jeudi 3 juillet 2008

Ce que ce livre n'est pas...

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°16]  
The Salesman [A l'irlandaise] de Joseph O'Connor (1998)

C'aurait dû être le roman le plus sinistre de tous les temps, celui qui fait pleurer dans les chaumières, porte bien haut le noble étendard du pathos.

C'aurait dû être un livre sombre, hyper didactique, surlignant bien gras les dangers du terrorisme.

C'aurait dû être, plus modestement, une relecture littéraire simpliste du Crossing Guard de Sean Penn ; on aurait encore bien pleuré sur ce coup-là, mais quand même la bonne morale aurait été sauve puisque le méchant-qui-est-aussi-une-victime-quand-même aurait été épargné.

C'aurait pu être tout ça et plein d'autres trucs encore, mais finalement ce n'est que The Salesman, le chef-d'œuvre de Joseph O'Connor et - accessoirement - l'un des plus beaux romans des années 90.

Mais c'est vrai que ce livre, a priori, ne fait pas très envie. J'en conviens. La trame de départ laisse craindre le pire : il s'agit du journal de Sweeney, présenté comme une longue lettre à sa fille. On ne comprend pas vraiment pourquoi il éprouve ainsi le besoin de lui écrire ; on comprend en revanche assez vite que ça ne va pas fort pour elle : violée et molestée par un type se réclamant de l'IRA, elle gît sur un lit d'hôpital sans trop qu'on sache si elle se réveillera un jour. Pour Sweeney c'est le début d'une longue attente, un nouveau système de vie qui s'installe, rythmé par l'angoisse, l'incompréhension et les visites régulières. Alors il écrit. Ca lui passe le temps. Il se rappelle son passé. Sa jeunesse dans une Irlande qu'il aime mais qu'il ne comprend plus. Sa solitude, aussi.

Aujourd'hui, c'est le deuxième jour du procès, et un événement vient chambouler cet étrange train-train : Quinn, l'agresseur de sa fille, parvient à s'échapper. Quinn, ce petit branleur qui provoque, qui ricane, qui n'assume pas. Quinn que Sweeney va traquer, qui va payer ce qu'il a fait à Maeve. D'une manière ou d'une autre. Quinn doit mourir, Sweeney en est convaincu. Il ne doit pas s'en tirer ainsi. S'il échappe à la justice, alors c'est Sweeney lui-même qui se chargera de la vengeance. Et il va d'ailleurs parvenir à le retrouver - assez facilement du reste.

Sauf que rien ne va se passer comme prévu. Parce qu'en dépit de la douleur, de la colère et de la haine... en dépit de la guerre civile qui ravage le pays et de la souffrance d'un père qui semble condamné à perdre sa fille... l'humanité est capable de se révéler surprenante, incohérente - et sauvagement ironique.

Il serait tentant de pousser plus loin le résumé, mais cela gâcherait probablement le plaisir que vous pourriez avoir à découvrir ce roman. The Salesman n'est pas, en effet, le livre noir et sombre que son point de départ laisse supposer. Bien au contraire : c'est un texte lumineux à l'écriture enlevée, porté par un immense auteur au sens comique certain. Comique, oui : The Salesman est un livre franchement hilarant par moment, qui navigue en permanence dans les eaux troubles de l'absurde et va chercher le rire là où l'on croit que seule habite la douleur. Gageure que celle-ci tant le sujet ne semble pas de prime abord prêter à plaisanterie. Seulement Joseph O'Connor n'est pas n'importe qui : les lecteurs de l'attachant Cowboys & Indians (nous parlions de roman rock il y a peu... en voici un correspondant en tout point à ma définition) ou de l'excellent road-book Desperadoes connaissent déjà sa loufoquerie sarcastique, sa manière bien à lui de manier l'ironie tragique au sens le plus littéral de l'expression - la tragédie qui arrache le sourire. C'est cet art n'appartenant qu'à lui qui explose à échelle de son troisième et meilleur roman, ce don pour transcender le désespoir et s'en amuser follement.

Car bien sûr l'émotion est là : la douleur sourde du narrateur et son mal être sont latents du début à la fin. Mais ils apparaissent nichés au coeur de l'humour et du décalage permanent qui transparaît entre Sweeney et Quinn. C'est bien connu : les plus grands éclats de rire cachent souvent de violents traumatismes. Dans The Salesman, c'est encore plus fort : on ne rit pas pour oublier l'émotion qui submerge et emporte tout. On ne rit pas jaune non plus, pas nerveusement. On ne rit pas en se disant : Hé... mais je ne devrais pas rire de ça... ! Non : on rit franchement, chaleureusement. Et c'est ce rire lui-même qui émeut, qui prend au tripes. Qui vient rappeler que nous sommes en vie. L'humour n'est pas exempt de poésie ni de beauté - telle est la morale de ce livre simplement magnifique.


Deux autres livres pour découvrir Joseph O'Connor :

Cowboys & Indians (1991)
Desperadoes (1993)
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