vendredi 10 mars 2023

J'ai oublié de te dire #8

À quoi est-ce que je pensais tandis que Morrissey couinait "Everyday Is Like Sunday" ? Tu veux vraiment savoir ? À mon sous-pull bleu pétrole. Celui que je portais tout le temps quand j'étais étudiant (selon la qualification alors en vigueur s'agissant de désigner mon activité). Le sous-pull a eu tôt fait de se délaver, est rapidement devenu trop petit et a fini bouffé par les mites. Il m'a néanmoins fallu des années avant d'accepter de m'en séparer. Je le porte bien entendu sur la moitié des photos de l'époque, dont la dernière que je possède encore, pas encore vingtenaire, déjà légèrement dégarni, forcément fumeur et bizarrement heureux (ou peut-être juste bourré, vas savoir). Le sous-pull jeté, cette photo est devenue mon seul souvenir concret d'une époque que ma mémoire a presque totalement effacée – et pour cause. Les gens qui vous parlent de La Vie Étudiante avec tout plein de majuscules ont passé ces années soit à sécher les cours pour traîner dans les bars/draguer les filles/pécho les garçons, soit à regarder les autres le faire tandis qu'ils révisaient pour leurs partiels (mais chut, faites comme si vous ne saviez pas : s'en rappeler leur donne l'impression d'être passés à côté de leur jeunesse). Je n'ai fait ni l'un ni l'autre. Enfin si : j'ai séché les cours. J'ai été si absent de ma vie durant mes premières années de fac que je ne serais pas étonné d'apprendre que je suis parvenu à sécher plus de cours qu'il n'y en avait dans mon emploi du temps. Mais ce n'était certainement pas pour traîner les bars (je n'avais pas assez d'argent), ni draguer des filles (ces êtres si mystérieux à mes jeunes yeux). Je n'irais pas jusqu'à dire que j'ai passé ces années à rien : simplement, ce sont elles qui sont passées sur moi. "Je suis désolée, ce que je vais dire est vraiment méchant mais quand je pense à toi, la seule image qui me vient c'est toi allongé sur ton lit en train de fumer et d'écouter de la musique", ai-je un jour entendu quarante-neuf secondes avant de me larguer. La phrase n'a pas eu d'effet immédiat (si ce n'est me faire hurler et insulter mon interlocutrice), mais elle résonne encore aujourd'hui dans un coin de mon crâne chaque fois que je passe plus d'une demi-heure sans accomplir quelque chose qui me paraisse un tant soit peu constructif. C'était vrai : j'ai passé l'essentiel des ces années allongé sur mon lit une place à fumer en écoutant de la musique les Smiths et Morrissey, mais cela vaut dans le fond pour une grande partie de mon existence. Il n'est donc pas absurde d'asséner qu'en ce temps-là, tous les jours ressemblaient à dimanche. Et dimanche était crois-le bien une putain de sale journée, parce qu'il n'y avait qu'un seul tabac ouvert à Rouen et qu'il était à l'autre bout de la ville, et puis aussi parce que trop souvent, il fallait que je rentre à Frocville faire des trucs que je ne comprenais pas trop – des trucs de famille, avec des gens que j'aimais bien mais qui ne lisaient pas les mêmes livres que moi et qui ne savaient pas du tout qui était Morrissey, ni que le comble du romantisme était de mourir éclaté par un bus à impériale en se tenant la main. Ma découverte du Moz n'a pas rythmé les pires années de ma vie : elle a servi d'arrière plan sonore délicat aux plus fades, aux plus obscures, à une période dont je ne parle jamais, à laquelle je ne pense jamais et dont les visages se sont effacés encore plus vite que les noms et les lieux. Ma découverte du Moz elle-même, maintenant que j'y pense, me paraît embrumée, nébuleuse – je dois me servir des plus vieux articles de ce blog en guise de béquilles, mais même en lisant de ma propre main que j'ai découvert les Smiths de telle manière et à telle date, tout cela demeure bien vague, je ne suis pas certain de me faire confiance à moi-même. Tu ne t'étonneras donc pas de mon étonnement lorsqu'hier soir, j'ai subitement pris conscience que Morrissey était un être humain qui parlait et bougeait. Depuis plus de vingt ans, il était toujours là pour moi sans jamais y être ; tantôt icône intouchable, tantôt créature étrange et presque intangible. Avec le recul, je comprends que deux ou trois gugusses aient été à la limite de la baston pour récupérer