mercredi 22 octobre 2008

Le Charme discret des muselières

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Il semblerait qu'il existe un décalage croissant (?) entre l'enseignement de la littérature et les préoccupations de nos jeunes (en un seul mot, JEUNE, du latin JEUNUS : Corps étranger s'épanouissant à l'arrière de la Picasso que l'on rendra responsable de tous les maux de la société), le fait est aussi difficile à contester que le sujet complexe à résoudre - d'aucuns même hausseraient sans doute les sourcils sur le mode : Quoi ? Il faut donc le résoudre ? ... mais bon, en gros et à un ou deux Finkielkraut près (lequel nous dirait sans doute que la littérature n'est de toute façon pas faite pour être appropriée par ce jeune gavé d'Internet, que c'est lui et non elle qui se doit de s'adapter…), on s'accorde tous plus ou moins sur le diagnostic. Oui, il est triste que des années d'enseignement de la littérature puissent dégoûter au lieu de donner envie de lire, il est dommage que certains lecteurs soient perméables à certains auteurs à cause de l'école (même si l'on devrait plutôt dire à cause de leur rapport à l'école). On peut éventuellement considérer la question comme secondaire ; on peut difficilement s'en féliciter.

Est-ce si dramatique ? C'est la question qu'on est en droit de se poser à force de voir les idéologues de tout crin monter au créneau, qui pour défendre notre noble et belle littérature (comme si elle en avait besoin), qui pour la désacraliser (idem), qui pour proposer des solutions miracles… ah ça, pour sauver la littérature dans les cartables de nos têtes blondes, les intellos ont plus d'idées que pour nous épargner une crise sans précédent ou le spectre d'une nouvelle Guerre Mondiale. L'école, tout le monde a un excellent avis sur la question et les enseignants seraient bien avisés de ne pas trop la ramener – c'est quand même un peu leur faute tout ça (même s'ils font un beau métier, hein, quand même). Cependant soyons lucides : plein d'idées ne veulent pas dire bonnes idées. Je le dis d'autant plus sereinement que je me définis moi-même comme un centriste de la sacralisation (si si ça existe), à savoir que je ne considère nullement (preuves et documents à l'appui) que la littérature effraie le Jeune – juste que Flaubert le fait chier. Aucune importance : jeune, Flaubert m'a fait chier aussi. Ca ne m'a pas plus empêché d'être heureux que d'écrire ceci (ni même d'écrire tout court). Peut-être même est-ce dans l'ordre des choses, quand on est un jeune, de se faire chier en étudiant Flaubert ou Zola ou Balzac. Après tout n'est-ce pas dans l'ordre des choses de détester la musique de ses parents ? Tout à fait entre nous… si j'avais dix-sept ans et que je lisais l'article en lien ci-contre, ça me donnerait vachement envie de lire ce mec, là. Flaubert.

(quoi ? moi ? modeste ?)

Vous avez bien compris mon idée proprement révolutionnaire, mon point de vue absolument déconcertant puisque lorgnant vers un statu quo pour le moins effarant (le statu quo étant considéré en matière d'enseignement comme l'Ennemi Suprême ; il faut changer tout, tout le temps, tous les ans, nouveaux programmes, nouvelles méthodes… l’Éducation Nationale est le terrain de jeu favori des intellectuels français, le laboratoire d'un zapping intellectuel épuisant… dont le paradoxe ne manque pas de sel : malgré les changements de programmes incessants et les volte-faces méthodologiques j'ai quand même peu ou prou étudié au lycée les mêmes bouquins que mon petit frère ou que ces jeunes lecteurs qui viennent me demander des plans de commentaire composé du Sagouin de Mauriac – c'est vous dire l'intérêt majeur de ces duels pour lesquels certains sont prêts à mourir pour de vrai). Tout n'étant qu'une question de méthode (N.B. : la méthode c'est un peu comme l'intimité d'un enseignant dont tout le monde examinerait l'hymen et les préférences sexuelles), éventuellement de choix de textes (avec tous les classiques amusants, délirants ou résolument modernes que renferme le seul dix-neuvième on peinera à justifier que Zola et Maupassant exercent de tels monopoles)... la théorie n'y pourra pas grand chose – sauf à créer une Starac' pour profs de français (pardon : de lettres, il faut dire de lettres aujourd'hui – ça fait mieux). En admettant bien sûr qu'il y en ait réellement besoin, hypothèse finalement sujette à caution : les jeunes lisent-ils vraiment moins aujourd'hui qu'il y a dix ans ? L'enseignement de la littérature est-il si catastrophique qu'il faille d'urgence le réformer ? A priori il n'empêcha pas une multitude de jeunes gens de devenir des adultes blogueurs respectés et intéressants, ce qui tendrait à dire que quelque part tout n'est pas complètement pourri au royaume de l'enseignement…

