vendredi 23 mai 2008

L'Art de vieillir

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°83] 
The Fine Art of Self Destruction (2002) & The Heat (2004) - Jesse Malin

Rock'n'roll et âge adulte n'ont jamais fait bon ménage, c'est peu de le dire. Punk et maturité sont deux mots totalement antinomiques, et en la matière c'est la jurisprudence Thunders - Strummer qui fait loi : passé trente ans, le punk s'il veut survivre doit remiser les guitares électriques au placard et apprendre à jouer du piano. Il devient un rocker au cœur tendre, dur mais tout plein de guimauve à l'intérieur, qui chante l'amour le banjo en bandoulière et décide voter démocrate. En tout jeune punk sommeille un futur vieux rocker bon teint, il suffit que les circonstances s'y prêtent et le rebelle mal fagoté finira par faire un duo avec Bono (ou Springsteen si ce dernier n'est pas disponible). Il finira d'ailleurs probablement par ne plus faire que des duos, voire même des albums de reprises où il avouera sans rougir aimer aussi Elton John.

Jesse Malin lorgnant vers cela depuis quelques années, personne ne s'étonnera donc de le voir publier ce mois-ci un disque le voyant (très bien) reprendre « Harmony ». On aurait tort cependant d'y voir un tout nouveau quadra en quête de respectabilité : Malin est respectable depuis déjà bien longtemps. Que personne ne s'y trompe : si l'ex-leader de D Generation est un quasi inconnu par chez nous (la moitié de sa discographie n'étant même pas parue en France) il fait pour certain office de boss (ah ah) de la scène new-yorkaise depuis quelques années déjà.


Elle semble loin aujourd'hui cette époque (les années 80) où Jesse Malin encore ado ouvrait avec son groupe pubère pour les Ramones. Loin également celle du chaos glam de D Generation, trois albums au compteur et un statut de parrains de la scène rock revival qui ne manquera pas de sembler absurde à l'auditeur français. C'est que par chez nous D Generation a été découvert en 1998 (soit donc très peu de temps avant son split) lors d'une tournée en première partie de... Green Day. Avec qui le groupe ne partageait pourtant pas grand chose, sinon une amitié sincère qui amènera le trio de San Francisco à retourner chercher Malin sur le trottoir après que ce dernier ait vu son club fermé par la municipalité new-yorkaise, puis accumulé les galères et les flops jusqu'à être été éjecté de son label. Il y a dix ans, voir D Generation, considéré par les amateurs comme les héritiers des Dolls, ouvrir pour les icônes pour teenagers de Green Day avait quelque chose de sidérant. Mais s'en étonner eût été méconnaître Jesse Malin. Avec lui, plus qu'une histoire de musique, il s'agit d'une histoire d'hommes. Le bonhomme n'est pas un carriériste, aussi cette année-là ça ne lui posa aucun problème de se rabaisser au rang de première partie européenne. A vrai dire ça ne lui posa même pas vraiment de problème d'arrêter les concerts après le split de D Generation. A trente ans à peine il écumait déjà les scènes du pays depuis quinze ans. Et ne voulait pas devenir un vieux punk. Surtout pas.

Alors Malin rejoint l'ombre, ouvre un club, tend la main à d'autres qui s'éclatent sous les projecteurs. jusqu'à ce que Ryan Adams s'en mêle, lorsqu'il débarquera à New York et y posera définitivement ses bagages. Les deux hommes se connaissent un peu : D Generation a joué avec Whiskeytown, le second est même brièvement sorti avec la sœur du premier. Un jour ou peut-être un soir, Adams entend les chansons de Malin, celles qu'il a écrites ces dernières années sans jamais les enregistrer à part sur un EP à peu près introuvable aujourd'hui. Il en reste abasourdi tant ces morceaux, petites chroniques de la vie new-yorkaise ordinaire, sont forts. Et fera tout, dès lors, pour amener Jesse à enregistrer un album.

Un an et quelques exactions (au sein de l'éphémère Bellvue) plus tard paraît un premier album solo au titre désespérément beau : The Fine Art of Self-Destruction. Douze tranches de vie à croquer, remarquablement arrangées par un Ryan Adams tellement doué qu'il s'improvise producteur (à moins qu'il ne rêve d'être le David et que Jesse fasse le Lou, hein). Et réussit ici à publier, somme toute, le disque qu'il n'a jamais su faire lui-même : à la fois mainstream et exigeant, commercial mais pas putassier. Un étonnant compromis entre les personnalités des deux artistes, l'amour d'Adams pour les Replacements y étant aussi évident que la volonté de Malin de rivaliser avec Lou Reed dans l'exercice délicat du storytelling made in NYC. Désormais libéré des décibels encombrants de ses précédentes formations, Jesse y révèle une voix toute à fait singulière, façon Neil Young asthmatique, et un talent d'auteur passé jusqu'alors inaperçu. Si les textes de D Generation étaient nettement plus racés que la moyenne des compos punk, ces premiers carnets en solitaire le montrent sous un jour nouveau, en grande partie responsable de son succès outre-atlantique (et de son insuccès en pays non-anglophones, par conséquent). Rocker au cœur tendre, soit - mais rocker à l'œil acéré surtout. Sa plume de portraitiste fait mouche tout au long de l'album, lorsqu'il croque les paumés traînant leurs guêtres dans les couloirs du métro (« Riding on the Subway ») ou peint le portrait de la mutine « Wendy » le temps d'une power-pop-song irrésistible :

