jeudi 22 juin 2006

Maintenant et jusqu'à la Fin des temps...

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°22]
Chet Baker Sings  - 1954

Vous est-il déjà arrivé de tomber amoureux d’une chanson au point de ne plus penser qu’à elle, en permanence. Elle est là, tout le temps, en jukebox mental, elle vous obsède ?

Le 13 mai 1993, un animateur radio dont j’ai oublié le nom mais que je bénirai probablement jusqu’à la fin de ma vie, a commémoré les 5 ans de la mort de Chet Baker en passant « My Funny Valentine ». Ce jour là, ma vie a changé. Je n’avais jamais entendu cette chanson jusqu'alors, je n’avais même jamais entendu de jazz mis à part mes deux disques de Tom Waits, qui étaient du jazz, mais du jazz-blues-rock, pas du jazz des années 50.

J’ignorais bien sûr le nom de Chet Baker. Mais je l’ai retenu et dès lors, j’ai mené une quête sans fin pour trouver « My Funny Valentine » dont je ne savais pas le titre. C’était le bon vieux temps ! Internet n’existait pas, il fallait chercher, fouiller, pour découvrir la perle rare. Une belle époque pour les collectionneurs. Si j’avais 12 ans aujourd’hui je pourrais retrouver le titre de la chanson en deux clics, et j’aurais juste à le taper sur e-mule pour la récupérer. Cela me prendrait en tout sept ou huit minutes.

A l’époque, ça m’a pris deux ans.

Je suis d’abord tombé sur des disques de Chet Baker, des compilations, mais ce n’étaient que des morceaux instrumentaux, je m’en foutais. Enfin non, je ne m’en foutais pas, mais disons que je n’étais pas encore prêt à écouter ce genre de musique. Et enfin j’ai trouvé un disque. Chet Baker Sings. A priori, avec un titre pareil, ça n’allait pas être un album instrumental ! Ma chanson était là. Piste 10. Elle tourne, en ce moment même où j’en parle. Je l’écoute quasiment toutes les semaines. Je la connais par cœur, à la note près.

Je dois posséder à peu prêt 18 versions de cette chanson de Lorenz Hart et Richard Rodgers. 18 versions et autant de grands artistes. A croire que tous les mecs à voix grave l’ont un jour chantée… mais aucune n’est supérieure à celle de Chet, aucune n’atteint la grâce merveilleuse de ces deux minutes et vingt deux secondes de quasi silence sur lesquelles vient se poser la voix douce, hésitante, presque timide… ou peut-être contenue, comme si l’émotion empêchait le jeune homme se lâcher complètement son organe…


Savez-vous qu’il existe des musicologues très sérieux qui dissertent depuis 1954 sur la question capitale : « Chet Baker est-il un trompettiste qui chante ou bien un chanteur qui joue de la trompette ? » En 1954, Chet Baker n’a que 25 ans et il n’a jamais chanté de sa vie. Il a en revanche déjà publié onze disques en tant que trompettiste. Sa réputation est déjà fermement établie sur la Côte Ouest, mais, vous me croirez si vous voudrez, les critiques jazz le considèrent comme un trompettiste totalement inintéressant, absolument pas créatif et très limité du point de vue instrumental. Si Chet Baker est déjà très connu, c’est avant tout parce qu’il est très beau. Là encore, on frôle le surréalisme, mais là encore, c’est totalement véridique. Et ça ne va d’ailleurs pas aller en s’arrangeant. Fin 53, le label Pacific Jazz Records, à peine naissant, lui suggère d’enregistrer un disque sur lequel il chanterait. Chet n’a même pas conscience de la beauté de sa voix, et il y va à contrecoeur, conscient qu’en faisant ça il va définitivement s’aliéner le peu d’amateurs de jazz qui s’intéresse à lui.

Ce sera effectivement le cas. Ce qu’il n’avait pas prévu en revanche, c’est que dès sa sortie en juillet 1954 (sous le titre My Funny Valentine, mais cette version originale est devenue quasiment introuvable) cet album allait créer la sensation et avoir un succès planétaire de manière quasi immédiate.

En cherchant bien, on peut trouver un paquet d’explications totalement convenables à cette explosion totalement inattendue.

On pourrait expliquer que Pacific Jazz Records a mobilisé tous le gratin du jazz West Coast pour accompagner son tout nouveau poulain.

On pourrait aussi dire que ce disque tranche avec les autres « albums de crooner » parce que Baker a su choisir avec intelligence les chansons qu’il interprète, évitant les écueils du crooning guimauve dégoulinant de bons sentiments et se résumant en gros à deux axes principaux : « tu m’as quitté / je suis triste » et « la vie est belle / surtout ce matin ».

Mais la vérité est à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus complexe : Chet Baker n’a certes jamais chanté de sa vie au moment de l’enregistrement, mais il ne chante comme personne. Sa voix claire, chaude et un peu fêlée est unique en son genre. C’est flagrant sur « This Old Feeling », qui ouvre le disque dans une atmosphère feutrée de rigueur. En fait, Baker a littéralement inventé une manière de chanter qui n’appartient qu’à lui, même si d’autres s’y sont frottés avec plus ou moins de réussite (c’est la grande tradition du « souvent imité, jamais égalé »). Et puis il y a la production, soignée, si différente des autres productions du genre à l’époque. « My Ideal », « Time After Time », « Look for the Silver Lining »… A la base ce ne sont déjà pas des chansons joyeuses à proprement parler. Interprêtées par Chet Baker, elles suintent la tristesse, la mélancolie et la douleur. Dire pourquoi revient à expliquer l’inexplicable. Je ne suis pas biographe de l’artiste.

Cependant je pense que ce pourquoi réside dans le fait que, trompettiste-chanteur ou chanteur-trompettiste, Chet Baker était avant tout autre chose un véritable musicien. Il n’avait besoin de personne pour savoir comment arranger un morceau, où poser sa voix, où la laisser traîner et où la faire taire. Il connaissait probablement mieux la musique que les gens qui travaillaient avec lui (ce qui n’est même pas surprenant si on considère que son père était déjà un immense musicien).

Chet Baker Sings a marqué de fait le début d’une seconde carrière. A partir de 1954, il alternera disques de chansons au succès prodigieux et disques instrumentaux tout aussi remarquables. Il en vendra des palettes entières, amenant au jazz « instrumental » un public qui ne s’y serait probablement jamais intéressé s’il ne s’était agit de Chet Baker, celui qui chantait si bien « My Funny Valentine ». Jusqu’à sa mort en 1988, il continuera à chanter, sans jamais s’arrêter. Un peu toujours les mêmes trucs d’ailleurs, c’est pourquoi je ne recommanderai aucun autre disque du Chet chanteur (sinon peut-être la double compile The Best of Chet Baker Singing parue pour les dix ans de sa mort… et qui contient cet album dans son intégralité).

Et surtout toujours il continuera à toujours chanter de la même manière, avec cette même voix unique en son genre, à la fois splendidement désabusée et terriblement candide.

Le plus fou étant qu’après lui, certains ont tout de même osé essayer de chanter « My Funny Valentine » ou « But Not for me ».

Des chansons dont aucune n’a été écrite par Chet Baker, mais qui toutes lui appartiennent.

Sans doute jusqu’à la fin des temps.