lundi 12 juin 2006

Super U

...
Comme je sais d’ores et déjà que vous n’allez pas me croire, parce que la coïncidence est trop énorme, parce que ce n’est pas possible, parce que c’est de l’acharnement… bref, pour toutes ces raisons amplement compréhensibles, je prends soin avant d’entamer cette nouvelle chronique de jurer sur la tête de qui vous voudrez que tous les faits relatés ici sont véridiques. 

Je n’en parle jamais, mais il m’arrive de faire des choses totalement ordinaires. Cela va bien sûr détruire le mythe et écorner l’image de génie que vous vous faites de moi, chers lecteurs, mais oui : je fais les courses. Absolument. Pire : je fais les courses dans un endroit terriblement banal. Je vais chez Super U. Il y a en effet un Super U juste en bas de chez-moi, et je vais régulièrement m’y fournir en denrées. A plus forte raison en ce moment, puisqu’il semble écrit que la canicule va décimer la moitié des vieux rouennais en ce mois de juin. J’étais donc au Super U. Endroit fort appréciable, petite supérette ma foi tout ce qu’il y a de plus normale, légèrement étriquée mais proposant souvent des produits de fort bonne tenue pour une somme tout à fait modique : par exemple cet excellent Muscat de Rivesaltes à deux euros et quarante-neuf centimes… je vous assure qu’il vaut largement les grandes marques que je ne vous énumérerais pas.

Comme le temps atroce qu’il fait chez nous le laissait supposer (bon, il fait 28°C, je sais que pour certains c’est rien du tout, mais 28°C à Rouen je vous promets que ça laisse pas mal de gens sur le carreau), j’étais descendu acheté des boissons fraîches. Sur ma liste de courses, nous pouvions trouver quelques ingrédients essentiels au déroulement d’une Coupe du Monde et bonne et due forme :

- du Coca Cola et de la glace à la framboise La Laitière
- de l’eau (parce que forcément, une fois que le match est fini, j’ai besoin de me désaltérer)
- du rosé (il y a deux écoles : les footeux à bière et les footeux à rosé… moi je suis de la seconde, je trouve que c’est plus estival)
- des chips
- des cacahuètes
- des kleenexs en cas d’élimination de la France au premier tour (j’avais oublié d’en acheter en 2002, je peux vous dire que, comme dans la chanson, mes draps s’en souviennent).

J’avais presque tout terminé, j’en était au rayon des chips, celui qui est juste à côté des caisses (parce que j’organise toujours ma liste de courses de manière stratégique, par ordre de rayons, eh ouais ! ça vous impressionne mais ça ne devrait pas, je vous rappelle que je n’ai que ça à foutre de mes journées). A la radio ils passaient « Streets of Love », le dernier single des Stones, ça me faisait tellement plaisir d’entendre une chanson récente des Stones à la radio que je chantonnait. Ah là là, oui, j’étais vraiment d’une humeur des plus guillerettes en cet après-midi pourtant torride. J’aurais dû être stressé, puisque le soir j’avais un concert. Et que la France jouait bientôt. Et que la chaleur m’oppresse (je HAIS la chaleur, je tiens à le préciser pour toutes mes fans vivant dans des contrées pour le moins exotiques : ce n’est pas la peine d’espérer, jamais je n’irai m’exiler dans un endroit où il fait chaud toute l’année, je ne supporte pas le soleil qui me colle la migraine ni la chaleur qui me vide de toute substance énergétique bien que je ne manque jamais de manger des barres Ovomaltine dès le retour des beaux jours). J’étais donc presque jovial. En plus je m’apprêtais à passer à la caisse, et j’adore passer à la caisse du Super U car une des caissières qui doit avoir dans les dix-huit/dix-neuf ans est totalement raide dingue de moi… ok, j’extrapole un peu. Mais bon : j’accepte d’être modeste, pas d’être aveugle. Quand une caissière vous regarde d’un air désespéré et se met un piquer un fard dès que vous lui adressez la parole pour lui dire des choses aussi romantiques que « Bonjour », « C’est parfait » (en cas de paiement par chèque), « Au revoir, bonne fin de journée » ou encore « Bon courage »… dans ce genre de cas, donc, il y a quand même beaucoup d’éléments laissant penser que vous ne la laissez pas indifférente. Non pas que j’aie dragué cette pauvre jeune fille. Point du tout. Je ne lui ai jamais rien fait, quand elle devient toute rouge en me rendant la monnaie, je suis presque aussi gêné qu’elle, je regarde mes pieds – ce qui me fait penser que la dernière fois j’ai tellement scruté mes vieilles Nike que je n’ai réalisé qu’une heure après qu’elle s’était gourée de trois euros dans le rendu. Bref ! je vous assure que je n’ai jamais rien fait pour attirer le regard de cette jeune fille ni pour lui faire monter le rouge aux joues. Néanmoins, et là vous pourrez effectivement me blâmer, j’avoue prendre beaucoup de plaisir à passer systématiquement à sa caisse, même lorsque c’est celle où il y a le plus de queue – notez que là encore c’est un privilège de dépressif-qui-n’a-rien-à-branler de son temps. Et c’est donc précisément ce que je comptais faire cette après-midi là. Sauf que rien ne s’est passé comme prévu. Parce qu’au moment même où je m’apprêtais à prendre la file d’attente, on m’a tapé sur l’épaule. « Bonjour ! » Le ton était extrêmement avenant. J’ai bien sûr immédiatement reconnu cette voix, mais c’était tellement inattendu et je dirais même : inespéré, qu’il a fallu que je me retourne pour le constater de moi-même. Alors je me suis retourné et oui. Il était bien là. Lui. Tout en chair, en os, en lunettes et en cravate rouge. Qui ça ?

