[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°22]
Nocturne du Chili - Roberto Bolaño (2000)
Au début des années 2000, la France découvrait médusée qu'on lui cachait depuis des années l'existence d'un authentique génie, un auteur quasiment inconnu à la virtuosité si écrasante qu'une petite décennie de publication suffit à en faire un classique - rien que ça. C'est peu dire que son succès fut fulgurant : en une poignée d'années Roberto Bolaño (c'était son nom) vit sa bibliographie traduite à la chaîne, un véritable continent englouti (sans mauvais jeu de mots ou référence taquine au peu d'intérêt du public français pour les auteurs sud-américains) explosant au grand jour avant d'exploser en vol - le hasard voulut que Bolaño mourut moins d'un an après que le lecteur français émerveillé ait eu le loisir de faire sa connaissance.
C'est qu'avec lui tout va très (trop ?) vite - ses livres sont d'ailleurs généralement assez courts. Aussi ne sera-t-on pas surpris qu'il se soit chargé dès l'aube de cette décennie d'en publier le livre le plus important - si important en fait que toute comparaison parmi ses contemporains ne serait qu'une blague des plus déplacées.
En apparence pourtant Nocturne du Chili est un (petit) livre comme les autres ; ne serait-ce cette magnifique couverture (un détail de Matta) il passerait sans doute totalement inaperçu sur les étagères de votre librairie ou bibliothèque préférée... c'est pourquoi je vous demanderai la plus grande attention la prochaine fois que vous irez faire vos courses culturelles : Bolaño restant encore relativement peu lu dans nos contrées (ou disons pas assez, sans doute parce que non disponible en poche pour le moment) vous avez encore pour quelques années l'occasion de briller en société sur le mode Quoi ? Tu n'as pas lu « Nocturne » ? Attends mais t'es dingue ? Le plus grand livre de la décennie ?..., ce qui assurément ne sera plus le cas dans cinq ans vu que l'auteur est mort foudroyé en pleine gloire.
On vous aura prévenu.
« ... il me reste encore assez de forces pour me souvenir et pour répondre aux injures de ce jeune homme aux cheveux blancs qui, [...] sans que quiconque le provoque et sans que rien ne l'explique, m'a insulté [...] Que cela soit clair. Je ne cherche pas la confrontation, jamais je ne l'ai cherchée, je cherche la paix, la responsabilité des actes et des paroles et des silences. Je suis un homme raisonnable. J'ai toujours été un homme raisonnable. »
Nous sommes à la page douze (le livre commence à la onze) et voici le décor planté. Insulté ou croyant l'être, le Père Icabache entend se défendre d'accusations proférées dont on ne connaîtra jamais la teneur précise mais qui n'auront de cesse de se dévoiler au fur et mesure que se déroulera sa délirante confession.
Qu'a-t-il donc fait, ce membre éminent de l'Opus Dei reconverti en critique littéraire à l'œil acéré ? Rien, à vrai dire. C'est bien ce qu'on lui reproche. Innocent jusqu'au bout des ongles il s'est tu tout au long de sa vie, s'est enfermé au milieu de ses livres alors que son pays sombrait dans la dictature, a donné des cours de marxisme (!) à Pinochet car tel était son devoir... voilà tout - ou presque. Faisant du pied au côté obscur d'un Chili peu désireux de se souvenir, Icabache symbolise la meute silencieuse des artistes et des intellectuels chiliens face à un dictateur qui les fascine autant qu'il les effraie. Pour mesurer l'impact politique d'un tel livre, sans doute faudrait-il essayer d'imaginer son équivalent dans la France de la fin des années quarante... imaginer, oui. Bien sûr. Car les auteurs français ont toujours sagement pris soin de contourner le sujet (il ne vous aura pas échappé qu'à l'exception de Céline tous les intellectuels français sous Vichy étaient de courageux résistants ? Pas un qui ne soit un héros, que dis-je un héros ? Un prophète ! Et ceux qui n'étaient pas défendables, ma foi, on s'est empressé de les oublier...). Bolaño, lui, d'autant plus féroce qu'il n'écrit que deux ans après la fin de l'ère Pinochet 1, passe directement à la caisse et le fait de la plus belle des manières : au gré d'un sublime poème en prose au long duquel le coupable psalmodie jusqu'à ce que « se déchaîne une tempête de merde ».
On n'est cependant pas dans l'habituel procédé du monstre lettré et attachant (à la façon de Manguel dans ses Dernières nouvelles d'une terre abandonné) ; le thème central du roman n'est pas tant l'humanité du monstre (ni la monstruosité de l'humain) que le remords... ou le cas échéant l'absence de remords. C'est son silence qui rend le narrateur de Nocturne du Chili monstrueux ; c'est son absence de remords, cette renvendication permanente de son innocence, qui le rendent si profondément antipathique, qui empêchent le lecteur d'éprouver pour lui la moindre compassion. En cela Bolaño épingle-t-il aussi (quoiqu'indirectement) la difficulté des organisations séculaires (l'Eglise Catholique en tête) à se remettre en question et à reconnaître leurs erreurs alors même que la culpabilité est un des socles de leurs croyances.
Epingle - c'est le mot juste. Combien sont-ils à avoir su épingler sans rien perdre de leur poésie, de leur lyrisme, voire même de leur onirisme ? Victor Hugo mis à part, peu de noms me viennent à l'esprit. C'est ce que réussit admirablement Bolaño dans ce roman aussi essentiel de par son fond que de par cette forme singulière où la musicalité des mots s'accomplie dans un art consommé de la mise en scène (cent lignes suffisent pour basculer d'un psaume crépusculaire à une séquence effroyablement burlesque).
Gabriel Celaya clamait que la poésie était « une arme chargée de futur ». Près d'un demi-siècle plus tard Bolaño, qui n'avait que deux ans au moment de la publication des Cantos Iberos , en apporte la preuve.
Trois autres livres pour découvrir Roberto Bolaño :
Etoile distante (1996)
Les Détectives sauvages (1998)
Des putains meurtriètes (nouvelles / 2001)
1 Si son « mandat » prit officiellement fin en 1990, Pinochet occupa des fonctions militaires et politiques jusu'en 1998, année de son arrestation.
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