vendredi 6 avril 2007

Tables de loi

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°66]
Reign in Blood - Slayer (1986)

J’ai eu envie de commencer cet article en disant : c’était le bon temps. Un temps que les moins de vingt-cinq ans peuvent difficilement connaître, puisque moi-même qui en ai vingt-six je n’en ai connu que la fin. A cette époque fort lointaine, le metal n’était pas encore un genre totalement gangrené ici par les clichés et là par MTV. Plus précisément était-ce en route mais restait-il encore une poignée de résistants regroupés du côté de la Bay Area de San Francisco. Ils étaient nombreux, mais quatre noms sortaient du lots, quatre groupes de chevelus en colère qu’on nomma assez rapidement The Big Four : Metallica, Megadeth, Anthrax et Slayer. Si les premiers sont devenus les superstars que l’on sait (Trent Reznor les qualifia un jour à fort juste titre de Stones de leur génération), les autres ont presque tous fini par disparaître, ou pas loin. Megadeth est devenu une machine FM avant de sombrer totalement, et Anthrax n’a jamais connu le succès de ses collègues, à tort – c’était le plus inventif de la bande – mais bref : les disques des valeureux Bush/Ian ne se vendent quasiment plus.
 
Reste Slayer, seul survivant de cette époque à être resté fidèle à lui-même. Mieux encore : là où tous les autres se sont ramollis, Slayer a régulièrement durci le ton, obtenant les louanges et autres citations de quasiment tous les groupes dits de « metal extrême », qui voient en lui un parrain. Difficile de ne pas être de cet avis : le metal extrême (notamment le death) s’est élevé au gré de deux influences prépondérantes, celle de Mercyful Fate pour l’esthétique et celle de Slayer pour la musique.
 
 
Reign in Blood, troisième album du quatuor emmené par Tom Arraya, est un peu la table de loi de Slayer…ou disons : son testament, puisque Slayer dans la vie ce serait à peu près aussi peu crédible que Coldplay avec des cheveux longs. On pourrait même se dire que c’est presque un premier album tant les deux précédents (Show No Mercy et Hell Awaits) semblent falots à côté de lui. C’est que Slayer n’a fait que se bonifier avec le temps, là où tous ses collègues de l’époque ont décliné plus ou moins rapidement (dès 1988 comparer Slayer et Metallica deviendra extrêmement cruel pour ces derniers). Et, par ce fait, Slayer a fini par s’imposer bien au-delà des frontières du metal. La créativité du groupe, son authenticité et sa volonté farouche de ne ressembler qu’à lui-même ont fini par convaincre les plus réticents des critiques rock « généralistes », pourtant presque systématiquement enclins à mépriser le metal. Reign in Blood est devenu au fil des années le disque de chevet de tout ado white trash qui se respecte, au même titre qu’un Nevermind. Des albums aussi brutaux ayant un succès si phénoménal, hormis Roots de Sepultura, il n’y en a tout simplement pas eu d’autres.
 
C’est que Slayer a un truc en plus par rapport à Metallica ou Megadeth, y compris à l’époque : une solide culture générale. Il est probable qu’en dépit de leurs looks de hardos-crados Arraya, King, Lombardo et Hanneman soient infiniment plus malins que leur suiveurs… ainsi dès le départ, ils ont été puiser leurs influences en dehors du metal, associant à sa lourdeur naturelle un groove punk et une ultra-violence tout droit héritée du hardcore et plus ou moins évidente selon les époques (par exemple sur God Hates Us All). Considérer comme certains fans que Slayer est le groupe de metal par exellcence (c’est à dire : pur) relève de l’aberration, puisque c’est précisément la diversité de ses influences qui lui conféra dès le début ce son si particulier (et dont il ne s’est quasiment jamais écarté aussi, on ne peut le nier). Ajoutez à cela une imagerie satanique sulfureuse certes un peu désuète aujourd’hui (ça ferait sans doute bien marrer les gamins fans de Marilyn Manson) mais ne sombrant jamais le grotesque, et un don pour les titres de chansons en forme d’hymnes, et vous obtiendrez le cocktail gagnant qu’Overkill essaie d’obtenir depuis à peu près la même époque.
 
