vendredi 3 novembre 2023

Thirsty-somewhat

[Mes disques à moi (rien qu'à moi) - N°126]
Aucun mal ne vous sera fait - Alister (2008)

— Non ? Toi ?... Vraiment ?
— Vraiment, oui.
— J'ai du mal à t'imaginer faire ce genre de chose. Enfin... on ne se connaît pas si bien que ça mais je t'aurais plutôt cru du style à ne surtout pas faire ce genre de chose.
— Oui, bon... c'était une période de ma vie assez...
— On dirait, oui !
— ... disons que j'ai eu un début de trentaine un peu... comment dire ?...
— Compliquée ?
— J'allais dire chaotique. Mais compliquée, oui, ça marche aussi. C'était une période compliquée.

N'allez pas me demander pourquoi en prononçant ces mots ma première pensée fut pour Alister. La mémoire est un étrange outil. D'autres auraient sans doute revu des images, fugaces, ou eu l'impression soudaine de réentendre des voix qu'ils croyaient depuis longtemps oubliées. Maintenant que j'y pense, c'était exactement là-dessus qu'avait débuté la discussion, avant de légèrement (très légèrement) dériver sur une autre histoire : elle me racontait qu'un vieux camarade de lycée l'avait reconnue vingt ans après juste en entendant sa voix à la caisse du supermarché, ce que je trouvais tout à fait extraordinaire et persiste à croire un tantinet exagéré, mais que ne ferait-on pour se donner l'impression d'avoir des choses passionnantes à raconter sur nos vies d'adultes résignés depuis longtemps à travailler, travailler et travailler encore – dans l'unique but de subvenir à des besoins que nous n'avons plus jamais le temps ni l'énergie d'assouvir ? Fut une époque où les seules minutes de mon existence n'inspirant pas des textes étaient celles que je passais à les écrire. Ce fut même, longtemps, la meilleure et probablement la seule véritable manière de m'introduire auprès de qui que ce soit. Jusqu'au jour où cela manqua de me tuer. Jusqu'au jour où je suis mort, symboliquement et sans un bruit, dans une espèce de culmination absurde, un burn out plutôt in, un moment d'agonie absolue où je ne pouvais strictement plus rien faire sauf écrire. Ce que j'appelle aujourd'hui, avec un sens de la litote dont j'espère qu'il m'honore, "un début de trentaine un peu comment dire".
 

Il me semble qu'il n'existe que trois véritable types de Disques à Nous (et rien qu'à nous). Les chefs-d’œuvre, bien sûr, ou perçus comme tels, que l'on a découverts on ne sait plus trop quand et dont la majesté tend à laisser supposer qu'on les aurait aimé un jour ou l'autre, quoi qu'il en soit, dans n'importe quel contexte. Ceux, ensuite, qui nous collèrent la proverbiale gifle – vous savez : celle qui devient de plus en plus en rare en vieillissant, mais fait toujours aussi mal tant elle vous fait du bien. Et enfin, ceux qui étaient là pendant tout ce temps, qu'on n'avait pas forcément remarqués ou auxquels on ne prêtait plus attention et qui d'un coup, telle la fille à lunettes abonnée aux rôles de doublures dans un teen-movie des années 90, se retrouvent à prendre le lead dans le spectacle de fin d'année – vous réalisez un beau matin (ou plus vraisemblablement par une nuit un peu sale) qu'ils vous chantent juste vous, là, maintenant, tels que vous êtes, qu'importe que ce soit souvent malgré eux ou que ce ne soit pas le principal propos de leurs auteurs. N'allez pas croire que la fille à lunettes se languissait d'avoir les spotlights subitement braqués sur elle. Dans le teen-movie, sûrement ; dans la vraie vie, elle avait plus certainement envie qu'on lui foute la paix jusqu'à la fin des exams.

