jeudi 30 octobre 2008

Premier sommet

...

Le premier Juge Ti que j'ai lu, au milieu des années quatre-vingt dix, est tout simplement fabuleux. J'en avais gardé un très fort souvenir. Pour vous dire : sans jamais l'avoir relu depuis j'en gardais en mémoire le moindre petit détail, ses images (dans tous les sens du terme : comme la plupart des Van Gulik il est illustré par l'auteur en personne) ayant imprimé durablement mon cerveau alors adolescent. Et pourtant... alors que partant de cela j'avais les meilleures raisons qui soient d'être déçu, ou tout du moins de ne prendre que peu de plaisir à y revenir... ou peut-être tout simplement de relativiser mon enthousiasme... j'ai été littéralement stupéfait par la qualité de cet ouvrage, que je n'aurais pourtant pas eu idée d'ériger au rang de meilleur volet de la série... quand à présent, franchement, j'hésite (on va voir ce qu'en dit yueyin).

De quoi s'agit-il au juste ? demandera à juste titre le lecteur peu intéressé par mes élucubrations. D'un huis clos proprement étouffant mettant un terme définitif à l'image de superhéros infaillible que se traîne le Juge Ti depuis déjà trois volumes. Épuisé par une mauvaise grippe, voici qu'il fait escale dans un monastère taoïste accompagné de ses épouses et de Tao Gan, fidèle lieutenant recruté dans The Chinese Lake Murders. Or ce monastère a tout pour effrayer le chaland, sinistre au possible, limite glauque - à plus forte raison visité en plein orage (faut dire quelle idée aussi...)... pas de quoi arranger l'image que les disciples de Tao ont auprès du Noble Juge (ainsi que de toute la Chine de l'époque à vrai dire), qui sent rapidement poindre quelques affaires pas très nettes.

Oui mais voilà : rien ne va se dérouler comme à l'accoutumée. Poursuivant une probable vision, marchant à la suspicion (et au préjugé) bien plus qu'aux faits, c'est un Ti considérablement diminué qui va d'erreurs en boulettes, incapable somme toute d'éviter un dénouement d'une rare cruauté. Certes, chaque criminel est puni au final... mais de quelle étrange manière ? Au terme de cette nuit d'angoisse totale on ne pourra pas dire sans mentir que Ti et Tao Gan ont parfaitement accompli leurs mission(s) - loin de là. Et c'est ce qui frappe le plus au final : au-delà d'une construction exceptionnelle (plus court que la plupart des autres - de mémoire, extrêmement dense et régit par les lois de la réaction en chaîne), et d'une volonté de nager aux confins du fantastique (sinon de l'horreur pure et simple) étonnamment à propos, The Haunted Monastery a avant tout la formidable qualité d'être un roman noir qui s'ignore. Faillible, buté et volontiers obtus, le Juge Ti prend ici toute sa mesure, se nuance presque naturellement, uniquement égalé en complexité par l’ambigu et fascinant Tao Gan.

Rien d'étonnant, donc, à ce qu'en reprenant la biobliographie de Robert Van Gulik plutôt que la chronologie des enquêtes on s'aperçoive que ce volume s'inscrit pile dans l'Âge d'Or de l'auteur, une remarquable série de pépites poursuivie avec The Red Pavilion et de The Chinese Maze Murders... soit donc en comptant celui-ci le brelan d'as idéal pour débuter avec ce satané juge...


👑 The Haunted Monastery [Le Monastère hanté] 
Robert Van Gulik | University of Chicago Press, 1961