vendredi 22 février 2008

Aussi immortel que le rock, le désir ou l'adolescence

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°81] 
The Doors - The Doors (1967) 

Je suis né en 1981. Pour ceux qui ne le sauraient pas. J’ai adoré les Doors à la première écoute – j’avais dans les quatorze quinze ans. Pourquoi ? Aucune idée. Question d’âge ? C’est possible. Comme le soulignait récemment mon cher Guic’ The Old :
 
« un mec qui a aidé tant de jeunes gars à traverser l’adolescence, qui les a entraîné dans une tentative rapidement avortée de se faire pousser les cheveux (avant de se rendre compte que c’est moche et chiant à coiffer, et qu’en plus on a pas les mêmes jolies frisettes), qui leur a enseigné au moins une définition du mot Rock n Roll utilisé comme adjectif, ne peut être que quelqu’un qui a été vraiment important, au final. »
 
Incontestablement. C’est sans doute là l'un des secrets de son universalité. Le même secret, finalement, que pour un Nirvana-Cobain des générations plus tard. De même qu’il y aura toujours un snob pour vous expliquer qu’Alice In Chains c’était mieux (ce snob étant très souvent incarné par... moi !), il y aura toujours un Kill Me Sarah pour tenter de vous démontrer que les Doors c’est de la merde, ou au moins que c’est surestimé, mineur, que les autres groupes de la scène californienne de l’époque étaient dix fois supérieurs ou que Morrison était une baltringue. Le pire, c’est que ces argumentations anti-Doors ne sont pas toutes à fait fausses. Quand Nicolas Ungemuth se gausse en évoquant le balai dans le cul de John Densmore… on peut difficilement nier qu’il s’agit d’un des jeux de batterie les plus rigides du monde. J’irai même jusqu’à dire que les Doors furent le premier groupe de rock plutôt que de rock’n’roll, le premier groupe de rock’n’roll à délaisser le groove pour privilégier d’autres choses. De fait sur la plupart des morceaux la basse n’assure plus tellement la rythmique mais vit sa propre vie dans son coin (lorsqu’elle est présente). C’est « Take It As It Comes » sur ce premier album. C’est le chef-d’œuvre pré new-wave (en 1967 !!!) « You’re Lost Little Girl » sur Strange Days. Il semble même parfois que ce soit le clavier qui joue le rôle de la basse, ce qui n’est guère ordinaire. Et pas très joli, parfois. Reconnaissons-le : les Doors sont loin d’être un groupe parfait, et ils n'ont pas publié que des chefs-d'oeuvre. Dès le troisième album, c'était déjà nettement moins bon. C’est sans doute pourquoi ils seront éternellement contestés, quand la plupart des autres icônes des différentes époques du rock s’en sortiront plutôt bien. Il faut dire aussi que les Doors ont été adaptés par Oliver Stone, ce qui ne les a pas aidés. Le débat Morrison génie ou blaireau ? était mort depuis un moment jusqu’à ce que Stone ait l’idée stupide de faire poser la question au grotesque Val Kilmer. Ou comment verser dans la contre-productivité la plus totale.
 
Les Doors, donc. Contestés, sans aucun doute contestables - par bien des côtés. Et pourtant, pas un groupe de l’époque qui rivalise au jeu de la mémoire, de l’influence, de l’impact esthétique. Qu’on ne se foute pas du monde : autant il est acceptable que quelqu’un vienne dire : « Forever Changes est dix fois meilleur que The Doors » (j’ai dit acceptable - pas que c’était vrai), autant le mec qui osera prétendre que Love a eu plus d’influence que les Doors sera au mieux un vilain menteur – au pire frôlera le révisionnisme musical. Car le malentendu vient de là : c’est justement parce que l’influence de Love a mis trente ans à se faire sentir quand les Doors ont eu un impact immédiat qu’on crache aujourd’hui sur les Doors, qui non contents d’avoir vendu des palettes de disques en leur temps ont en plus bénéficié de deux ou trois revivals depuis 1971. C’est sûr qu’à ce jour on attend encore un vrai beau revival pour Love (et pour pas mal de groupes de la scène californienne de l’époque). C’est sûr que Morrison et sa grande… gueule sont les arbres cachant la forêt. Bien entendu. Seulement c’est un peu le même coup que la question Beatles ou Kinks ? – rassurez-vous si les Kinks avaient vendus deux fois plus de disques ce seraient aujourd’hui les Beatles qui seraient cultes.


Passons sur la nostalgie d’une époque où les groupes vedettes étaient de grands groupes (ça laisse songeur tous les gens de ma génération) pour en venir à l’essentiel : pourquoi les Doors sont-ils universels et pas Zappa, Love, Tim Buckley, Captain Beefheart, Jefferson Airplane ou le Band ? Ce ne peut être une question d’accessibilité, de version Canada Dry : si l’argument tient pour un Beefheart, Love et le Band ont produit de grands disques pop tout à fait abordables. Ca ne peut pas plus être une question de survivre soniquement au temps : The Doors est un des albums de cette scène qui ont le plus vieilli. Deux fois plus que Forever Changes, dix fois plus que Music from Big Pink, infiniment plus que Goodbye & Hello – la faute aux claviers de Manzarek. Ce n’est pas plus non une question de popularité, ni d’iconologie – au contraire : plus une rockstar est une icône moins on écoute sa musique. C’est prouvé, et si vous ne me croyez pas promenez-vous dans la rue et demandez au pif à quelqu’un de vous citer un titre de chanson de Jimi Hendrix ou de Janis Joplin. Hors rockeux, la plupart des gens en sera incapable (l’exception confirmant cette règle étant bien sûr Lennon).
 