Je ne crois pas me tromper ni verser dans la généralité excessive en supposant que la troisième catégorie de Disques à Nous (et rien qu'à nous) est la plus rare, pour cette évidente raison qu'il faille non seulement les avoir découverts une première fois, mais encore les avoir re-découverts, pour enfin comprendre, parfois des années plus tard, tout ce que cette redécouverte pouvait avoir de symbolique à l'instant T (cette phrase n'a aucun sens mais les posts ayant tendance à se raréfier sur ce blog, vous aurez je suppose la politesse de faire comme si elle venait de changer de votre vie). Inutile de défiler les pages de cette rubrique pour savoir que je n'y trouverais à tout casser que trois ou quatre albums correspondant à cette description, souvent partiellement, puisqu'achetés peu ou prou au moment de leur sortie. Ma relation avec Aucun mal ne vous sera fait est plus complexe, encore que plus facile à synthétiser puisque j'ai raconté à l'époque comment j'avais, littéralement, rencontré Alister sans tout à fait le connaître. Aucun mal ne vous sera fait n'était pas l'album du moment. J'étais passé rapidement dessus – écouté, oui, bien sûr, je ne venais pas aux interviews les mains dans les poches (encore que), et puis tant de gens m'avaient dit Hein quoi ? t'as jamais entendu "Qu'est-ce qu'on va faire de toi ?" (genre c'était le tube de l'année 20081)


Et-oui-bien-sûr, c'était une sacrée bonne chanson. L'album dans son ensemble était chouette, on sentait ici ou là la patte de Baxter Dury (argument imparable pour me le vendre), il y avait parfois un feeling Dutronc pas désagréable et allez : oui-bien-sûr je devais bien avouer qu'il correspondait sans doute plus à mes goûts que l'album qui m'amenait ici, Double détente. Mais allez savoir, je préférais ce dernier. J'y percevais – et y perçois toujours – une singularité, une originalité dans l'écriture que je n'entrevoyais que par éclats sur son prédécesseur, qui n'était après tout qu'un debut album avec tout cela sous-tend généralement de viscéral, de naïf et, donc, de maladroit. Rencontrer son auteur, loin de me faire varier, me conforterait plutôt dans mon idée : le type que j'interviewerais en 2011 n'était clairement plus le jeune homme un brin morveux d'Aucun mal ne vous sera fait ; quoi qu'ait pu signifier une chanson aussi poignante que "Désordre" à sa sortie, le ramener à cela quelques années plus tard était déjà considérablement le réduire –  encore étions-nous alors avant Schnock, les super bouquins, et toute cette manière admirable qu'il aurait par la suite d'élargir (ou plutôt d'affiner) son univers artistique en parlant des autres, sans réellement créer au sens franchouillard du terme4. Quelque part, j'avais encore moins envie d'aimer Aucun mal ne vous sera fait une fois réalisé qu'il n'était qu'une photographie, que l'artiste avait bien plus à dire et à offrir que de la branlette pop pour trentenaires urbains, aussi excellente fût-elle. Aucun mal ne vous sera fait prit donc place dans l'étagère, ressortant assez fréquemment il est vrai, mais pas plus que d'autres. La discussion, le et me concernant, était close avant même d'avoir commencé.

Comment expliquer qu'il ait fini par me rattraper ? Avec un recul de plus d'une décennie, la chose paraît assez simple : je n'avais pas su appréhender sa ligne directrice – à savoir avoir 30 et quelques ans dans une ville beaucoup trop grande et beaucoup trop froide – faute d'y trouver une familiarité auprès de laquelle me lover5. Sans m'être tout à fait étrangère, la problématique m'était encore suffisamment neuve pour ne m'inspirer qu'une relative indifférence. Je ne vivais à Paris que depuis une poignée d'années et la trentaine restait pour moi quelque chose de balbutiant, sinon abstrait. Contrairement à sa grande sœur, la crise de la trentaine n'a jamais été proverbiale – c'est à peine si elle commence vaguement à être conceptualisée. Ma génération n'en a pas entendu parler à temps puisqu'à cet âge, nos parents étaient déjà... nos parents, justement, mais en plus jeunes. À 30 ans, ma mère était enceinte de mon petit frère. Elle n'aurait pas eu l'idée de se perdre dans "Paris by Night", n'avait assurément jamais eu de "marque du caniveau sur la joue", et personne ne se demandait ce qu'on pourrait bien faire d'elle – tout le monde avait déjà la réponse sous les yeux depuis des années. Ma génération fut la première et qui sait ? peut-être la dernière à avoir connu cette espèce d'interminable flottement entre l'adolescence et l'âge adulte, cette errance sociale et sentimentale qui paraissait ne jamais vouloir finir et n'était jamais ni complètement agréable, ni complètement douloureuse... cet absolu entre-deux qu'incarne à la perfection "Qu'est-ce qu'on va faire de toi ?" (comment croire qu'il s'agit d'autre chose qu'une question que le narrateur se pose à lui-même, comme des milliers d'autres en même temps que lui ? Si un doute subsiste, il suffit juste d'écouter le morceau suivant...)