Si vous considérez en plus que Slayer se compose de quatre musiciens à la puissance et à l’aisance technique insoupçonnées, leur succès devient soudain nettement plus logique. Car on aurait tort d’oublier qu’avant d’être des bouchers aux très longs couteaux, Kerry King et Jeff Hanneman sont des guitaristes prodigieux. Même le hardos le plus indulgent n’imaginerait pas l’intro martiale de plus en plus excitée au fil des secondes de « Reborn » exécutée par le guitariste de Testament. Idem pour la rythmique surpuissante de « Piece by Piece » (leur meilleur morceau méconnu) !
 
Tout en cassures rythmiques et changement de tempos soudains, l’album égrène ses classiques avec autant de charme et d’énergie qu’au premier jour : « Angel of Death » bien sûr, incontournable des incontournables, mais aussi « Necrophobic », dément tant par sa vitesse que son incroyable batterie tourbillonnante… Dave Lombardo en impose plus que jamais. Il y a des batteurs qui jouent de la batterie, lui est une batterie. Il est à Slayer ce que John Bonham ou Dave Grohl furent à Led Zeppelin ou Nirvana. On comprend en écoutant ce titre (ou par exemple « Epidemic ») que son départ du groupe en ait déprimé plus d’un (quand bien même son remplaçant Paul Bostaph fut plutôt bien accueilli par des fans réputés aussi intransigeants que leurs idoles).
 
S’il n’a pas la palette d’un James Hetfield, Tom Arraya se montre néanmoins un atout majeur de l’artillerie slayerienne. Il est doté d’une voix particulière, rageuse, capable de s’adapter à la diversité des compositions de ses camarades (les bonus de la dernière réédition le montre même se livrer à un joli numéro punk sur « Agressive Perfector ») tout en gardant un style immédiatement reconnaissable. On ne le dit pas assez, et pourtant avec le jeu de Lombardo le chant d’Arraya est le second élément le plus important de la Slayer’s touch. Scandant plus qu’il ne crie, il rayonne sur les morceaux les plus heavy, à l’image de « Postmortem » ou de « Raining Blood », titres aussi atmosphériques que complexes où il fait merveille.
 
Cependant il existe par-dessus tous ces éléments un pouvoir d’attraction inhérent non pas à Slayer, mais à ce disque précis, album préféré d’un bon 90 % des fans et dont la sélection, pour quiconque apprécie comme moi le metal, sonne comme une évidence. Quelque chose tenant sans doute à son unicité et à sa modernité – dans la mesure où « Criminally Insane » pourrait tout à fait avoir été écrite la semaine dernière. Slayer a réussi avec cet album à toucher au truc, le truc, celui qui fait qu’on atteint un large public en dépit de tout le reste. L’auditeur réfractaire aux musiques bruyantes n’accrochera évidemment pas ; en revanche l’amateur de décibels, qu’elles soient punk, hardcore, hard-rock, heavy metal ou n’importe quoi, flanchera à coup sûr… après tout, le rock’n’roll, c’est quand même ces fameuses décibels avant tout ! Si vous écoutez Slayer en vous disant que c’est trop violent pour vous, ma foi, c’est que vous croyez être fans de rock sans savoir que vous êtes fans de pop. Ce n’est pas condamnable, simplement laissez l’électricité diluvienne à ceux qui l’apprécient… ceux-là même qui plus de vingt ans après se délectent toujours autant d’ « Altar of Sacrifice ».
 
 
Trois autres disques pour découvrir Slayer (choix éminemment subjectif, ils sont presque tous bons, ce qui n’est pas bien grave puisque celui-ci est vraiment LE disque de Slayer) :
 
South of Heaven (1988)
Seasons in the Abyss (1990)
God Hates Us All (2001)