Jean-Pierre Jean, bien sûr !!!

Soudain, le monde autour de moi a cessé d’exister. Plus rien n’avait vraiment d’importance. Ni le concert du soir, ni la caissière, pas même le paquet de chips Lays Barbecue dans mon caddie (et pourtant c’est mon péché mignon). Rien. Juste l’homme de ma vie face à moi. La saveur barbecue des chips n’aurait eu aucun effet sur moi à cette instant. La caissière aurait pu se lever de sa chaise tournante pour ouvrir son chemisier, ça n’aurait même pas effleuré le coin de mes rétines totalement
concentrées sur la seule personne de l’univers qui m’ait jamais compris.  « Bonjour » ai-je bafouillé. J’ai tendu vers lui une main moite, et j’avoue ne pas être peu fier de vous annoncer que sa main était toute aussi moite que la mienne.

Immédiatement, nous avons parlé de l’actualité. C’est à dire du foot. De toute façon il n’y a que ça comme actualité en ce moment, Sarkozy pourrait en profiter pour expulser les dix mille enfants sans papiers qu’il a promis de régulariser à grand renfort de larmes de crocodiles (parce que ça sert à quoi de régulariser les enfants et pas les parents ?) que ça n’empêcherait pas le monde de tourner, tel un immense ballon de foot dans les pieds de Ronaldinho.

« Vous avez vu la blessure de Cissé !
- Oh oui ! quelle horreur…
- C’est dramatatique…
- …mais ce qui est surtout dramatique…
- …c’est d’avoir appelé Govou…
- …et non Anelka…
- …pourtant si complémentaire de Henry… »

Autant être franc : en parlant de l’Équipe de France, mon moral est retombé. D’autant plus que pour l’instant, j’ai vu quasiment tous les matchs, et même l’Angola m’a semblé meilleure que la France. Même Trinidad & Tobago a été impressionnante. Ça fout les jetons. Nous on est là, avec notre équipe de baltringues, avec nos Govou, nos Saha, nos Chimbonda, notre mega-buteur Thierry Henry qui marque un but tous les cinq matchs quand il lui reste un peu de temps entre deux cocktails, notre Dieu Zidane qui n’a pas terminé une seule rencontre depuis un an bientôt, sans parler du meilleur gardien du monde après Buffon – vous savez, celui est sur le banc… d’ici qu’on se fasse plier en quatre par les Suisses, y a pas des kilomètres.