Comment comprendre dès lors que l’ado de quatorze ans flashe à la première écoute sur The Doors alors qu’il va immanquablement trouver que Forever Changes c’est de la musique de vieux ? La réponse est peut-être toute simple : Love, c’est réellement de la musique de vieux !
 
(oh là…j’en vois un ou deux qui bondissent… du calme, du calme : j’adore Love, peut-être même plus que vous vu que j’aime même ses « mauvais albums »)
 
Il y a chez les Doors une espèce d’aura puissante, violente et immédiate qui marche à tous les coups. Ce n’est ni vraiment dicible ni vraiment chamanique – à la fois plus con et plus compliqué que ça. Ca relève de l’explosion musicale et de l’injonction esthétique. Ce qui compte le plus, en fait, quand on est ado – sauf qu’on ne le comprend qu’une fois qu’on ne l’est plus (commentaire valant en fait pour l’ensemble de l’adolescence). Explosion musicale quand une simple intro pète d’un bloc pour déboucher sur « Break on Through ». Morceau rapide, puissant, paroles immédiatement mémorisables sans pour autant être connes. La chanson est ambitieuse, ses arrangements singuliers… mais elle n’a pas l’air de l’être et c’est bien pour ça qu’elle marche. L’injonction du prêcheur Morrison est reçue de manière absolument frontale, et quasiment tous les morceaux de The Doors obéissent au même schéma. Ecoutez « Soul Kitchen ». Entrée en matière joviale, presque fun, et crac : refrain explosif. Une cassure rythmique, la voix monte d’un ton et le son des instruments aussi. « Back Door Man » est plus bluesy, mais c’est la même tambouille. Idem pour « I Looked at You ». Pour « Twentieth Century Fox ». Et « Alabama Song ». « Take It As It Comes » est un chouia plus rapide, mais fondamentalement c’est aussi le même procédé. Du coup, « Light My Fire » sonne comme une espèce d’aboutissement parfait de la formule, l’étirant sur sept minutes sans jamais l’user – puisque tout est en cassures : dès qu’on se lasse d’une séquence ça explose ou se dégonfle pour entraîner la suivante. C’est d’une simplicité presqu’enfantine, c’est absolument imparable… et à partir de 1967 cela va devenir la formule rock par excellence.
 
Deux titres échappent à ce sytème : les deux ballades, « End of The Night » et « The Crystal Ship » (une petite merveille de romantisme pré-goth à passer à toutes les filles que toi, cher ado, tu auras envie d’emmener dans ta chambre). Au lieu de casser la dynamique de l’ensemble, elles lui permettent de rester cohérent sans être répétitif. Toute sa force vient de là : The Doors est un concept, mais il n’en a ni l’aspect ni les tares. Toute la carrière du groupe fonctionnera d’ailleurs ainsi : chaque album, même le navrant The Soft Parade, déclinera un concept global sur une dizaine de titres, parfois de manière inachevée (Waiting for the Sun aurait pu être plus qu’un excellent disque) mais toujours suivant un quasi développement narratif se déroulant de la première à la dernière chanson. Ce sans jamais perdre de vue l’impact immédiat, la fulgurance de chaque titre extirpé à son contexte. Il s’agit peut-être du seul groupe qui soit simultanément un groupe à albums et un groupe à chansons.
 
Quel rapport avec l’adolescence ? me demanderez-vous. C’est assez simple : en imposant une démarche artistique réelle et ambitieuse à l’immédiateté, au punch et à la fougue… Morrison et ses potes ont conféré du sens à l’adolescence. Ce fut même la clé de leur succès à l’époque : Enfin un groupe de rock qui raconte quelque chose ! se sont dits beaucoup de gens. C’était juste. Y compris lorsqu’on écoute pas vraiment ce que ça se dit – le discours du Morrison en lui-même peut tout à fait être considéré comme daté. Mais sa vibe est aussi immortelle que le rock, le désir ou l’adolescence.
 
Et vous noterez au passage que j’ai écrit un long billet sur les Doors en écrivain seulement une fois chamanique (accompagné d’une négation) et sans jamais utiliser le mot poète, ni me coltiner la légende ni même évoquer la moindre anecdote racoleuse. Simple défi personnel : je voulais être sûr que quarante ans après ou pouvait encore écrire sur les Doors et parler musique.
 
 
Trois autres disques pour découvrir les Doors :
 
Strange Days (1967)
Waiting for the Sun (1968)
L.A. Woman (1971)