jeudi 22 mai 2008

Isobel Campbell & Mark Lanegan - Un couple presque parfait...

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A force de vouloir éviter les lieux communs on finit par en oublier l’essentiel. Résumons : à ceux qui n’auraient pas la moindre idée de qui est Mark Lanegan (soit donc la grande majorité de l’humanité, on l’imagine) on précisera que cet individu c’est :

1. Un bâtard vocal de Tom Waits et de feu Layne Staley (Alice In Chains)…soit donc la plus grande voix du rock d’aujourd’hui.

2. Un charisme (pour le moins) sauvage, façon loup-garou à l’aura menaçante (il en a d’ailleurs un peu le faciès).

3. Une énigme pour la plupart des amateurs de musique, qui le connaissent depuis un bail tout en ayant l’impression étrange de ne quasiment rien savoir de lui.

Or donc vingt-trois ans après le premier EP de ses très cultes Screaming Trees, Mark Lanegan demeure toujours une énigme. Non pas tant parce qu’il faudrait une encyclopédie entière pour lister l’ensemble de ses contributions mais surtout parce que ce type semble depuis toujours plus intéressé par ses collaborations extérieures que par sa propre carrière. Avec Mark Lanegan on a régulièrement l’impression que ce sont ses propres albums, les projets parallèles – et ceux des autres les principaux. C’était assurément le cas dans les années 80 et 90, lorsque le meilleur ami de Kurt Cobain était principalement connu pour être le leader des arbres crieurs susnommés. Ses albums solos d’alors (au nombre desquels le sublime Scraps at Midnight) n’intéressaient qu’une poignée d’amateurs éclairés mais ne se vendaient pas du tout – on pouvait comprendre qu’il préfère s’amuser avec ses copains. A partir de 2000 c’est devenu nettement moins compréhensible, puisqu’au moment où les Screaming Trees splittaient Lanegan devenait l’intérimaire préféré des Queens Of The Stone Age, lesquels devenaient au même moment le groupe de rock le plus important de son époque. On aurait pu supposer que, gagnant en visibilité, Lanegan allait à présent se recentrer sur ses propres travaux. Or… c’est exactement l’inverse qui s’est passé ! Et aujourd’hui Lanegan fait de plus en plus penser à ces comédiens dont on a parfois l’impression que leur activité principale est d’être invités dans les émissions de télé. Pas de quoi le prendre pour l’Elie Semoun du blues-rock – soit. Il n’empêche que ces dernières années on a pu parfois avoir l’impression que Lanegan était la guest-star ultime, le mec toujours dispo et (en plus) toujours inspiré pour un petit duo – sinon carrément pour un album complet.

« Hey, Jack : il nous faut quelqu’un pour faire les chœur sur la piste trois…t’as une idée ?
- Pas de problème Bill ! On a qu’à demander à Mark, il est toujours partant et franchement, deux grammes de coke pour un morceau c’est un excellent rapport qualité / prix. »

Le plus étonnant étant qu’on arrive jamais vraiment à dire qu’il cachetonne (ce qu’il fait pourtant souvent), parce que l’organe rauque et sauvage du gaillard est si sexy et renversant que le résultat est à chaque fois époustouflant. Ainsi est-il devenu le seul grand chanteur dont les meilleures chansons sont presque toutes sur les albums des autres, le seul avec… Lee Hazzlewood. Son idole – l’homme derrière la quasi totalité des tubes de Nancy Sinatra. Or donc en 2006, Lanegan et l’ex vocalisto-violoncelliste de Belle & Sebastian, Isobel Campbell, décidaient de rendre hommage à ce duo mythique le temps d’un album remarquable : Ballad of the Broken Seas. Le résultat fut si probant et la réception de l’album si enthousiaste qu’on pouvait s’attendre à ce que le duo remette ça. C’est chose faite : Sunday at Devil Dirt parait ces temps-ci, moins de deux mois après le dernier projet laneganien en date – le très bon album des Gutter Twins (toujours en duo, mais cette fois avec Greg Dulli).


