vendredi 13 octobre 2006

Joyau perdu

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°49]
Monstre-toi - Jad Wio (1995)

Au cours des années, mon rapport à la musique a beaucoup évolué, ce qui est ma foi assez normal. Une chose, pourtant, n’a pas bougé d’un iota : ma vénération totale pour Jad Wio. Probablement l’un des plus grands groupes français qu’il m’ait jamais été donné d’entendre.

Il y a évidemment un côté très personnel dans ce rapport : ce groupe, je l’ai découvert par l’entremise d’une personne qui m’est terriblement chère et qui, j’en suis certain, lira ces lignes. Cette personne, dont je tiens à préserver l’anonymat, a fréquenté personnellement Jad Wio et Denis Bortek. C’est au cours d’une discussion avec elle que j’ai entendu parler pour la première fois de Jad Wio. A l’époque, ce n’était pas aussi commun qu’aujourd’hui, car le groupe n’existait virtuellement plus. Depuis, il est revenu sur le devant de la scène avec un succès dont ses membres ont été les premiers surpris, et a bénéficié ces deux dernières années d’une réhabilitation plus que méritée. Parlons-en donc, d’autant qu’un nouvel album (le cinquième seulement en pas loin de 25 ans) est annoncé pour 2007.

Avec mon ami, nous parlions de Marilyn Manson, à une époque où c’était encore intéressant de parler de lui. Je ricanais en disant que c’était véritablement un phénomène typiquement anglo-saxon. Que chez nous, un mec grimé jouant sur les tabous, ça ne ferait pas polémique, ça serait juste ridicule et ça ne marcherait pas. Là, mon ami m’a parlé de Jad Wio. Groupe qui, précisément, est à ma connaissance l’une des seules formations françaises à avoir jamais tenté - et réussi ! - l’équation concept + musique + esthétique + shows explosifs.

Initialement, Jad Wiolensky était le personnage d’un central d’un roman écrit par Denis Bortek au début des années 80. Le livre n’a jamais été édité à ma connaissance, et pour cause, puisque Jad Wiolensky est devenu le Ziggy Stardust de Bortek. Changé en Jad Wio, Bortek enregistre une première démo, puis rencontre Kbye avec qui il lance son projet de groupe totalement déjanté et décadent. Goth ? Peut-être. De toute façon, à l’époque, le terme « goth » n’existe pas – il a été plaqué sur la scène post-punk a posteriori. Quelques 45 tours plus tard (dont la sublime « Aubade à Simbad »), Jad Wio publie enfin un véritable premier album en 1989. Un album conceptuel, comme tous ceux du groupe à l’exception du dernier en date (à moins qu’il ne contienne un concept qui m’ait échappé, mais je ne crois pas), tournant autour des déviances sexuelles, obsessions SM, cuir, violence, fétichisme. La musique est abrasive (le terme post-punk est pour une fois totalement approprié), les concerts de véritables (peep)shows qui vont faire couler beaucoup d’encre. Jad Wio continue sa route et publie ensuite un second album electro-pop étonnant, aussi mélodique et raffiné que son prédécesseur était cru et débridé. A la production, on trouve un homme encore inconnu mais destiné à devenir une figure emblématique de la scène pop française – un certain Bertrand Burgalat.


Monstre-toi sort trois ans plus tard. Durant une décennie, il aura été pour la plupart des fans « le dernier album de Jad Wio ». Autant le dire : si les deux premiers sont des perles, Monstre-toi est de très loin le plus achevé. Le plus original aussi, sans doute. Glam-rock-pop décadent, thématique évidente (les monstres), mélodies d’une incroyable limpidité… Kbye a cédé la place à l’étrange Baron (également producteur), mais franchement c’est à peine si on sent un changement de personnel. C’est une promenade décalée et hilarante dans le monde de Jude Blatte, la petite galerie des horreurs de Denis Bortek, qui s’ouvre sur « Le Cœur dans la bosse » : ambiance cabaret, mélodie entêtante… on tombe immédiatement sous le charme. Les arrangements de ce titre, particulièrement fouillés, ont fort probablement influencé toute une cohorte de groupe aujourd’hui estampillés « chanson rock » - même si aucun ne l’avouera jamais. Suit la « Danz Demone ». Une basse qui groove, un titre presque funk, enchaîné un « Victor » qui sera plus tard totalement plagié par F.F.F. Puis « Car Crash », morceau rock'n’roll et hypnotique porté par une scie de guitare à la Robert Fripp. Impressionnant.

Quatre chansons seulement et, déjà, on est frappé par l’incroyable diversité des registres abordés. Sans pour autant ni s’écarter du concept, ni sembler hétéroclite (merci au son dense et compact du Baron, qui harmonise une collection de titres terriblement différents les uns des autres).

