jeudi 21 février 2008

En garde, connerie humaine !

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°8]
Bouvard et Pécuchet - Gustave Flaubert (1881)

Flaubert. Je pense que par association d’idées ça doit bien vous rappeler de vagues souvenirs d’heures d’études proprement bassinantes passées sur le plus beau roman de tous les temps, Madame Bovary , qu’on vous a enseigné trop tôt et à peu près n’importe comment. Rassurez-vous : on est tous passés par-là. Rares sont ceux qui ont aimé Flaubert grâce à l’Éducation Nationale. En général, cela se fait plutôt en dépit de. Rendez-vous compte qu’à mon époque antédiluvienne on étudiait Madame Bovary en quatrième. ! A douze, treize ans ! Autant vous dire que j’ai failli ne plus jamais y revenir – à Flaubert. Heureusement qu’un prof inspiré m'a mis entre les pattes ses autres livres – notamment Salammbo et Bouvard et Pécuchet. Tellement différents… tellement pas… flaubertiens !

(…rappelons que cet adjectif consacré désigne en fait Madame Bovary et la seconde mouture de L’Éducation sentimentale, mais que les quatre – seulement – romans de Flaubert sont si différents les uns des autres, si antagonistes même, parfois… qu’il n’a guère de sens, en fait…)

Du premier je ne piperai mot – Laiezza l’a déjà fait bien mieux que je ne l’aurais pu. Je me réserverai donc le second, ça tombe bien : c’est celui que je préfère – le contraire eût été fâcheux.

Mais au fait : connaissez-vous Bouvard et Pécuchet ? L’avez-vous lu ?


Probablement pas. C’est un tort, mais ce n’est pas de votre faute. L’ultime roman de Flaubert, paru un an après sa mort, a été fort curieusement balayé de l’histoire littéraire. Il est tombé sous un double couperet ; celui d’un statut bancal – il est inachevé – et celui, bien plus grave aux yeux des professionnels de l’histoire littéraire, d’un genre honni – c’est un roman comique. Autant dire : l’horreur absolue. Un livre pour rire ? Non, pas possible. Les livres comiques on les aime bien… mais de là à les considérer comme des chefs-d’œuvre, non – faudrait voir à pas déconner. Même si c’est de Flaubert qu’il s’agit. Surtout : comment un grand écrivain a-t-il pu ainsi se fourvoyer durant pas moins de huit ans (de 1872 jusqu’à sa mort) dans un projet aussi peu sérieux ? Faire rire. C’est une blague ?

L’espèce de mépris implicite frappant les romans humoristiques ne remonte donc pas, vous le voyez, à la semaine dernière : l'un des premiers d’entre eux (et non des moindres) en a fait les frais. Et pourtant : quelle merveille ! Achevé, il serait sans doute devenu le plus grand livre de son auteur. En l’état, il demeure une œuvre majeure, singulière et absolument indémodable – car s’il y a bien un truc qui ne prendra jamais la moindre ride… c’est à coup sûr la connerie humaine.

Hasard ou plagiat psychiqueTM allez savoir ? Le fait est que je ne me rappelais plus, lorsque j’ai inventé (enfin : cru inventé) l’expression médecin de garde de la connerie humaine, que le sous-titre d’un des mes livres favoris était… Encyclopédie de la bêtise humaine ! Et de ce point de vue je m’incline très respectueusement : Flaubert est insurpassable. Un maître. Que je fais d'emblée Cardinal de l'Anticonnerisme primaire - à titre posthume. Car à défaut d’avoir tué la connerie humaine, il en a rendue caduque l’analyse. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la médiocrité profonde de vos congénères sans jamais oser le demander se trouve dans Bouvard et Pécuchet. Inutile de chercher plus loin. Au chômage, les pseudo-comiques contemporains. Gus va bouffer du bourgeois – accrochez-vous ça décape.

Soit donc Bouvard et Pécuchet, deux braves bourgeois comme on en croise encore parfois dans notre douce Normandie. Ils se ressemblent beaucoup, communiant dans une même vision terre-à-terre de la vie et de la société. Comme beaucoup de Français moyens d’hier comme d’aujourd’hui, ils sont donc tout à la fois cons et touchants, bas de plafond mais d’une bonne volonté désarmante. Et c’est donc en toute logique que, lorsque Bouvard va hériter de quinze mille livres de rente, nos deux compères vont décider de s’associer. Pour quoi faire ? Eh bien… pour faire quelque chose. Le quoi n’a pas tellement d’importance. L’essentiel c’est d’avoir un truc à faire, un truc valorisant, un truc qui en jette. Dont acte : ce sera l’agriculture. Ou bien l’archéologie ? Ou peut-être la littérature ? Mais avez-vous entendu parler, très cher, de cette nouvelle discipline dont le tout Paris se fait l’écho : la gymnastique ?

Et ainsi de suite durant quatre-cent-quinze-pages de bonheur. Bouvard et Pécuchet vont tout essayer (je vous laisse découvrir la liste exhaustive), tout foirer pitoyablement, drôlatiquement, ridiculement. Et en dépit des échecs, pas question de se décourager : l’optimisme béat et immuable des deux zozos s’avère encore plus drôle que leurs pérégrinations, et le lecteur d’être partagé entre le rire et la consternation, la moquerie grasse et une tendresse profonde. Après tout : ils ne sont pas si méchants. Ils sont juste bêtes, inconstants, mais même Flaubert... on sent bien qu’il a du mal à les détester. Tout en méprisant ce qu’ils représentent.

Récapitulons donc : dans un livre hilarant, Gustave Flaubert, dont la simple évocation est synonyme de perfection stylistique, réussit l'une des premières œuvres romanesques à vocation humoristique, impose le burlesque comme un genre littéraire l’année où naît Mack Sennett, ridiculise les bobos avant même qu’ils existent. Ce faisant il produit une œuvre tout à fait intemporelle, rapide, enlevée, irrésistible et sévèrement charpentée – puisqu’il a procédé à son étude de manière quasi journalistique. C’est aussi drôle que brillant, on ne peut plus populaire tout en effleurant de près le zéro faute en terme d’esthétique. Serait-ce donc là le classique ultime ? Je veux dire : le livre compilant toutes les qualités inhérentes à un grand classique sans les côtés poussifs décourageant presque systématiquement l’ado que j’ai été (et vous aussi) ? Impossible à dire : faudrait que quelques uns des Bouvard et Pécuchet rédigeant les programmes scolaires tentent cette expérience ludique pour en acquérir la certitude absolue. La mienne, cependant, est déjà acquise : à quinze ans, Bouvard et Pécuchet m’a sorti de l’ornière anti-classiques dans laquelle j’étais en train de me perdre. Quand bien même nous ne serions que deux dans ce cas… cela suffirait à le rendre indispensable.