La formule n’a pas spécialement changé : la belle songwriteuse a tout écrit dans son coin, passé un petit coup de fil au cowboy solitaire, celui-ci est arrivé, a grogné durant une semaine et est rentré chez lui dépenser son cachet en substances diverses et variées. Quelle surprise alors que de découvrir un album finalement assez différent du premier, nettement plus Lanegan que Campbell – c’est à dire nettement plus sombre et plus blues (Salvation sonnant carrément comme une chute de Scraps at Midnight). Sans doute parce que la voix…pardon : La Voix ne peut s’empêcher de tirer chaque morceau vers quelque chose de profondément torturé, marécageux (terme que nous sommes contractuellement obligés d’employer dès lors qu’on évoque Mark Lanegan)…et que sur la durée de ce Sunday at Devil Dirt, Lanegan chante beaucoup plus que son alter-ego. Mais le répertoire s’y prête aussi, qui s’éloigne des sentiers battus par Hazzlewood et Sinatra pour s’en aller explorer des territoires plus personnels (quoique tout aussi balisés). Rien de plus normal : un hommage au duo légendaire, c’est vachement chouette. Deux hommages de suite, ça n’aurait aucun intérêt, on ne sera donc pas étonné de constater que Sunday at Devil Dirt lorgne nettement plus vers les travaux respectifs de ses deux interprètes, aussi bien la folk sensuelle d’Isobel que le blues rugueux de Mark. A vrai dire ce second album se situe pile à la croisée des chemins du dernier opus solo de la dame (adorable Milkwhite Sheets) et du plus bluesy de tous les disques du trublion rock (Field Songs). L’osmose entre les deux voix étant déjà (on le savait depuis deux ans) presque parfaite, les deux univers s’amalgament presque naturellement et donnent naissance à un album infiniment plus singulier que Ballad of the Broken Seas… et sans aucun doute aussi infiniment meilleur (c’était donc possible !).

Bien entendu on nage en plein cliché de la belle rencontrant la bête. Ce marronnier-là sera difficile à contourner, d’autant que de "Seafaring Song" en "The Raven" l’album compte bon nombre de morceaux sur lesquels Lanegan fait planer un climat des plus maléfiques que Campbell vient nuancer par des chœurs évanescents. L’expression « interprétation habitée » ayant été inventée pour lui on sera pas étonné qu’il métamorphose la moindre bluette en chef d’œuvre aux vertus hypnotiques ("Something to Believe")…

Mais ok, ok : va pour la bête. Et la belle, alors ? La belle est là, elle assure l’essentiel du boulot, elle tient la baraque tandis que Monsieur Grosse Voix Virile fait son malin : Campbell arrange le tout à cette sauce folk-pop qu’on aimait déjà à la folie chez Belle & Sebastian, compose des écrins fabuleux pour le Mark (qui y trouve assurément les meilleures chansons de sa longue carrière). C’est vrai qu’on a pas trop l’habitude : en général c’est plutôt la bête qui met son génie au service de la belle. Là…plus on avance dans l’écoute plus on se dit que le pauvre Lanegan ne serait pas grand chose sans Isobel, dont la voix est sans doute moins singulière mais dont les talents de songwriteuse et d’arrangeuse s’avèrent absolument renversants : le son cristallin de "Keep in My Mind" rivalise avec celui du Cash des American Recordings, "Shot Gun Blues" s’impose au bout de deux écoutes comme la B.O. décadente d’un strip-tease au saloon du coin, "Sally Don’t Cry" est une torch-song lumineuse…le reste se compose de ballades déglinguées juste comme on aime ("The Flame that Burns"), de duo hypnotisants ("Come on over, Turn Me on")… et arrivé là le rédacteur réalise, aussi étonné qu’enchanté, qu’il a cité quasiment tous les titres d’un album encore meilleur qu’il le croyait !

On dira donc pour conclure : Ballad of Broken Seas était un remarquable disque de couple à écouter en amoureux. Sunday at Devil Dirt…aussi, sauf qu’au lieu d’être remarquable, il est exceptionnel.

A noter que pour une écoute optimale il vous sera recommandé d’accompagner cet album outre d’une chaine hi-fi : d’une personne que vous aimez, d’un canapé ou de deux fauteuils confortables, d’une bouteille de bon vin et de quelques bougies.


👍👍👍 Sunday at Devil Dirt 
Isobel Campbell & Mark Lanegan | V2 Music, 2008