… et justement : le royaume tremble aujourd'hui. Il y a un nouveau shérif en ville, il est jeune et beau (en fait… il me ressemble), il a plein d'idées et un humour corrosif, et il vient enfin de trouver la solution à tous nos problèmes d'Educ Litté Nat (pour les intimes). Avec son Antimanuel de littérature, n'ayons pas peur des mots, François « Zorro » Bégaudeau va sortir nos gosses de l'ornière (encore un petit effort et il fondera sa propre secte).


De Bégaudeau décidément on pourrait dire ce qu'on disait autrefois de Chirac : il pose souvent les bonnes questions, mais donne systématiquement les mauvaises réponses. Appliquée à l'un comme à l'autre la citation nécessite d'ailleurs un ajustement, car de même qu'on se demande quelles réponses (bonnes au mauvaises) Chirac put donner à (au pif) la mondialisation, on plaindra celui qui ouvrira l' Antimanuel de littérature en espérant y trouver un quelconque éclairage, une quelconque analyse… c'est bien là tout son problème. Fondamentalement sympathique, croulant sous les bonnes intentions et renfermant quelques vannes efficaces, le dernier Bégaudeau est aussi effarant de superficialité, de vanité et d'auto-complaisance assumée. Car à qui profite la farce sinon à l'auteur lui-même, tout auréolé qu'il est de sa nouvelle starification pour avoir joué un impeccable lui-même dans un film gentiment consensuel, pensez donc que même les critiques ciné saluent la performance.

(copinage ? Force est de reconnaître que les mêmes critiques ont été plus partagés à propos de l'interprétation de Pompon en destrier d'Aragorn dans Le Retour du Roi - Pompon pourtant excellent dans son rôle : on aurait cru un vrai cheval !)

De ce film à succès j'avais songé à faire un article, jusqu'à m'arrêter devant une évidence qui n'a sauté qu'à mes yeux : il n'y a pas grand chose à en dire. Bien écrit, bien filmé, il ne fait pas vraiment de mal et exalte de nobles valeurs, réussissant la paradoxale performance d'être à la fois le décalque du roman dont il est adapté et quelque chose comme son antithèse : nettement plus équilibré, nettement plus humain (le fait d'avoir donné corps à des élèves totalement désincarnés sous la plume de Bégaudeau n'y est sans doute pas pour rien), Entre les murs version grand écran est une belle ode au langage (à la joute verbale, même) qu'il serait dangereux de prendre (comme on le fait depuis des mois) pour un film sur l'enseignement. Car en fait de déficit pédagogique il ne soulève que celui de son héros - que celui qui a déjà croisé un prof comme François Marin me le présente de toute urgence. J'avais émis il y a quelques temps l'hypothèse qu'Entre les murs, avant d'être un livre sur l'enseignement, puisse être l'autoportrait d'un jeune prof qui s'était gouré de vocation… avec le film, plus aéré, cette vérité-là éclate au grand jour. Peu de pédagogie, un manque de recul confinant à la pathologie… inutile d'en faire trop : une poignée de profs s'en est déjà (très bien) chargé dans l'Obs il y a quelques semaines. Sans doute d'ailleurs était-ce une erreur de juger la crédibilité du film, de ne le faire que par le petit bout (pédagogique) de la lorgnette… quitte à ignorer les vrais qualités (rythme, humour, dialogues) d'une œuvre plutôt réussie.

Le dommage collatéral de cela c'est que notre ami Bégaudeau se trouve du coup frappé du syndrome Obispo, et mon jumeau pendulaire et hyperbolique de se mettre à être partout tout le temps, fermant des clapets et donnant des leçons à qui mieux-mieux… or ce qui est en soi désagréable venant de n'importe qui l'est plus encore venant de quelqu'un pour qui les termes rigolo, dilettante ou frimeur semblent avoir été inventés tout exprès !

