samedi 9 février 2008

James Ellroy - Deception Point

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James Ellroy n’est pas qu’un fou : c’est aussi un ogre.
 
Telle est la principale conclusion qu’on retire de la lecture de The Cold Six Thousand, suite pour le moins hyperbolique de l’excellent American Tabloïd . Ellroy le mégalo a décidé de faire encore plus grand, encore plus long, encore plus fort. American Tabloïd était déjà un pavé de sept-cents pages ? Pffffff : The Cold Six Thousand en fait presque mille. American Tabloïd proposait une construction ambitieuse, kaléidoscopique, multipliant personnages, actions, points de vue et entrecoupant le tout de vraix-faux rapports d’enquête(s) ? Ridicule ! Pas question de passer pour un petit joueur : The Cold Six Thousand sera encore plus tordu, touffu, complexe. American Tabloïd était une fresque grandiose saccageant (tout en l’entretenant) le mythe de l’Amérique de Kennedy ? Trop facile : cette fois-ci, on va faire encore plus sombre, corruption à tous les étages, pas un moment de respiration, pas un personnage qui soit capable de sourire et pas un événement positif en plus de neuf cents feuillets. Et pendant qu'on y est mon brave, vous me doublerez le tout d'une bonne dose d'expérimentations formelles ! Une colossale ode au chaos ? Presque, en effet. En tout cas tout est de ce tonneau.
 
A tel point qu’en toute franchise, le lecteur chope assez vite le tournis. Le péché d’orgueil étant connu pour être le préféré d’Ellroy il s’y adonne sans réserve, ogre décomplexé dont on a par moment l’impression gênante qu’il n’arrive plus à se contrôler. Autant le dire tout de go : tout ceci est vraiment too much. Trop c’est trop, à force de vouloir être toujours plus noir que le plus noir des romans noirs, Ellroy finit par filer la nausée. Pas une goutte d’espoir pour les personnages, pas plus pour un lecteur abruti par un foisonnement narratif absolument démentiel – comme si c’était un crime de lui laisser un peu de répit entre deux évènements majeurs. Indéniablement puissant, tendu à l’extrême, The Cold Six Thousand n’est qu’une interminable succession de climax finissant comme de juste par s’annuler – et par laisser un goût d’inachevé (on admettra qu’il s’agit d’un sacré paradoxe venant d’un livre aussi long et travaillé). Quand on pense que le premier grand classique d’Ellroy, Clandestine (1982), peut-être son meilleur livre, était un chef-d’œuvre… d’épure !... ça laisse évidemment songeur.
 
Notez cependant qu’en fait d’épure notre homme s’y entend toujours, qui semble avoir entrepris parallèlement à sa fresque une déconstruction stylistique méthodique digne du passage d’un steak au mixer. Phrases courtes. Sèches. Comme ça. Pour faire bien. Sans doute. On s’agace : quel auteur serait assez dingue pour faire un truc pareil ? Changer de style en milieu de bibliographie… au milieu d’un cycle, qui plus est. Incroyable : ce n’est pas juste une simple évolution, ce serait beaucoup trop normal pour Ellroy. Ici c’est vraiment d’un changement de cap brutal qu’il s’agit, à tel point qu’au bout d’un moment… on ne reconnaît même plus Ellroy ! En caricaturant c’est un peu comme si Proust avait subitement décidé de ne plus faire que des phrases simples. Ou comme si les Sex Pistols s’étaient mis à enregistrer des chansons avec juste des instruments à vent. Expérimental ? Euh oui… sauf que l’expérimentation, pour n’en donner pas moins une certaine caution intellectuelle (quel couraaaaaaaaaaaaaaaaage, James), peut aussi rapidement tourner en rond. Or ce style hyper saccadé sur neuf-cents et quelques pages… au bout d’un moment, c’est carrément assommant. Le style d’un auteur, c’est tout de même sa marque : y apporter des modifications, le faire bouger, travailler dessus… c’est faire preuve d’une saine mise en danger. Le changer du tout au tout en cours de route, c’est presqu’une manière de se renier. Et c’est en tout cas le plus sûr moyen de se perdre, ce qu’Ellroy fait assurément avec ce livre d’une longueur indécente et d’un esthétisme trop glacial pour emporter l’adhésion.
 
On n’ira pas dire pour autant qu’il s’agit d’un mauvais livre. C’est peut-être justement ça le plus triste de l’affaire : The Cold Six Thousand recèle des choses grandioses, une vision toujours aussi forte et personnelle, des personnages fascinants (Wayne Tedrow Jr), ainsi qu’une utilisation des matériaux documentaires absolument irréprochable (c’est si rare…). Seulement tout cela est noyé dans une espèce de déferlement narratif, de confusion presque totale qui au final fait oublier que le plus important pour Ellroy a toujours été moins ce qu’il racontait que ce qu’il fallait en déduire. Bien malin celui qui parviendra à une étude à peu près aboutie du fond tant l’aspect formel, pachydermique, l’étouffe en permanence. Un comble pour un livre si profondément idéologique.
 
Que l’on lit du coup avec un intérêt mêlé d’exaspération, et que l’on termine en se disant Ouf : il était temps. Pas sûr que c’était le but. Quand je pense qu’ American Tabloïd m’avait réconcilié avec cet auteur, m’incitant à redécouvrir son œuvre à commencer par ceux de ses livres que je n’avais pas aimés… autant dire que j’attends avec impatience une compensation en bonne et due forme. Une revanche, une vraie, avec pourquoi pas le dernier volet de la trilogie ( Blood’s a Rover ), annoncé pour cette année ? Eu égard à la haute tenue du premier tome, Ellroy doit bien ça à ses lecteurs.


The Cold Six Thousand [American Death Trip] 
James Ellroy | Alfred A. Knopf, 2001