Aucun mal ne vous sera fait est donc un album qui m'a rattrapé – j'oserais dire : à mon corps défendant, ou presque. En avais-je conscience sur le moment ? Sans doute en partie, puisque c'est de loin l'époque où je l'ai le plus écouté. Confusément. Je l'écoutais moins par besoin que plaisir, par sentiment de familiarité si ce n'est de pure proximité. "Fille à problèmes" était tout de même une chanson sacrément drôle, et puis c'était vrai ça, que je ne rencontrais que des filles à problèmes (je n'avais pas encore tout à fait admis qu'une écrasante majorité des individus de la susmentionnée génération, d'une manière ou d'une autre, étaient des gens à problèmes – ou à tout le moins se vivaient comme tels). Ce n'est qu'avec le temps que je devais réaliser que mon affection pour cet album venait de ce que j'avais le sentiment de l'avoir vécu, chanson après chanson, plusieurs années après sa sortie. Ces soirées étranges. Ces fêtes tristes et ces rencards envapés, dont il me reste plus de sensations que de véritables souvenirs. Tout était douloureux, alors, mais tout était facile, aussi. Je ne saurais pas vraiment l'expliquer et je persiste à croire que le meilleur moyen de le décrire à quelqu'un demeure de lui faire entendre un de ces instants d'allégresse anxieuse qui constellent Aucun mal ne vous sera fait. Comme je le racontais plus haut, parvenu au sommet de cette étrange montagne existentielle, j'ai failli mourir. Pourtant, si "Hier" ou "Quelque chose dans mon verre" me provoquent occasionnellement aujourd'hui de violents retours de refoulés et si l'album lui-même remue encore en moi des douleurs qu'Alister n'a assurément jamais cherché à éveiller (ni même bercer), je ne conserve pas de souvenir réellement triste de cette époque. Plutôt un sentiment diffus, si ce n'est une forme de tendresse un peu navrée pour l'individu paumé mais sans aucun doute attachant que je pouvais être alors. Plus d'une décennie a passé et vous me confieriez probablement aujourd'hui, et sans hésiter et sans le moindre doute, votre amitié, vos clés et peut-être même votre fille. Vous auriez parfaitement raison : je crois sincèrement, modestement, être devenu un vrai bon mec, infiniment plus droit et honnête que je n'aurais jamais cru le devenir. Mais qu'est-ce qu'elle va se faire chier, votre fille, avec moi. Franchement. Elle ne mérite pas une telle punition. Confiez-là à n'importe quel pervers de 32 ans en pleine crise, surtout il si elle est à problèmes, mais ne lui faites pas subir un truc pareil. J'étais tellement plus cool quand j'étais nul. Pas vous ?



1. Je n'ai jamais versé dans l'anti-parisianisme primaire mais je crois n'en avoir jamais été aussi proche qu'à cette époque-là ; les gens me parlaient constamment d'un tube de niche qui n'était quasi jamais sorti d'Île-de-France comme si j'étais un arriéré n'ayant jamais entendu parler de U22, le ridicule de la chose ne faisait vraiment pas honneur au type charmant en face duquel j'étais arrivé bourré de préjugés à la con.
2. Mes excuses, bien évidemment, aux lectrices et lecteurs n'ayant jamais entendu parler de U2. Sachez que nous sommes tous le cul-terreux de quelqu'un3.
3. Mes excuses également à toutes celles et ceux qui n'aiment pas les renvois dans les renvois. Dites-vous que c'est pour vous éviter d'avoir à scroller trop de fois.
4. Je sais ce qui brûle les lèvres des habitué(e)s de ces pages et, oui, je n'y avais jamais pensé mais vous avez probablement raison.
5. Détail amusant : ma chanson préférée d'Alister, jusque-là, était... "Drame chez les riches", sur l'album suivant. Sans entrer dans une longue digression, au vu du milieu dans lequel j'ai passé mon enfance, il est assez extraordinaire que je réalise presque treize ans plus tard à quel point ce détail amusant est amusant.

