[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°15]
Voyage au bout de la nuit - Louis-Ferdinand Céline (1932)
Un jour, vous ouvrez un livre. Ce livre dont tout le monde vous parle mais que personne autour de vous n'a jamais lu. Vous ne savez pas trop où vous allez, et le quatrième de couverture ne vous aide pas. Le titre est très beau, l'auteur a un nom de femme. Céline. On vous a bien entendu prévenu qu'avec Céline, fallait faire gaffe. Raclure antisémite. Pourriture collabo. On vous a déjà dit tout ça, car vous vous intéressez à la littérature depuis quelques temps, et donc vous avez déjà ingéré ces informations-là depuis un bail - avant même d'avoir lu une seule ligne de ce mec. Ce Céline.
Et pourtant au bout de quelques pages vous tombez sur une longue diatribe antipatriotique. Vous êtes un peu perdu, du coup. Il faut dire que vous êtes jeune. Pas un gamin, ok - à dix-sept ans ça vexe d'entendre ce genre de chose. Mais vous êtes quand même assez loin d'être un adulte. Vous ne connaissez pas encore vraiment la littérature, vous ne connaissez d'ailleurs pas encore vraiment grand-chose. « On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté. ». Vous apprendrez plus tard que cette citation est archi-connue. Pour l'heure vous êtes puceau de la littérature.
Mais ce n'est pas grave du tout. Céline n'a pas un pseudo de mère maquerelle pour rien.
Il va s'occuper de vous.
Le revers de la médaille est que vous allez ensuite subir une sinistre panne de lecture, une déprime littéraire des plus douloureuses : vous aurez connu une telle extase que vos prochaines conquêtes risquent de vous sembler bien fades. C'est un peu ça le problème quand on commence par le meilleur. On devient exigeant. On ne s'échauffe plus pour le premier joli minois venu. On prend le risque de rapidement virer blasé, ou élitiste ou aigri (les trois allant souvent de paire). Dans le meilleur des cas on devient un avide consommateur de produits de substitutions, ce après avoir cherché pendant des années un shoot aussi puissant que ce premier choc. En vain. Dans l'idéal, Voyage au bout de la nuit devrait être précédé de la mention : Déconseillé aux moins de soixante-dix ans. Voire : A lire uniquement la semaine précédant votre mort. Être électrocuté trop jeune avec ce livre, c'est un peu comme de se faire offrir la 9ème de Beethoven (et de l'adorer) pour ses douze ans. Et après, on fait quoi ?
A celui qui trouverait ce dernier exemple complètement crétin je dirai : oui, d'accord, c'est vrai que ça n'a aucun sens. On trouvera sans doute quelques contre-exemples mais dans l'ensemble il paraît peu plausible qu'un ado adore immédiatement la 9ème de Beethoven (ou n'importe quelle pièce de musique classique, en fait). Quand précisément la principale force (sinon le principal vice) du Voyage... est d'être abordable par n'importe qui n'importe quand. Les idées (antipatriotisme, donc, mais aussi plus généralement pacifisme, initiation à l'horreur du monde et à la folie des hommes...) ne sont pas exprimées de manière didactique, mais elles restent suffisamment explicites pour ne pas prêter le flanc au contresens, et c'est bien entendu dans cet étonnant (et rarissime... surtout pour lui) juste milieu que Céline se démarque de la grande majorité des auteurs de son temps.
Soit il est long, ce livre. Mais on parle bien d'un voyage et non d'une excursion. Et long, ce n'est pas gros. Bien au contraire : chez Céline, pas un poil de graisse. Rien que du muscle et du nerf ; ni sucre ajouté ni enluminures inutiles. S'il y a jamais eu une littéraire au cordeau... elle se trouve assurément ici, au cœur du Voyage... - au terme de la nuit. Et je ne parle pas ici que de style, mais bien d'épure au sens large du terme : Céline a ce don incroyable d'aller droit à l'essentiel, bulldozer lancé sur le chemin d'un unique but - transcender le réel et retourner de fond en comble les tréfonds de l'âme humaine. Son antihéros, Bardamu, que fait-il, que voit-il ? Il se heurte, sans cesse, à l'absurdité de l'existence, à sa vanité autant qu'à sa violence. Céline, dans le fond, n'a jamais été si éloigné des existentialistes qu'on a bien voulu le dire. Voyage au bout de la nuit contient en germe beaucoup des thèmes et des interrogations qui se trouveront condensées dans l'autre grand chef-d'œuvre de la première moitié du vingtième, paru pile dix ans après... : L'Étranger.