Oui alors évidemment, quand je dis « on », les non-amateurs de foot répliqueront non sans raison que Jean-Pierre Jean et moi ne jouons pas en Équipe de France et qu’a priori ce n’est pas nous qui allons nous prendre une piquette ; c’est vrai et c'est faux, parce que pour tout amateur de foot qui se respecte dans ce pays, quand la France perd c’est lui qui perd, et quand la France gagne c’est « Zizou Président ! » pour tout le monde. C’est totalement con, ça échappe à toute logique humaine, et j’ai personnellement totalement conscience de la vacuité non pas de mon sport préféré mais de tout ce qui l’entoure, particulièrement dans ce pays qui pour le plus gros de sa population ne l'a réellement découvert qu'en 1998.N’empêche que c’est comme ça. Chez nous (j'entends chez moi) le foot c’est inscrit dans les gènes, même les filles dribblent super bien. Mon grand-père, ancien footballeur lui-même, n’a fait que des joueurs de foots. Ce n’est pas de ma faute.

Pour se rassurer, nous avons parlé des autres équipes. Mais les autres équipes nous ont à tous les deux semblé tellement fortes que ça ne nous rassuraient pas tellement en fait. Heureusement, il y a l’Angleterre. Que ferions-nous sans nos amis Anglais, qui ont d’ores et déjà livré l’autre jour le match le plus pathétique du Mondial 2006 ?! Le tout avec une équipe que le sélectionneur de la perfide Albion a qualifié de « meilleure Équipe d’Angleterre depuis 1974 ». Eh bah dites donc, la meilleure Équipe d’Angleterre depuis 1974, elle fait drôlement peur. Entre Beckham qui des fois tire des coups francs entre deux séances photos, Crouch, le super avant-centre tellement performant que dans son clubs il n’est même pas remplaçant mais remplaçant des remplaçants, et bien sûr l'inénarrable David James, gardien tellement brillant qu’à l’Euro 2004, tous les anciens gardiens de l'Équipe d’Angleterre on fait circuler une pétition pour qu’il ne soit pas titulaire... il ne l’a d’ailleurs pas été l’autre jour mais j’espère que ça va s’arranger pour lui. C’est un mec sympa. Et puis quand il joue, ou plutôt quand il essaie de jouer, au moins, on rigole. Évoquer l’Angleterre nous a fait du bien.
Hélas vint mon tour de passer à la caisse. La caissière, Ma Caissière, je ne l’ai même pas vue – ou à peine. Je continuais à parler avec Jean-Pierre Jean, il était tellement intéressant ! sa théorie sur l’Argentine qui s’était économisée ("2-0 contre la Côte d’Ivoire alors qu’elle aurait pu en mettre 5") remettait totalement en cause la mienne, selon laquelle ce n’est pas La Grande Argentine d’antan.

Nous sommes sortis, les bras chargés de munitions pour les matchs à venir. Jean-Pierre Jean me parlait alors du Brésil, la grande inconnue du Mondial. « Leur défense c’est de la guimauve » a t-il asséné en essuyant ses lunettes. Il y avait quelque chose de magique dans ce geste sans doute totalement anodin pour lui. Cette manière d’astiquer ses verres comme pour s’éclaircir les idées. C’est d’ailleurs (comme de par hasard) pile après avoir commis cet acte lourd de sous-entendu qu’il eut sa plus belle fulgurance du jour : « Le Brésil ne gagnera pas. Ils sont trop sûr d’eux ». Ceci dit, il m’a toisé, d’un air de défi. Comme si j’allais oser le contredire ! « Ça pour être sûr d’eux, ils sont sûrs d’eux…
- Ça les perdra.
- Oui mais en même temps leur équipe…
- Oh, ça ne veut rien dire ça. On peut avoir les meilleurs joueurs du monde sans réussir à les faire jouer ensemble.
- Mais leur équipe… même le banc touche fout les jetons…
- Vous croyez vraiment que les Allemands vont avoir peur du banc brésilien ?
- Non…
- Les Allemands n’ont peur de rien. Ni les Argentins. Ni…
- …les Français ? »

Éclat de rire simultané.

