 2008 et déjà certains font les bilans d’une décennie étrange, aussi avare en révolutions musicales qu’en icônes populaires. Le mélomane étant par définition champion toute catégorie de la liste et du classement, chaque blogueur sans doute ira d’ici quelques mois de son top personnel des meilleurs albums des années 2000, jettera un coup d’œil dans le rétroviseur et que verra-t-il ? Pas grand-chose. Le rockeur le plus populaire de sa génération (un certain Pete D.) vit déjà en bonne partie de son glorieux passé, accélérant un processus qu’on a relevé autrefois chez toutes les rockstars passées la quarantaine (Doherty, lui, n’a pas 30 ans). Quelques albums sont sortis du lot mais a priori et à moins qu’on ait loupé quelque chose de considérable la décennie 2000 restera dans l’histoire de la pop, du rock ou de la folk comme celle qui nous offrit le moins d’artistes incontournables et le moins de disques majeurs (une douzaine tout au plus, dont trois des mêmes Radiohead). Ça fait léger, très léger. Quant à l’avenir de la musique… ma foi : il semble que le sens commun ait renoncé à chercher cette « nouvelle musique », cette « musique de demain » avec laquelle il nous bassina durant toutes les années quatre-vingt-dix – il faut dire qu’à l’époque il croyait dur comme fer en l’électro… on a vu ce qu’il en a été durant la décennie suivante. Des artistes valeureux sont apparus, d’autres ont confirmé tout le bien qu’on pensait d’eux… mais fondamentalement personne n’a jamais détrôné Tricky ni Amon Tobin, on attend toujours chaque production de Massive Attack comme un discours du Messie et pire encore : chaque nouvel album des Chemical Brothers demeure un événement considérable, ce qui vu la médiocrité de leur répertoire depuis dix ans en dit long sur les espérances déçues de millions de gens qui, à l’image de votre malheureux serviteur, ont eu la folie de croire un temps que l’électro était la fameuse « musique de demain ».

Au milieu de tout ça Matt Elliott fait figure de véritable ovni. Parti de sommets électroniques à une époque où il se faisait encore appeler The Third Eye Fundation et pratiquait une drumb’n'bass sombre et foisonnante, il a réussi l’improbable pari de s’imposer en une poignée d’albums majeurs comme l’un des plus grands songwriters de notre temps, ce qui n’était pas gagné d’avance. Qu’on ne s’y trompe d’ailleurs pas : il ne sera pas du tout question d’electro dans cet article – Elliott n’en pratique plus depuis belle lurette. Conscient des limites de l’exercice synthétique (parce que bon, c’est bien joli d’utiliser des sons synthétiques, ça fait illusion un temps mais après on fait quoi ?) il a largement transcendé l’exercice ces dernières années, au gré de trois albums solo exceptionnels dont l’écoute successive montre l’électronique se dilluant un peu plus à chaque étape – pour finalement n’être qu’un lointain souvenir sur le quatrième : cet Howling Songs paru le mois dernier. Fait rarissime : on ne se félicite même pas d’apprendre qu’un nouvel album de The Third Eye Fundation paraitra l’an prochain ; en fait… on s’en fout complètement, et pourtant c’était assurément l’un des projets les plus excitants des années quatre-vingt-dix.


De la B.O. de Dead Man, par Neil Young, Christophe dit un jour : « S’il y a une “nouvelle musique” quelque part, c’est celle-ci. » On se gardera de commenter la citation (même s’il est vrai que ce disque est incroyablement fort et singulier) pour se contenter de la reprendre à notre compte : s’il y a une « nouvelle musique » quelque part, alors sans aucun doute peut-on la croiser sur les albums de Matt Elliott. Et ce troisième volet de la trilogie des Songs (après le superbe Drinking Songs et le capital Failing Songs) ne nous fera nullement mentir. Assemblage improbable de folk traînante à la Leonard Cohen et de musique tzigane composée dans un format évoquant plus souvent les chants religieux que la pop-music, Howling Songs trace le même lancinant sillon que ses deux prédécesseurs sans qu’on puisse réellement s’en plaindre : il serait en effet absurde de dire (comme certains ignares l’ont déjà fait ici ou là) qu’Elliott se répète (oh !), qu’il décline la même formule, voire que Howlings Songs est moins bon que les deux autres. Tout ceci est faux et archi faux. Bien au contraire, Matt Elliott poursuit sa mue (l’achève même probablement), fait évoluer tranquillement son univers crépusculaire, sans véritablement changer le style ni l’humeur certes… mais il serait complètement fou de faire le contraire.