son t-shirt à la fin de "Sweet & Tender Hooligan". Peut-être venaient-ils eux aussi d'intégrer que Morrissey existait réellement dans notre plan de réalité. Ce n'était dès lors plus un t-shirt, de surcroît moche et encore plus déchiré que mon pauvre sous-pull vers la fin de sa vie. C'était le Saint-Suaire d'un britrock incarné, transcendé et, l'avouerais-je ? Gentiment mais fermement malmené. C'est ma faute, je sais. Entre quelques milliers d'autres. On a tant écrit sur le Personnage (moi le premier), et lui-même en a tellement joué, d'interview flinguées en iconographie mégalo en passant par une poignée de titres à faire passer n'importe quel ego-trip de rap US pour une banale crise d'adolescence... qu'on se retrouve tout surpris de voir arriver sur scène un type presque normal, grandiloquent jusque quand il faut, concerné et même, oui : sympathique. Est-ce juste un bon soir ? Est-ce le pur pragmatisme d'un vieux rocker sans label qui ne peut plus se permettre d'être le connard que dépeint sa légende sous peine de se retrouver à découvert ? Est-ce quelque chose dont on a quoi que ce soit à foutre, en fait ? On ne va pas se raconter de salades, en dépit de la qualité des nouveautés délivrées ce soir et d'une setlist pas franchement best of le plaçant bien loin de ces ringards qui vous font claquer votre PEL pour les voir jouer les jukebox humains, Morrissey va sur ses 64 ans. À raison d'une tournée française par décennie, les occasions de le revoir sur scène, dans une telle forme de surcroît, ne seront plus légions. Tant mieux s'il en profite pour se montrer curieusement affable. Après tout, s'il est finalement humain, on peut bien se prendre à rêver qu'il soit juste un type content d'être là. Comme nous. Peut-être même avec nous. Alors oui, bien sûr que j'y suis allé de ma petite larmichette sur "Please, Please, Please, Let Me Get What I Want". Je l'écrase déjà presque à chaque fois que je l'entends, alors tu parles que là, comme ça, devant moi voire sans doute un peu pour moi ?... comment y couper ? On parle d'une des plus belles chansons de l'univers, peu importe la version ou le pompiérisme de son final ce soir – il prend plus à la gorge qu'il ne casse les oreilles. "Please" est de ces chansons qui parlent à chacun d'entre nous parce qu'elles chantent chacun d'entre nous. Personne ne se lève le matin en se disant qu'il est heureux et qu'il a tout ce dont il pourrait rêver. Ou bien cela ne dépasse pas le second café. "Please" n'est pas une parmi deux cents chansons sur lesquelles Morrissey pleurniche sur son sort. Elle l'a sans doute été, un jour, mais à la minute où elle fut gravée sur disque, elle devint simplement l'hymne désarmant de tout ce que la condition humaine peut avoir de plus littéralement pathétique. L'impossibilité des corps. L'impossibilité des êtres. L'impossibilité de tout ce qui paraît possible – mais seulement aux autres. Le fait qu'elle soit une chanson de Morrissey (enfin, des Smiths), personnage si absolument et si délibérément clivant, ne l'en rend que plus fascinante. Je ne te ressortirai par le vieil adage : les grands artistes parlent des autres en pensant ne faire que parler d'eux-mêmes. Morrissey a beaucoup tiré sur la corde depuis une vingtaine d'années, au point d'être possiblement devenu le seul chanteur au monde dont les haters les plus virulents se trouvent au sein-même de ses fans. Mais contrairement à ce que ceux-ci aiment sans doute à se dire pour se rassurer, ce n'est pas parce que Morrissey a cessé de leur parler ou de parler d'eux. C'est au contraire parce qu'il a continué, envers et contre tout, à incarner leur excès, leurs faiblesses, leurs reniements et leurs contradictions avec un jusqu'auboutisme forçant l'admiration. En écoutant "Jim Jim Falls" hier soir, j'ai réalisé tout à coup le véritable sens de ses paroles, à savoir que Morrissey s'y parle à lui-même, s'autoparodie, avant d'achever par un laconique "If you’re gonna kill yourself / Then for God’s sake / Just kill yourself". Je me suis demandé quel autre artiste de cette génération, avec une carrière installée et une fan-base vieillissante, oserait encore sortir un single pareil de nos jours. Je devine que tu n'as pas besoin que je réponde à cette question.

