jeudi 3 août 2006

Un suicide commercial auréolé de platine

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°33]
Fantaisie militaire - Alain Bashung (1998)


C’est le genre de disque qui redonne la foi.

Savoir qu’un album aussi sombre, aussi original, aussi déroutant et aussi complexe a pu se vendre par palettes entières et même recevoir une ringardissime Victoire de la Musique... redonne foi en l’être humain. Oui, le public a des oreilles, ils n’est pas aussi idiot que veulent nous le faire croire les producteurs des nouvellestarcademies. Et quand on lui propose des œuvres réunissant simultanément qualité, émotion et singularité, il peut répondre présent.

Rien n’était gagné pourtant, avec cet album d’une rare noirceur s’ouvrant sur le lancinant et suicidaire « Malaxe ». A se demander comme le patron de la maison de disque a pu croire une seule seconde que ça allait se vendre.

Je n’étais qu’une ébauche au pied de la falaise
Un extrait de roche sous l’éboulis

… on ne peut pas dire que ce soit vraiment vendeur. La chanson suivante, c’est « La Nuit je mens » et huit ans après on n’a toujours pas compris comment cette chanson, à peine plus mélodique et plus « porteuse » que les autres, a pu devenir le plus grand tube de l’année 1998.

Non, tout ceci est improbable. Ce disque, tout comme sa trajectoire, est incroyable. N’importe qui s’y serait cassé les dents. Mais Alain Bashung, évidemment, ce n’est pas n’importe qui : le seul qui ait jamais réussi à faire le lien entre Gene Vincent et Ferré. Peut-être même le seul véritable rocker français.

Sur son dixième opus, il ne ménage ni sa peine ni ses effets. C’est un Bashung carbonisé par l’alcool et son récent divorce qui enregistre ici un album crépusculaire et tortueux, où la seule lueur d’espoir, le miraculeux « Angora », est placée en toute dernière plage. Le reste c’est Dehors, tout le monde dehors, en un gémissement à peine audible. C’est une « Fantaisie militaire » parsemée de stridences électriques illustrant un texte désabusé au possible. C’est « Sommes-nous », qui impose un rythme métronomique et lui qui a tambouriné, tambouriné, évidemment… texte et musique qui font corps, et rencontre improbable entre arrangements symphoniques, guitares électriques pugnaces et électronique discrète mais indispensable.

Il aurait pourtant été facile pour Bashung, après le succès du précédent album (Chatterton), de mener tranquillement sa petite entreprise. Mais c’est mal connaître le personnage, qui n’est vraiment pas du genre à décliner à l’infini la même formule. Onze albums depuis Roman photo (1977) et aucun qui ne fasse doublette avec le précédent. Cela passe par des collaboration parfois inattendues, par les bidouillages soniques de Rodolphe « Kat Onoma » Burger sur « Samuel Hall » ou « Mes prisons », mais en bien plus simple d’accès. Simple par rapport à Kat Onoma bien sûr, pas simple dans l’absolu.

Bien au contraire, Fantaisie militaire, sur le papier, fout les boules. C’est un suicide commercial total. Réussir à en avoir fait un disque multiplatiné relève du génie. Tout simplement. Vendre « Aucun express » et « Samuel Hall » à la ménagère de moins de cinquante ans, pas de doute, c’est du génie. Ça ne peut pas être expliqué autrement. En attendant de trouver une réponse plus acceptable à la question « comment a-t-il fait ? » il reste cet album unique en son genre, qu’on peut écouter des milliers de fois sans jamais s’en lasser tant il est riche et poignant. Il faudrait que tous les jeunes rockers français l’étudient, le décortiquent, le déconstruisent et s’en inspirent. Il n’est pas possible que ce chef-d’œuvre n’ait entraîné aucune filiation. En une poignée de chansons, Bashung a livré suffisamment d’idées pour occuper les apprentis musiciens durant deux décennies au moins. On ne parle même plus de musique française ou francophone, ça va bien au-delà. Fantaisie militaire est un chef-d’œuvre de la musique, tout court. Quel que soit son genre, sa langue ou son époque.

Depuis sa sortie en 1998, j’ai entendu des milliers de disques. Mais je n’en ai pas entendu beaucoup qui lui arrivent à la cheville, même du côté de chez les plus grands.


Trois autres disques pour découvrir Alain Bashung :

PLAY Blessures (1982)
Novice (1989)
L’Imprudence (2002)