vendredi 16 juin 2006

En attendant (qu'un grand écrivain repointe son nez un de ces quatres)

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Le voilà donc, le dernier roman de Selby. Ca faisait longtemps que je voulais le lire. Mais je ne me pressais pas… Selby a tellement peu écrit que je n’ai lu qu’un seul livre de lui au moment de sa sortie, The Willow Tree. Enfin "peu écrit"… dit-on. Je ne doute pas que les pilleurs de tombes, encore et toujours eux, se réveillent un jour. Avec trois épouses, quatre Selby JuniorJunior, et dieu sait combien de Selby JuniorJuniorJunior...

Cela n’a pas encore eu lieu, mais ça arrivera à coup sûr. On appelle ça la gloire posthume, il paraît. Dans quinze ans, il arrivera à Selby la même chose qu’à Jimi Hendrix, qui a publié dix fois plus de disques après sa mort que quand il était en vie (dix fois ? merde, Hendrix n'a sorti que trois albums, alors on est plus dans le cinquante fois !). Donc anticipons : ceci est le dernier roman de Hubert Selby Jr publié de son vivant.

La période d’attente du titre, c’est celle qui sépare le narrateur de la mort. Cet homme, sans nom, sans visage, a décidé d’en finir. Durant les deux premières pages, il passe en revue toutes les manières de se suicider (ce qui est toujours bon à prendre pour le lecteur) et finit par conclure que le bon vieux coup de revolver dans la bouche demeure la meilleure solution. Sauf que rien que rien ne se passe comme prévu. Il va chez l’armurier, il choisit l’arme idoine… et là, bug informatique. Problème de réseau, impossible de lui délivrer le flingue avant deux ou trois jours. Voilà des semaines qu’il réfléchit, pèse le pour et le contre, et au moment décisif, alors que tout est tracé, ce foutu destin – qu’il appelle le système mais ne nous leurrons pas – le plante et reporte l’inéluctable. Deux ou trois jours… c’est peu, et c’est beaucoup. Alors il commence à attendre…

Waiting Period a l’odeur d’un polar, la couleur d’un polar, mais ce n’est pas un polar. Pourquoi ? Je ne sais pas si je suis capable de le dire. Le fait est que niveau intrigue, on tourne autour du zéro pointé. Si j’écrivais une ligne de plus de résumer je vous aurais raconté tout le roman. Niveau structure narrative : zéro aussi. Mais ça, on est habitué, c’est Selby. Il aime brouiller les cartes, enfin il aimait…

Bref ce roman, très court, n’est qu’un intarissable et grandiose déferlement de mots, d’idées, de divagations du narrateur et personnage quasi unique. Un personnage, un vrai. Comme seul Selby était capable d’en imaginer. C’est à dire que c’est un personnage qu’on pourrait croiser dans la rue tous les jours, mais dans un roman. Ç’a l’air facile, et c’est pourtant prouesse : donner vie à des feuilles de papier. Vraiment leur donner vie, et pas seulement y raconter sa propre vie. Rares sont ceux à avoir su y parvenir totalement, et Selby est de ceux là, ce qui le hisse sans peine parmi les cinq ou six plus grands écrivains américains du vingtième siècle.

Ce personnage, qu’est-il ? Un fou ? Non. Même pas. Ou alors un dingue terriblement lucide ; un homme ordinaire clair et déterminé dans son projet d’euthanasie sociale. Un personnage étrange, qui fascine tout en réalisant un fantasme finalement assez banal.

Au passage, bien sûr, Selby balance, lâche quelques sentences… ce dégoût de la vie, n’est-ce pas aussi un peu le sien, à lui, l’écrivain immense qui à 73 ans sait qu’il va y passer bientôt, puisqu’il souffre de la même maladie pulmonaire quasiment depuis sa naissance ? Probablement. Mais cela n’apparaît qu’en filigranes, durant les cinq ou six premières pages. Le reste, c’est autre chose, et cette autre chose c’est ce que Selby a toujours fait depuis Last Exit To Brooklyn : attraper la société par le colbac et lui coller le nez dans sa propre merde. Planter la société occidentale devant ses propres contradictions et la laisser s’en dépatouiller – en sachant très bien qu’elle ne s’en préoccupera même pas. Le personnage est un monstre, probablement. Au yeux de la loi des hommes et de la loi universelle qui régit le monde depuis la nuit des temps, il est un monstre. Mais qui a créé ce monstre ? Ce monstre si humain et attachant ?

Alors oui, une dernière fois, Selby éructe, les mots affluent, le style est surpuissant, comme à chaque fois… mais bizarrement, quelque chose cloche… un truc qui sonne faux. Par instants, on a l’impression que l’auteur n’y croit pas lui-même. La fulgurance des mots ne fait pas forcément tout… le fond est là, mais vu par l’unique prisme d’un narrateur-personnage. Alors parfois, la tension retombe. Puis repart, les phrases cahotent un peu, comme si Selby trébuchait par un instant, conscient du manque de corps de son intrigue. Mais continuait quand même. Parce qu’il n’a pas le choix.


👍 Waiting Period 
Hubert Selby Jr. | Marion Boyars, 2002