20 commentaires:

  1. J'y étais la veille, je confirme l'avoir également trouvé très chaleureux avec le public. Je n'irais pas jusqu'à dire "bavard", mais il y avait beaucoup d'interaction, ce qui de l'avis général des fans venus avec moi est plutôt rare de sa part.

    Je partage entièrement ce que tu écris en conclusion. On peut reprocher beaucoup de choses à Morrissey, mais on ne peut pas lui reprocher de ne pas être fidèle lui-même. Très peu d'artistes peuvent en dire autant après 40 ans de carrière.

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    1. J'ai énormément de mal à mettre des mots là-dessus, mais je suppose que "fidèle à lui-même" est une expression comme une autre. Le type fait parfois de mauvais choix, notamment artistiques, et on ne peut pas parler d'une intégrité à toute épreuve s'agissant d'un mec ayant publié autant de best of et vendant des vinyles pré-signés pour la modique somme de 250€ à l'entrée de ses concerts. Mais j'ai le sentiment, en revanche, qu'il est parvenu à traverser ces quatre décennies en faisant extrêmement peu de concessions. Ce n'est pas rien.

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  2. Si tu as besoin d'un coup de main, il y a des gens qui ont quelques souvenirs, de l'époque où tu portais ton sous pull bleu. Il était d'ailleurs bleu 'de france', et non bleu 'pétrole', ce qui, je suppose, confirme, paradoxalement, la sincérité de ton propos ;)

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    1. Ça va être compliqué de demander un coup de main si le commentaire est anonyme ;-)

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  3. Ils font chier ces branleurs à refuser de faire un live report normal ;)

    Du coup il était bien ce concert au moins?

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    1. Écoute, des trois concerts qu'on est allé voir avec l'ami GUIC en moins d'un mois, c'était probablement et objectivement le moins bon. Mais c'était Morrissey. Donc ce sera probablement celui dont on reparlera encore ensemble dans dix ans.

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  4. J'en profite pour rappeler qu'on attend toujours le Rékapituleidoscope Morrissey. Te presse pas, ça fait juste 15 ans que tu nous l'as promis.

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    1. Mec, comme tu le dis ça fait quinze ans (et même seize, si je compte bien) que cette rubrique n'existe plus, oserais-je te suggérer de passer à autre chose ? ;-)

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  5. Morrissey il ouvre son tour de chant en causant de pull-over rouge, toi, faut que tu nous sorte une histoire de sous-pull bleu. Faut toujours que tu te fasses remarquer hein.

    (Sinon Jim Jim Falls j'ai toujours imaginé que c'était une chanson sur Morrissey qui rage en lisant ses mentions Twitter)

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    1. J'adore ton interprétation de "Jim Jim Falls" (qui n'est pas si loin de la mienne, mais en encore plus drôle). Du coup j'ai été voir ce qui était proposé sur Songmeanings et j'ai trouvé ça d'une grande tristesse, tu ne veux pas aller ouvrir un compte ?...