She liked Tom Waits and the poet's hat
Sixties Kinks and Kerouac
Through the night her taillights fade
Her selection never played [...]

Wendy took me with a smile
Country lips and Bacall style
From Tangier down to Bombay
Her self-portrait in the U.S.A.

L'épure lui sied royalement, quelque part entre la face la plus tendre de Bukowski et le Neil Young le plus contemplatif. De la cruauté ("Why don't you give it up and buy me a drink ?") à la tendresse (« Almost Grown »), Malin joue de tous les registres avec finesse, se fout à poil juste ce qu'il faut (« Solitaire ») et apprend surtout à lécher les mélodies un peu plus qu'il ne le faisait autrefois. Résultat : « Queen of The Underworld », « Brooklyn » et « The Fine Art of Self-Destruction » deviendront rapidement des classiques... aux États-Unis, bien entendu. Car si l'album recevra un accueil enthousiaste en France, seule sa curieuse reprise de « Death or Glory » (qui ne figure pas sur le disque) permettra à son auteur de s'y faire un nom.


Et après la taule. Pas grand chose, dans le fond, une nuit de garde à vue. Pour avoir osé coller une affiche pour un concert, en pleine rue. On s'étrangle ; mais depuis le 11 septembre la politique sursécuritaire de Giuliani a métamorphosé New York la festive en champ d'expériences néo-con. Le club ferme quelques mois plus tard - des gens osaient y danser alors que Malin n'avait pas de licence. « Qu'est-ce que j'y peux si quand je mets de la musique certains ont envie de danser ? » En moins d'une année le sosie de Johnny Thunders se retrouve à la rue, sans label, mais avec toujours autant d'amis. Billy Joe Armstrong le signe sur le sien (il en est toujours à l'heure actuelle l'une des seules signatures), lui présente un producteur moins vampirique qu'Adams... The Heat paraît en 2004, juste aux Etats-Unis cette fois. Succès d'estime à nouveau pour un disque tout à la fois plus radiomical et plus personnel. Plus enragé, aussi. Deux années de galère ont redonné à Jesse Malin le goût du soufre, et en une poignée de compos rageuses (« Arrested », « Silver Manhattan » et surtout la rugueuse « New World Order ») il règle son compte à l'administration Bush avec un panache que lui envieraient sans doute beaucoup de rockers en herbe. L'ensemble est inégal. Mais il tient la route, la personnalité de l'interprète réussissant (fait rarissime) à transcender les faiblesses d'une production parfois trop FM pour être honnête.

C'est que Malin y repêche quelques vieilleries de sa période Je suis un retraité du rock'n'roll, et que ces chansons plus intimes et feutrées créent un joli contrepoids par rapport à la grosse artillerie power-pop que constituent les « Swingin' Man » et autres « Scars of Love ». A commencer par « Basement Home », son plus beau morceau, piano-voix désolé et unique titre (à ce jour) dans lequel un chanteur parvient à évoquer la paternité sans sombrer dans la guimauve. Et puis « Going out West », étrange ballade, cryptique, nostalgique... déchirante :

The stores are setting up for Halloween
Back at school, the kids are cool
Painted ponies in this one horse town
Are getting old
I've been bought and sold


Tout l'art de Jesse Malin tient là-dedans : arracher à son contexte une tranche de sa propre vie pour pousser vers l'universel. Qu'il se lamente sur sa solitude ou traîne, rêveur, dans les rues de cette ville qu'il aime tant et qui ne cesse de changer... finalement, cela revient au même. Il ne chante rien d'autre que ces gens ordinaires dont il fait lui-même partie, ces « God's Lonely People » auxquels il ressemble tant et qui virent en lui un nouveau Springsteen. Dont acte : sur son dernier album en date, le Boss le rejoignait le temps d'un duo magistral. Mais c'est une autre histoire...


Trois autres disques pour découvrir Jesse Malin :

No lunch (D Generation, 1996)
Through the Darkness (D Generation, 1999)
Glitter in the Gutter (2008)...