11 commentaires:

  1. "J'étais tellement plus cool quand j'étais nul."
    => plus "cool", je ne sais pas, mais plus sociable, c'est certain.
    ;)

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    1. Je n'ai jamais été sociable. Jamais. Mon idéal de vie depuis que j'ai approximativement 12 ans est de rester tranquille dans ma chambre à lire, et que le reste du monde me fiche la paix.

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  2. Difficile de commenter un truc si personnel surtout que la part d'ironie ne parait pas évidente, mais bon c'est un MDAM et rien que pour ça c'est cool (d'ailleurs ta phrase sur le 3e type de MDAM vient de changer ma vie);)

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    1. Je me doutais que ce passage marquerait durablement les esprits. J'espère que tu dormiras bien ce soir.

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  3. Ah par contre je pense que tu as définitivement perdu ton génie du titre. Qui a envie de lire un texte intitulé "thirsty-somewhat"? Et c'est pas le premier depuis ton "comeback" de 2022...Il va y avoir une vague de demandes de remboursement de golb card à ce rythme.

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    1. De ma part ce serait extrêmement mesquin de demander remboursement pour abus de calembour.

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    2. Vous allez rire, mais à la base c'est une faute de frappe. J'avais écrit "Thirty-somewhat", le "s" n'était pas prévu au programme. Mais une fois qu'il était là, j'ai trouvé qu'il avait sa place.

      Après j'avoue que je n'avais pas tellement d'idées de titres (mine de rien, c'est une sacrée pression de titrer un texte sur un Maître de la Punchline comme Alister). En revanche je m'inscris totalement en faux concernant cette histoire d'avoir perdu mon génie du titre. D'une part parce que ce talent a toujours été largement exagéré par certains d'entre vous (j'ai toujours eu mes hauts et mes bas), et d'autre part parce que je trouve que ce que j'attends d'un titre, en définitive, c'est d'être dans l'esprit du reste. Pas d'être le calembour de l'année ou une catchphrase mémorable. Par exemple, pour remonter sur une année, je trouve que "Ryan Adams est con." ou "Mötörhead Is." sont d'excellents titres, simples, efficaces, et parfaitement en phase avec ce qui va suivre. Bon, "Thirsty-somewhat", probablement moins :-/

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  4. J’aime beaucoup ce texte, mais j’ai l’impression Que tu en tires la mauvaise conclusion: on était surtout plus nuls quand on se croyait cool.

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    1. Si tu savais combien de fois j'ai réécrit cette chute tu aurais honte d'en avoir trouvé une meilleure en quelques secondes.

      Enfin "meilleure", façon de parler : je n'aurais pas pu trouver cette chute parce que dans le fond, je ne me reconnais pas particulièrement dans cette remarque. Je ne me suis jamais "cru cool". Et je ne crois pas l'avoir jamais été. Certain(e)s l'ont sans doute cru, par contre. Et c'est intéressant en y réfléchissant car il me semble que c'est aussi une des thématiques sous-jacentes de cet album. Il y a les deux versants du mec "perçu comme cool", ce que voient les autres, et ce qu'il ressent lui. Une chanson comme "Hier" ne parle quasiment que de cela, maintenant que j'y pense.

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  5. Quand tu parles de "douleurs qu'Alister n'a assurément jamais cherché à éveiller (ni même bercer)", en es-tu si "assuré"?
    Personnellement j'ai toujours trouvé cet album plutôt sombre (tous les albums d'Alister, en fait, mais celui-ci encore plus...)

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