      (pour le pull-over rouge je jure que je n'y ai pas pensé une seule seconde) (mais peut-être qu'un jour il y aura un blogmeanings avec des théories sur ce qui m'a inspiré tel ou tel article)

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  6. Je vais pas faire le coup de "j'ai vu Morrissey à l'époque où c'était bien" mais j'ai quand même été voir la setlist par curiosité et je trouve que franchement vous n'avez p

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    1. Ah c'est nouveau ça les com qui partent tout seul?

      Donc je disais pas gâtés mais on s'était compris.

      Même niveau classiques il a quand même l'air de jouer sur cette tournée des classiques pas si classiques que ça (genre des vieux titres mais pas ceux que le public a envie d'entendre), ça m'étonne pas de Morrissey déjà quand je l'avais vu y a 20 ans la moitié des chansons étaient soit des faces B soit des trucs qu'il avait pas encore sortis sur disque mais bon les classiques étaient des vrais classiques et les chansons des Smiths je vais même pas les citer je vais faire des jaloux ;)

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    2. Je n'ai pas envie d'être objectif, voir Morrissey était un plaisir en soi. Mais tu as un peu raison sur le choix des 4/5 chansons des Smiths contractuelles. On a beau dire que toutes les chansons des Smiths sont géniales (ce qui est presque vrai), ça n'empêche pas d'avoir ses préférées et "Please" mise à part, les gens qui iront le voir sur cette tournée ne seront clairement pas aussi bien servis que sur d'autres. Après, j'entends aussi qu'il n'ait pas forcément envie de toujours jouer les mêmes trucs, que certaines ne correspondent plus forcément à son répertoire actuel, et que la disco s'y prête puisque les Smiths contrairement à d'autres groupes n'ont pas 2 ou 3 tubes absolus et incontournables... mais toute une discographie (ils ont écrits quoi ? 70 chansons à tout casser... dont combien de classiques ? 65 ?...) Bref, c'était quand même très cool d'entendre "I Started Something I Couldn't Finish" ou "Half a Person", même s'il est bien évident que j'aurais eu plein de suggestions pour les remplacer (y compris par des titres de Morrissey en solo).

      Sur le reste de la setlist je ne saurais te répondre, je ne m'attendais pas à autre chose. En définitive, j'aime plutôt bien cette manière de composer un set. On n'était pas sur le jukebox humain moqué dans le texte, mais on n'était pas non plus sur le vieux papi en promo qui t'impose les trois quarts de son nouvel album pour la forme alors que tu trépignes juste d'impatience en attendant d'entendre "Satisfaction". Mine de rien, trouver l'équilibre entre les deux n'est pas facile, c'est même quasiment impossible quand tu n'as pas un public aussi dévoué et passionné que celui de Morrissey.

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    3. Petite correction: c'était "Stop me if you think that you've heard this one before", pas "I started something..."

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    4. C'est en effet un lapsus et il est très révélateur mais il faudrait quasiment que j'écrive un autre texte pour expliquer pourquoi ^^

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    5. Une subtile référence au Rekap Morrissey, surement.

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    6. Bien essayé mais non, décidément, définitivement, je ne ferai pas ce Rékap Morrissey. En fait je n'aime pas du tout cette rubrique (je crois même que je ne l'ai jamais vraiment aimée). Le pire est qu'il iy a quelques mois dans les commentaires, j'ai suggéré des pistes de rubriques s'en approchant sous une forme un peu différente, mais plus satisfaisante à mes yeux, et que la seule personne qui a attrapé la perche (Xavier il me semble) n'était pas du tout enthousiaste. Donc on en restera à quatre Rékap pour l'éternité, et quand je vois ce que sont devenus les discos de deux des trois heureux élus, je me dis que c'est pas plus mal...

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    7. Ah Mai’s je voulais pas forcer, c’était juste pour la vanne rassure toi

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  7. Super article. Je ne vois qu'une chose à ajouter :

    "When I'm lying in my bed I think about life and I think about death and neither one particularly appeals to me."

    A moins bien sûr que ce ne soit une référence subtile, auquel cas, je retire !

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    1. Je pense que je vais laisser planer le mystère.

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