Bien sûr tout texte évoquant de près ou de loin le Voyage au bout de la nuit serait nul et non avenu s'il omettait de s'arrêter sur sa langue. Venons-y, en prenant soin d'éviter au passage ce vieux cliché voulant que Céline ait introduit le langage parlé dans la littérature. Ce n'est pas complètement faux et ce n'est pas choquant de le penser... mais c'est loin d'être vrai : le langage parlé existe en littérature depuis le Moyen-Âge. Croire que Céline est dépositaire de cela, c'est oublier que Zola en son temps était le summum du familier - sinon de la crudité pure et simple. Par le fait Céline n'a jamais bâti (car il l'a bâtie, travaillée, affinée) sa langue si particulière contre une pseudo-langue académique, il ne l'a d'ailleurs jamais prétendu. Bien au contraire Céline est un romancier classique dans la plus noble acceptation de l'expression, et sa véritable innovation n'a pas tant été d'utiliser de l'argot que de l'utiliser hors de sa circonscription habituelle - le dialogue. Faire parler le narrateur comme ses personnages, telle a été sa révolution dont on a eu de cesse depuis de constater l'impact. Impact parfois maladroit, car mal compris et mal assimilé : tout l'art de Céline, toute son esthétique tient dans la création permanente de décalages linguistiques, de débordements de langue et basculements d'un registre de langage à l'autre.
Ainsi bien souvent les jeunes auteurs (ou les anciens jeunes auteurs devenus au fil du temps des vieux) croient que se revendiquer de l'héritage de Céline c'est se contenter d'écrire comme on parle, assimilation compréhensible (Céline a libéré huit générations d'écrivains du carcan de la langue) mais incomplète : Bardamu s'exprime certes en argot, mais il ne s'exprime pas n'importe comment. Si ses mots sont souvent crus, simples, directs... ses formulations sont extrêmement écrites, parfois même précieuses. C'est tout ce qui fait sa particularité : il utilise le langage du peuple, mais la grammaire des lettrés. Devenant en cela à lui seul le pendant allégorique de l'intrigue qu'il narre : mélange de crudité et d'élégance, de violence et de raffinement. L'incarnation de la civilisation occidentale, à vrai dire. C'est cette équation difficile à tenir sur le papier mais magistralement réussie au final qui fit de lui infiniment plus qu'un personnage - un mythe. Qui finira bien un jour ou l'autre par connaître ses propres variations, à l'instar d'un Tristan ou d'une Emma Bovary. Alors Voyage au bout de la nuit peut-être. Mais surtout : voyage au bout de la Langue - sinon voyage au bout de la Littérature.
A tel point que l'héritage considérable (et parfois pesant) de ce livre continue de se faire sentir aujourd'hui en permanence, non seulement chez les auteurs français mais partout dans le monde. Une adéquation si parfaite de fond et de forme ne pouvait que créer des émules ; elle ne manqua pas de le faire. Je parlais de la 9ème de Beethoven. En terme d'impact, nous n'en sommes pas loin. Même s'il faudrait sans doute, pour trouver un juste équivalent, chercher plutôt du côté des musiques populaires (car en dépit de son aura sulfureuse et de son statut de classique Céline est avant tout un immense auteur populaire). Céline est un peu à la littérature ce que les Beatles sont à la musique. Tous les écrivains d'aujourd'hui lui doivent quelque chose, que ça leur plaise ou non. Sinon directement à lui du moins à des auteurs qui lui doivent beaucoup. C'est ce qui confère à son roman quelque chose le rendant encore plus classique qu'un classique. Voyage au bout de la nuit, comme une poignée d'autres livres dans l'histoire de la littérature (une vingtaine tout au plus) est un sur-classique. Ce qui ne le rend nullement intouchable, mais le rend en revanche quasiment indépassable (des sur-classiques on en croise pas plus de trois ou quatre par siècle, et encore seulement les bons siècles...). Y compris par son propre auteur. Pensez donc que Voyage au bout de la nuit n'est qu'un premier roman. Dans lequel Céline, même pas encore quadragénaire, a déjà quasiment tout fait et tout dit. On raconte souvent qu'un artiste se vide de toute une vie dans sa première œuvre. C'est d'autant plus vrai dans le cas de celui-ci. Qui écrira d'autres très grands livres (Mort à crédit bien sûr, Guignol's Band évidemment, le mésestimé Nord itou...) mais ne surpassera jamais vraiment ce premier coup de maître (ce qui explique peut-être qu'il ait finalement laissé une œuvre romanesque assez courte).
Et ce qui vaut pour le jeune lecteur que j'ai été de valoir pour le jeune auteur qu'il était en 1932 - de valoir même pour la littérature dans son ensemble : et après, on fait quoi ?
Trois autres livres pour découvrir Céline :
Mort à Crédit (1936)
Guignol's Band (1944)
Nord (1960)
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