jeudi 2 novembre 2006

Louis-Ferdinand Céline - "Écriture"

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« Pour nous l’âme, c’était la frousse. Dans chaque piaule, la peur de manquer elle suintait les murs… »

La Mort à crédit, c’est celle des petits commerçants, une lente agonie étouffée par les crédits, la concurrence, etc. Un titre hautement politique qui trahit totalement le roman en lui-même. Car si Céline nous parle bel et bien de l’univers des commerçants et artisans dans lequel il grandit, il nous parle surtout de lui, du petit Ferdinand qui naît parmi les incultes et les idiots, grandit, mûrit et devient finalement, au terme de 700 pages, le jumeau pendulaire de Bardamu (héros de Voyage au bout de la Nuit).

Mort à crédit fait partie de ces livres qui ne vieillissent pas, sans qu’on puisse vraiment l’expliquer. C’est la seconde fois que je le lis, et la seconde fois que je me fais avoir. Chaque fois, je me laisse emporter par l’écriture vive, incisive et unique en son genre, et j’oublie de m’attarder sur le fond. Cependant, il m’est venu une idée curieuse : et si c’était l’auteur lui-même qui oubliait ce fond ?

Dans ce roman, il y a quelque chose d’étrange, vraiment. Aujourd’hui, on connaît le plan de travail de cette œuvre qui devait initialement s’intituler Chanson morte : il s’agissait d’une vaste tentative autobiographique en trois parties. Finalement, l’auteur ne s’arrête que sur une enfance qu’il romance à tout va, inventant la moitié des personnages (notamment l’oncle) et métamorphosant son narrateur en antihéros aussi pitoyable qu’attachant. De fait, on a l’impression que le livre échappe perpétuellement à son auteur, comme si Céline, malgré des efforts visibles, n’arrivait pas à coller à son idée de départ et ne pouvait s’empêcher d’écrire un roman au lieu de l’autobiographie initialement prévue.

Cette hypothèse vaut ce qu’elle vaut, mais elle expliquerait par exemple pourquoi l’auteur met autant de temps à raconter des souvenirs qui, finalement, ne sont pas si nombreux que ça (dans la mesure où la proportion TAILLE DU LIVRE/PÉRIPÉTIES est totalement dingue, notamment dans la seconde moitié où en réalité il ne se passe quasiment rien). Elle expliquerait aussi pourquoi, finalement, l’étouffement des petits commerçants suggéré par le titre s’avère très secondaire dans le résultat final. Et elle expliquerait enfin pourquoi le livre fut un échec total au moment de sa sortie, boudé par les mêmes qui firent un triomphe au Voyage au bout de la Nuit, massacré par la critique, totalement ignoré par le public…

Pourtant, Mort à crédit est aujourd’hui unanimement considéré comme un chef-d’œuvre, y compris par les détracteurs de l’auteur qui en général le trouvent plus attrayant que les autres (sans doute parce qu’il dévoile une face plus tendre de celui qui écrivit le fameux « L’amour, c’est l’infini à la portée des caniches », citation célèbre condamnée à être perpétuellement extirpée de son contexte pour montrer à quel point Céline était un bad-boy). Il y a ici un genre d’équation magique qui fait qu’un livre objectivement raté (puisque ne correspondant en rien à ce que son auteur voulait en faire, au point qu’il le renia presque jusqu’à sa mort) est tout de même devenu une merveille. Un accident miraculeux, en quelque sorte. Qui tient en un mot (magique, évidemment) : « écriture ».

Céline, aussi roué fût-il, aussi intelligent, rageur et tout ce qu’on voudra, était un écrivain. C’était son principal atout dans la vie – et cela provoqua sa chute. Par conséquent, impossible que l’écrivain reste en marge sans prendre le contrôle du livre. Impossible de parler du petit Louis-Ferdinand sans que l’ogre Céline ne débarque et reprenne le dessus. Cela doit être rageant, quand on essaie d’écrire une autobiographie, de se rendre compte qu’on a pondu un roman. D’un autre côté, les petites aventures du jeune Céline en elles-mêmes n’auraient sans doute eu qu’un intérêt très limité si elles avaient été narrées de manière totalement linéaire et en respectant les codes de toute autobiographie de base.

Bref, à défaut d’être le roman le plus réussi de son auteur, Mort à crédit est assurément le plus émouvant, le plus beau, le plus touchant… le plus humain, en somme.


👑 Mort à crédit 
Louis-Ferdinand Céline | Folio, 1936