mercredi 14 juin 2006

Et puis un jour : le jazz.

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°19]
Blue Valentine - Tom Waits (1978)

Un jour, quand j’étais jeune, j’ai lu une interview de Kurt Cobain où le journaliste lui demandait selon lui quel était LE disque de l’année (1992 en l’occurrence). Je m’attendais à un truc rock bien énervé, et là, Cobain de répondre, comme une évidence : Bone Machine, de Tom Waits.

J’étais Gros-Jean comme devant, parce que non seulement je n’avais pas ce disque, mais en plus j’ignorais totalement qui était ce Tom Waits. J’ai donc voulu aller acheter le disque. Ce n’était même pas dans l’optique de remonter le fameux fil musical dont je vous parlais dans la toute première chronique de ce Top 100. C’était juste un acte logique : à l’époque, si Kurt Cobain disait que tel truc était génial, j’allais l’acheter – rassurez-vous on était quelques milliers dans ce cas ; quand il disait que c’était à chier, je l’oubliais. Grâce à Kurt Cobain j’ai découvert Bowie, les Stooges, Neil Young. A cause de lui j’ai aussi louper quelques trucs, mais bon… passons.

Bone Machine venait tout juste de sortir. Il était tellement cher pour ma pauvre bourse que je me suis rabattu sur un coffret qui contenait deux autres disques de Tom Waits : Blue Valentine et Heartattack & Vine.


J’aurais pu choisir l’autre pour le Top 100. J’aurais pu aussi choisir un autre disque de Tom Waits. En retenir un seul a été une torture. Tom Waits est l’exception qui confirme la règle selon laquelle toutes les plus grandes légendes ont sombré dans les années 80 puis ressuscité dans les années 90. Tom Waits n’a jamais sombré. Il a survolé les années 80 comme aucun autre artiste des années 70 n’a su le faire. Et dans les années 90 il a enfoncé le clou avec deux albums magistraux : le fameux Bone Machine et le redoutable Mule Variations (sans oublier le disque avec Burroughs !).

J’ai choisi Blue Valentine pour une raison purement tactique : j’ai quand même essentiellement parlé de rock depuis le début de cette série, alors que je suis loin, très loin de n’écouter que ça. Or cet album-ci est assurément, avec « Christmas Card from a Hooker in Minneapolis » et la reprise à tomber du thème de West Side Story en ouverture, l'un de ses disques les plus jazzy. Le plus beau aussi sans doute – mais il faut aussi voir que c’est mon premier contact avec le jazz.

On parle souvent de la voix de Tom Waits. Pour quiconque ne l’a jamais entendue, c’est quelque chose de totalement indescriptible. Cela tient plus du rugissement (quand il n’est pas content) ou du feulement (quand il veut draguer) que du chant. Waits éructe, dans la longue tradition rauque'n'roll… non, même pas, je dis des conneries : il est LA voix rock par excellent. Ravagée, détruite. Gentiment éraillée sur ses premiers disques, elle n’est plus qu’un souffle à l’heure actuelle. Mais un souffle totalement fascinant.

Seulement Tom Waits ce n’est pas seulement une voix. C’est un compositeur extraordinaire, à l’aise dans quasiment tous les registres. Et Blue Valentine est une jolie carte de visite de ces différents genres musicaux qu’il explore depuis 33 ans cette année. Jazz, donc (les titres susmentionnés auxquels il est plus que recommandé d’ajouter « Wrong Side of the Road »), mais aussi boogie endiablé avec « Whistlin’ Past the Graveyard », blues lugubre et romantique avec le narquois « Romeo Is Bleeding » et le lanscinant « Red Shoes by the Drugstore », ballade à chialer avec « Kentucky Avenue » (probablement une des plus belles chansons du monde)…

Evidemment tout cela serait finalement peu de choses s’il n’y avait pas LA voix qui va avec. Je ne suis pas persuadé que « Blue Valentines », déchirante élégie refermant l’album sur un sanglot, aurait la même portée chantée par quelqu’un d’autre. Moi même, je m’exerce depuis des années à avoir la même voix, en fumant, en buvant, en faisant tout ce qu’il faut comme il faut – je n’y arrive pas. Je chante juste et rauque mais mon timbre de voix ne transcendera jamais une chanson comme le fait celui de Waits. Le seul mec au monde qui pourrait vous faire pleurer en vous récitant l’alphabet.

Sinon, accessoirement, il paraît qu’en 1978 cet album, le sixième, dérouta les fans et fut un échec commercial.

Tom Waits fit donc en 1978 d’une pierre trois coups : il publia un chef d’œuvre et prouva simultanément qu’un fan c’est con et que les charts c’est de la merde.

Toute mauvaise foi mise à part, il est vrai que Blue Valentine détonne totalement avec les cinq premiers disques. En revanche les plus jeunes, qui l’auront découvert avec son sublime Alice, s’y retrouveront fort probablement.

On pourra peut-être même pleurer ensemble…

Still she sends me
Blue valentines
To remind me
Of my cardinal sin
I can never
Wash the guilt
Or get these bloodstains
Off my hands


Trois autres disques pour découvrir Tom Waits (un par décennie, comme ça pas de jaloux) :

Heartattack & Vine (1980)
Mule Variations (1999)
Alice (2002)