A qui l' Antimanuel de littérature donne-t-il des leçons ? me demanderez-vous. C'est justement ce qu'on aimerait bien déterminer – encore faudrait-il pour cela qu'on parvienne à dégager une quelconque ligne de pensée de ce qui a tout l'air d'un gag. Aux profs ? Même pas, sauf à considérer que n'importe quel ex-prof faisant le mariole est un danger public (auquel cas nos prisons seraient encore plus remplies qu'elles le sont). Aux jeunes lecteurs ? Certainement pas : l' Antimanuel est pétri de références qui ne parleront pas du tout auxdits jeunes. A leurs parents ? S'ils sont bobos, peut-être… mais à condition toutefois qu'ils n'aiment pas lire des essais et n'excèdent pas les trente-cinq ans, parce que le bordel sidérant dont témoigne l'objet irriterait probablement plus d'un lecteur. En fait, Bégaudeau donne l'impression de viser une cible microscopique, de prêcher une petite clique en espérant la faire grandir en profitant de la vitrine exceptionnelle que lui procure le film de Laurent Cantet. On admettra que ça ne manque pas de piquant, vouloir ainsi pourfendre tous les élitismes en publiant au final un bouquin encore plus segmentant que les manuels auxquels il prétend s'opposer. Car précisément si les Largarde & Michard et consorts ne sont pas ce qu'on peut appeler des ouvrages maniables (litote), ils ont au moins le mérite de distiller un semblant de savoir et d'atteindre bon an mal an leurs objectifs. En puisant à outrance dans la culture populaire contemporaine, amenée par définition à disparaître des mémoires sous deux décennies, Bégaudeau ne parvient qu'à rendre son livre inutilisable pour quoi que ce soit, quand bien même il serait parfaitement charpenté par ailleurs – ce qui est loin d'être le cas. Les références d'un jeune de 2008 n'étant déjà plus celles d'un jeune de 2006 on peut tout à fait imaginer Bégaudeau republiant son Antimanuel tous les deux ou trois ans, au gré des modes – or la mode est à peu près l'inverse absolu de l'art (qu'on l'écrive avec ou sans majuscule).


On a donc un gros doute quant à la cible de ce livre plus vain que subversif, dans lequel le sparing-partner officiel du Golb vise en gros une poignée de personnes de sa génération et de son niveau d'études – un comble lorsqu'on prétend vulgariser. Ses bonnes vannes sur tel ou tel auteur n'étant intelligibles que par quelqu'un connaissant un tant soit peu ledit auteur (ou son contexte, ou au moins son nom) et n'étant jamais suivies d'une présentation un tant soit peu sérieuse (d'un élargissement – général vers particulier ou léger vers approfondi) on reste la grande majorité du temps dans le superficiel et dans la blague, jamais dans l'essai, jamais dans cet art délicat et nécessaire de dire des choses importantes en usant de second degré (art dont se revendique l'auteur, on l'imagine). Désacraliser la littérature, disait-il ? Aucun risque que les légitimistes sautent au plafond (quoiqu'il ne faille pas grand chose, c'est vrai, pour mettre en branle leurs ressorts) : Bégaudeau n'a à vrai dire que de la gueule et ne s'y attaque jamais vraiment, à cette littérature… se contentant de tourner autour, de faire des plaisanteries entendues sur le sujet, sans tenter une remise en cause qui m'aurait probablement insupporté… mais qui au moins aurait eu le mérite de le mouiller un peu. On pourra tout au plus reprocher à François son refus de la hiérarchisation (il mêle sans vergogne classiques, auteurs contemporains inconnus, auteurs populaires… etc.) mais comment lui en vouloir alors qu'il est déjà à peine capable d'organiser son manuel de manière à peu près logique ? Les Bégaudeau maniaques (il paraît qu'il y en a de plus en plus) l'adorent pour son côté dilettante, il leur livre ici par conséquent du Bégaudeau de première main, sa version non pas tant du Lagarde & Michard que de La littérature pour les nuls. Pour vous donner une idée du degré d'approfondissement de son travail, pensez donc que lorsqu'il cite Ally McBeal non seulement il ne songe pas que la référence est abscons pour n'importe quel ado de 2008 (et pas que des ados), mais en plus a-t-il a décidé que cette série comptait six saisons… alors qu'il n'y en a que cinq. Détail anodin arraché au détour d'un passage si anecdotique que je n'ai pas réussi à le retrouver au moment d'écrire ces lignes... mais détail dans le fond cruellement révélateur du degré de réflexion et de travail fourni pour cet Antimanuel , dont le crime n'est pas tant de faire constamment appel à la culture populaire (c'est même plutôt une bonne idée dans l'absolu) que de le faire à tort et à travers en oubliant que dans un manuel de littérature, anti ou non, c'est quand même bien qu'il y en ait. De la littérature.