Car justement si ses albums sont si essentiels c’est parce qu’ils ne ressemblent à rien d’autre d’une part ; parce que leur noirceur langoureuse est unique en son genre d’autre part. Mélancolique au sens le plus strict du terme (c’est-à-dire façon dix-neuvième, et pas selon l’acceptation contemporaine quasi-synonyme de « nostalgique »), Matt Elliott est peut-être le dernier grand romantique et Howling Songs, dès la première écoute, de faire danser les fantômes deux par deux : Wordsworth avec Nick Drake, le Bashung de l’Imprudence avec Keats… tous semblent s’être donnés rendez-vous pour changer l’Enfer de Dante en une improbable salle de bal, on aurait même envie parfois de citer Liszt si la simple évocation d’un rapprochement entre classique et pop ne nous glaçait pas d’effroi.

Aucune importance que l’on soit désormais en terrain connu, donc, tant ce terrain demeure en 2008 la propriété du seul Matt Elliott. D’autant que Howling Songs propose une nouveauté de taille : l’artiste est devenu un interprète exceptionnel, psalmodiant de sa voix grave (dans tous les sens du terme) des textes particulièrement soignés. Il n’en fallait pas plus pour qu’on ose suggérer qu’il s’agit là de son œuvre la plus aboutie à ce jour (ça n’empêchera pas chacun d’avoir sa préférence – la nôtre allant au chef-d’œuvre Failing Songs). Toujours aussi sombre et torturée, définitivement pas à mettre entre toutes les mains, la musique de Matt Elliott se pare désormais de chansons parfaites et redoutables telles "Bomb the Stock Exchange" ou "A Broken Flamenco", et s’il s’agit de clore une trilogie, gageons que Howling Songs est tout autant l’incipit d’un nouveau chapitre tout aussi passionnant. Qui se jouera, bien sûr, loin des formats traditionnels de la pop (il ne s’agit d’ailleurs pas de pop au sens où l’entendent les patrons de labels et autres critiques, mais de « musique populaire » au sens large) ; et sera toujours agrémenté de ces fresques musicales macabres dont seul Elliott a le secret ("The Howling Song" est pour le moins effrayante, quand l’inaugural "The Kübler-Ross Model" et ses onze minutes risquent de rebuter un certain nombre d’auditeurs égarés).

On pourra donc toujours pleurer sur l’anonymat total de ce songwriter unique, force est de reconnaître que sa musique a assez peu de chances de s’écouler par palettes un jour – on n’est pas du tout dans le cas (habituel dans ces pages) d’un artiste méconnu alors que ses chansons pourraient tout à fait devenir des tubes dans un monde meilleur. D’ailleurs il n’y a guère que dans un pire des mondes ravagé par l’Apocalypse que Matt Elliott pourrait devenir une star, on l’imagine bien prêchant sous un ciel rougi du haut de sa montagne surplombant une ville dévastée. Il n’empêche : si vous aimez les voyages musicaux, si la mélancolie vous sied à ravir et si vous ne supportez plus d’entendre le premier chanteur-rimeur franchouillard venu être qualifié de Poète… vous avez de grandes chances de devenir le ou la quinzième fan du grand, de l’incontournable, du génial Matt Elliott.


👑 Howling Songs 
Matt Elliott | Ici d'ailleurs, 2008