Après, c’est « Maldonne ». La plus belle chanson du disque (voire du groupe). Une mélodie évanescente, un texte superbe et crypté…

Il n’y a pas que le monde qui tourne à l’envers
Je me sens infiniment sombre,
Rien qu’une plaie rien que misère
Je choisis de glisser dans l’envers
D’’un décor d’un décor planté
Sous la terre
Je ne veux plus voir un matin
Ma vie comme une peau de chagrin

Alors moi, j’ai maldonne, si je fais pleurer quelques personnes
J’ai le cœur qui bourdonne, j’arrive pas à m’aimer j’abandonne
Allez viens, viens ma belle, c’est moi, je viens te chercher
Allons nous allonger tous les deux en-dessous des cyprès


Je suis perdu dans la ronde
Je tourne et re…tourne à l’envers
Je pars sans connaître rien du monde
Rien qu’une plaie rien que misère
J’ai du désespoir à revendre
Je m’arrête là, je veux descendre
Je risque de faire pleurer ma mère
Ce mal de vivre…me fout…en l’air…

Allez viens, viens ma belle, c’est moi, je viens te chercher
Allons nous allonger tous les deux à côté des cyprès
J’ai envie de faire la fête, envie que me tourne la tête
Et d’ailleurs j’ai horreur des couronnes de fleurs, je me meurs

Moi, j’ai maldonne, si je fais pleurer quelques personnes
Mais que tous me pardonnent, j’arrive pas à m’aimer j’abandonne
J’ai envie de faire la fête, envie que me tourne la tête
Maintenant tu es prête…c’est mon cœur qui s’arrête…

Adieu, j’abandonne…

… crypté car, si ce texte que Bortek susurre délicatement peut sembler être une chanson très personnelle, il n’en est pas réellement le narrateur...

Après un tel moment de grâce, il fallait au moins le riff fulgurant de « Transformation » pour relancer le disque. Sacré titre que celui-ci, nettement plus impressionnant en tout cas que le suivant, « Lax 66 » (le moins bon, à mon avis), dont la rythmique vintage rappelle finalement plus le Jad Wio des débuts que Led Zeppelin.

L’album n’est pas encore fini, loin de là : reste encore la déjante new wave de « Allô Police ? », prélude au retour de la fanfare et de la fête foraine pour un « Bal des fantômes » aussi délicat que désopilant. Une introduction parfaite au morceau éponyme, une pure merveille pop-funk, baroque, drôle, raffinée… après quoi, il faut bien avouer que « Marijane » n’est sans doute plus autant provocatrice en 2006 qu’en 1995 – même si elle demeure extrêmement bien écrite. Grand final décadent, « Mein herz ist im buckel » est en fait, mais vous l’aurez déduit de vous-même si vous parlez allemand, une reprise du thème inaugural. Mais quelle reprise ! le résultat s’avère encore supérieur au « Cœur dans la bosse », l’allemand (surtout prononcé de manière aussi… spéciale, disons) conférant au morceau une ambiance de démesure totale. Une ambiance cabaret et du chant en allemand, donc… toute référence à Lou Reed étant bien sûr totalement volontaire, même si c’est plutôt, pour le coup, du côté de Kurt Weil qu’il serait intéressant d’aller jeter une oreille.

Histoire de rappeler où l'on se trouve, le disque s’achève sur une reprise exceptionnelle de « Sweet Travestite », morceau emblématique du Rocky Horror Picture Show qui ne manquera pas de séduire – en l’occurrence sous le titre « Gentil travesti ». Cette fois, c’est réellement terminé. Et c’est une sacrée expérience. Car des groupes français qui allient rigueur instrumentale, perfection mélodique, textes en français parfaits et esthétisme glam, il n’y en a pas des masses… preuve que ce disque est indispensable, j’en ai cité tous les titres un par un, ce qui m’arrive rarement dans mes chroniques.

Ensuite, Jad Wio a disparu durant presque dix ans. Jamais officiellement dissout, mais plus vraiment actif hormis quelques concerts au début des années 2000. Bortek a sorti un très bon disque solo passé inaperçu (et également produit par le Baron), jusqu’aux deux grands shows de 2004 entérinant le retour aux affaires de Kbye. Deux spectacles exceptionnels plus tard, Jad Wio a remis ça, enfin. Avec un quatrième album excellent et en pleine phase avec son époque, loin de la nostalgie stupide qui régit les modes musicales actuelles.

Comme quoi, il n’est pas toujours nécessaire d’aller chercher chez les jeunes groupes pour trouver de l’originalité.


Trois autres disques pour découvrir Jad Wio :

Contact (1989)
Fleur de métal (1992)
Nu-clé-air-pop (2005)