Vous noterez qu'au final, la question sur l'enseignement de la littérature au collège et au lycée n'a plus grand intérêt trois cents et quelques pages plus loin. Sans doute parce que Bégaudeau, dans le fond, n'a pas vraiment d'idée sur la question. Comme dans la plupart de ses interventions il fait surtout penser à un homme politique marrant et pas trop con qui hélas ne bosserait pas du tout ses dossiers – son véritable talent étant d'avoir réussi à faire croire au grand public qu'il sait de quoi il parle. Il est d'ailleurs bien mal placé pour s'y coller, lui qui est un pur produit de la méthode d'enseignement qu'il dénonce. Un vrai intellectuel à l'ancienne (le langage a changé mais fondamentalement il ne propose que des idées très formatées), ultra-cultivé parce qu'ultra-agrégé, issu du double sérail et de l'Educ Nat et du journalisme chébran… il a beau jeu après ça de prétendre nous expliquer la faillite du système, de prétendre expliquer aux profs pourquoi ce qu'ils font ne marche pas alors que sa seule existence démontre le contraire. Si l'on peut difficilement être en désaccord avec ses diagnostics, difficile toute de même de ne pas rire lorsqu'il tente d'ériger ses idées en exemples… car à force d'insister sur le côté « expérience vécue » d' Entre les murs (livre ou film), ça finit quand même un peu par se retourner contre lui : du point de vue pédagogique, objectivement (c'est clairement énoncé dans le long-métrage), l'année de François Bégaudeau Marin est un ratage. Et c'est ce mec-là qui vient expliquer comment il faut enseigner ?

Bref : au final L'Antimanuel de littérature devient, ô grande spécialité d'un Bégaudeau faisant souvent penser à l'ado anar ne voyant pas plus loin que le bout de son nez, contre-productif : de même qu'en présentant des profs passant leur vie à parler astrologie devant la machine à café dans Entre les murs (le livre – le film est beaucoup plus lisse) il finissait par nourrir le discours délétère de la droite bien plus que ses nobles (?) idéaux de gauche, en éditant sa tambouille chez une maison spécialisée il ne fait que légitimer (outre la fumisterie de l'objet) l'idée de base selon laquelle bordel de Dieu, rien ne va dans cette grande maison, faut tout foutre par terre et tout reconstruire. Ils auront beau se jeter des anathèmes par presse interposée, il y a bel et bien un axe Bégaudeau – Finkielkraut ; le démago et le réac, après tout, peuvent bien occasionnellement inverser leurs rôles – ils sont le produit d'un même bacille. Quelqu'un osera-t-il un jour leur suggérer à l'un et l'autre… et tant qu'à faire aux Allègre, aux Sarkozy, aux Darcos… de tout simplement fermer leurs gueules ? De foutre la paix aux enseignants et de les laisser faire leur travail ? L'avis s'adresse aussi aux parents d'élèves fanas de livres comme l'Antimanuel de Bégaudeau, car c'est aussi hélas parce qu'une demande existe que ces tristes sires règnent sur les ondes comme sur les librairies : que penseriez-vous du même genre de livre sur l'exercice de la médecine, de la boulangerie, de la justice… ? L'argument du Parce que tout le monde passe un jour par l'école il est normal que tout le monde ait un avis sur la question n'est pas valable. Tout le monde mange du pain et tout le monde va chez le médecin aussi. C'est pas pour ça que je sais, moi, quelle opération faire subir à un malade du cancer. On a beau de jeu de critiquer le conservatisme (parfois réel) des enseignants : être prof c'est un peu comme être sélectionneur de l'Équipe de France, il faut s'attendre à ce que chacun considère qu'il sait mieux que vous. Travailler dans ce genre de conditions, on peut comprendre que ça ne donne pas vraiment envie de tout mettre sur la table...

Alors faisons une minute de silence et rêvons à une trêve… à une année entière où pour une fois aucune Cassandre, aucun prophète à deux balles, aucun homme politique ni aucun pseudo-intellectuel ne viendrait expliquer aux enseignants comment faire leur métier, leur donner des leçons d'autorité ou de morale ou de pédagogie ou de méthodologie… oui, MÉTHODOLOGIE. Comme méthode. Comme l'hymen du prof. Une année où on laisserait ces braves gens faire leur boulot en paix, sans qu'ils aient l'impression d'avoir fait cinq, six, sept ans d'études pour au final n'avoir pas une once de légitimité ni de pouvoir d'achat. Ça, vraiment, ce serait un incroyable progrès pour l'École. Qu'on la laisse être gérée par les gens dont c'est, plus que le métier : la vocation. Un mot qui ne veut plus dire grand chose de nos jours... c'est sans doute pour cela qu'on le croise si rarement sous la plume de François Bégaudeau.