« Je vous en prie, restons sérieux.
- Évidemment.
- Les Français… »

Et voilà. Les Français. Nous étions revenus à la case départ. J’ai pensé que j’avais de la chance, grâce à ma famille adepte du melting-pot, je pourrais toujours me consoler avec une autre équipe. Mais Jean-Pierre, son ancêtre le plus éloigné, a t-il tenu à souligner, était de Creuse. Si la France perd, Jean-Pierre Jean fondra probablement en larmes. « La France n’a pas encore perdu » ai-je annoncé, serein. J-PJ a approuvé. D’un air entendu il a complété ma phrase : « Dans une Coupe du Monde, on ne sait jamais… ». Ça c’est de l’analyse sportive. C’est quand même un peu plus intelligent que la dernière thierryrolanderie en date : Je mise sur une finale France – Allemagne avec la France avec la France qui bat l’Allemagne pour venger l’affront de 82 (rappelons au passage que Thierry Roland est un apôtre fervent de la SIVRFA, la plus dangereuse secte du football : La Secte des Incorruptibles de la Vieille Rivalité Franco-Allemande… des gens qui ignorent encore que nous sommes à l’heure de l’Europe, que l’Allemagne est un pays ami et qui pensent même pour certains qu’Angela Merkel a pour projet secret d’envahir la France – alors que dans le pire des cas elle doit rêver de voir les Allemands mettre 3-0 aux Français, thèse cela dit en passant nettement plus probable). Il était temps de partir. J’ai bien pensé qu’on pourrait faire un saut tous les deux, Jean-Pierre Jean et moi, à l’église Jeanne d’Arc, juste à côté. Adresser quelques prières au Dieu du Foot. Mais je me suis dit que si on commençait à prier pour que les Français battent les Suisses il ne nous resterait plus grand chose au cas où ils atteindraient les quarts de finale (c’est à dire probablement contre les fameux Brésiliens dont la défense est effectivement de la guimauve mais qui, hélas, ont également le don de changer les défenses des autres équipes en guimauve).

Alors j’ai préféré couper court : j’ai tendu la main à Jean-Pierre Jean, il m’a tendu la sienne. L’Espoir, avec un grand « E », pouvait se lire dans nos regards respectifs. C’est alors qu’il eut ces mots, magnifiques : « Et pourquoi vous ne passeriez pas regarder le match demain après-midi ? » J’ai retenu mon souffle.

« Vous ne travaillez pas ?
- Si ! mais j’ai mis une télé dans le salon.
- Non…
- Vous ne voulez pas venir ?
- Ah si ! je voulais dire…
- ???
- Ouais enfin peu importe ! Un peu que je viens. En plus mes cheveux, comme vous l’aurez remarqué…
- Excusez moi, Monsieur Sinaeve, mais très honnêtement il y a plus grave que vos cheveux… »

Là c’était limite… ça voulait dire en gros que tant que l’Équipe de France gagnait je pouvais avoir des cheveux super moches qui poussent en l’air. Heureusement il ajouta immédiatement : « …il y a ceux de Barthez. » Nous avons ri de bon cœur. Ca vous semble stupide, comme blague. Mais nous sommes en 2006. C’était peut-être la dernière fois que Jean-Pierre Jean et moi rigolions de la coiffure de Barthez. J’irai même plus loin : dans quelques mois, vous, pauvres gens, ne pourrez plus dire d’un mec qui a le crâne rasé qu’il a une coiffure à la Barthez. Ni d’un mec qui a une tonsure qu’il a une coiffure à la Zidane. Nous sommes arrivés à la fin d’une époque. Il ne manquerait plus que le décès de Johnny, et la France s’écroulerait. Parce qu’aussi pathétique que cela soit, la fierté de la France aujourd’hui, ce ne sont pas ses Jacques Chirac, ses Frédéric Beigbeder et ses Luc Besson, pour autant que je sache… Ça n’a l’air de rien pour l’instant, mais un jour, même vous qui n’aimez pas le foot vous serez fiers de raconter la Coupe du Monde 98 à vos petits enfants. Vous aurez même le droit de leur faire croire que vous vous intéressiez déjà au foot à l'époque.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Si vous n'avez pas de compte blogger, choisir l'option NOM/URL et remplir les champs adéquats (ce n'est pas très clair, il faut le reconnaître).