jeudi 24 janvier 2008

Le Club des Écrivains Subversifs

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°5]
Tropic of Capricorn - Henry Miller (1939)

Je crois que la littérature m’épatera toujours, et avec elle ses clans, ses courants et ses chapelles. Machin a fondé le mouvement Bidule, Truc l’école du Chose… foutaises que tout ça ! Les vrais amateurs le savent : en littérature il n’y a que deux clans – les bons et les nases.

Comme on pouvait s’y attendre dans une telle rubrique, je vais plutôt vous parler des Bons – quoique personne ne serait étonné venant de moi que je ponde un jour article intitulé Les Livres nuls que j’adore quand même (même si j’ai un peu honte). La littérature n’étant faite que de subdivisions, le clans des Bons se divise en gros en deux familles distinctes : le Club des Écrivains Subversifs et les autres. Les subversifs étant trop nombreux pour être comptés (il faut dire que c’est une mode que beaucoup ont suivi sans le moindre scrupule… ni hélas le moindre discernement) on valide leur appartenance à ce club tellement fermé qu’il n’a jamais été officiellement reconnu comme tel en fonction de ce qu’un de leur livre a provoqué soit un énorme scandale, soit un procès, soit carrément une interdiction (l’idéal étant bien sûr d’avoir les trois – ce qui devient tout de même assez rare de nos jours. Hélas).

Attention cependant : tous les auteurs réunissant l’une de ces caractéristiques ne font pas pour autant automatiquement partie du Club des Subversifs. Par exemple : si Cécilia Sarkozy avait réussi à faire interdire le livre Cécilia via la voie juridique son auteure, Madame Bitton, n’aurait pas été proclamée dès le lendemain membre du Club des Écrivains Subversifs. C’est un petit peu plus compliqué que ça, mais comme je ne voudrais pas vous embrouiller on dira que les deux qualités subsidiaires pour entrer dans le club sont d’être un écrivain doué (quand même) et ne pas avoir un nom complètement ridicule.

L’immense Henry Miller est bien sûr l'un des piliers du Clubs des Subversifs, chaînon manquant entre D.H. Lawrence et Bukowski (du moins dans l’écriture et dans la liberté de ton). Il fait qui plus est partie d’un second club illustre : le Club des Miller Géniaux, encore plus fermé que l’autre puisque l’on y trouve que lui et Arthur (ce n’est pas Gérard qui dira le contraire, qui essaie désespérément d’obtenir sa carte de membre depuis quinze ans au bas mot).

Miller est un peu le subversif par excellence, celui qui paya le prix fort pour sa subversion au point qu’il ne réussit à publier son premier roman, Tropic of Cancer qu'à... quarante-trois ans ! Certes, la littérature fut pour lui une vocation tardive (son texte le plus ancien, Clipped Wings, ayant été écrit vers l'âge de trente-et-un ans), mais il faut également se souvenir que ses manuscrits, jugés trop politiquement, religieusement et sexuellement incorrects, furent rejetés par quasiment toutes les maisons d'éditions américaines... Miller fuit donc vers l'Europe, et plus spécialement Paris où il s'installa et continua d'éprouver toutes les peines du monde à se faire publier... c’est dire s’il est amusant, en 2008, de le lire dans des collections plus académiques les unes que les autres… parce que s’il y a bien un auteur qui ne sera jamais de près ou de loin académique, c’est celui-là.


Je ne me souviens plus vraiment comment j’ai découvert Miller lui-même, sans doute par hasard et sans doute avec émotion. Ce dont je me souviens en revanche c’est d’avoir découvert Tropic of Capricorn on ne peut plus tardivement, puisque après la fameuse Rosy Crucifixion, bien après l’excellentissime A Devil in Paradise (idéal pour qui souhaiterait s’initier à l’auteur), et très longtemps après les autres volets de la trilogie qu’il conclut : L’Obelisk Trilogy – entamée avec Tropic of Cancer (logique) et poursuivie avec Black Spring (un peu moins). C’est même un pur hasard si j’ai lu les trois volets dans l’ordre, hasard qui plus est d’un intérêt plus que relatif : c'est dans ce dernier volume que Miller évoque ses souvenirs d'adolescence et de jeunesse... soit donc des trucs antérieurs à ce qu’il raconte dans les deux volumes précédents.

Une jeunesse étonnante, pour le moins : voleur, mythomane, obsédé sexuel... le jeune Miller est un être marginal, rejeté tant par sa famille que ses concitoyens ; un jeune homme qui refuse de s'insérer dans la société, frémit à la simple évocation du mot travail et n'a pas encore d'aspirations littéraires ou artistiques (bref, un mec prometteur !)

On est loin, très loin du Bukowski trouvant la rédemption par l’écriture dans Factotum , loin de l’image du type qui naît écrivain et fait tout pour le devenir – et par extension vivre de sa plume. Miller est à des années lumières de cela, rageur et paumé, un jeune gars n’ayant rien à foutre et rien à voir , trompant l’ennui urbain avec la même hargne et le même dégoût que quinze générations de révoltés ne sachant pas trop contre quoi ils se révoltent. En un mot : nihiliste. Le jeune Miller vomit non seulement son entourage mais bel et bien l'humanité toute entière... il se voit en apôtre du chaos - puisque s'opposant à l'ordre... et puis bien sûr, il commence à mûrir. Et lâche cette phrase pour le moins éloquente :

« CONFUSION est un mot que l'homme a inventé pour désigner l'ordre, mais quand il ne le comprends pas »

Il grandit, donc, rencontre d'autres personnes, s'attache aux gens... entend parler du mouvement dadaïste et de son manifeste de 1916... il comprend qu'ailleurs, d'autres gens ressentent ce qu'il ressent lui-même. Que ce sont des artistes, et qu'il est de cette race.

Et le roman de prendre un tour initiatique aussi séduisant qu'inattendu. Bouleversant, forcément bouleversant, comme souvent la naissance d’une vocation. Le tout est écrit dans un style unique, car du Miller restera toujours du Miller : écriture explosée, refus des conventions de la littérature traditionnelle, paragraphes et chapitres interminables, comme si l'auteur refusait d'accorder à son lecteur la moindre respiration, comme s'il voulait le voir suffoquer comme il suffoque lui-même de l'univers qu'il décrit. Et si ce monument est indirectement responsable d'une grosse partie de ce que la littérature (notamment française) nous a offert de plus laid, con et rance depuis vingt ans... comment cracher sur un tel chef-d'oeuvre ? Sur le roman punk par excellence ?


Trois autres livres pour découvrir Henry Miller :

Tropic of Cancer (1934)
A Devil in Paradise (1956)
Nexus (1960)