dimanche 13 novembre 2022

Sans preuve & Sans aveu (mais avec juste ce qu'il faut de parenthèses)

À quoi en est rendu ce monde pour que je doive désormais apprendre la sortie d'un nouveau livre de Philippe Janeada dans l'Heure du Crime plutôt que dans une émission littéraire ? Certes, je ne regarde pas les émissions littéraires, quand je ne manque jamais Jean-Alphonse Richard sur RTL. Je n'ai aucune idée de si Philippe Jaenada est convié dans les premières, mais je ne serais pas étonné qu'à la longue, Super-Philou ne se soit laissé enfermer dans un sous-genre trop petit pour son talent.

Lui-même l'écrit dans Sans preuve & Sans aveu : ce livre, il n'avait pas prévu de l'écrire. Il n'en voulait pas. Il estimait avoir bouclé la boucle de sa période faits-divers avec l'excellentissime Au printemps des monstres (ce n'est évidemment pas lui qui précise excellentissime – c'est moi, vu que ce doit être le seul de ses romans sur lequel je n'ai pas écrit une ligne, alors que c'est un des meilleurs). Mais voilà que touché dans sa chair de justicier par l'histoire d'un homme, Alain Laprie, dont il est rapidement convaincu de l'innocence, non seulement il récidive, mais encore accepte-t-il de franchir le Rubicon en s'attaquant à une affaire contemporaine, dont une large part des protagonistes sont encore en vie (entre nous, cher Philippe, cela ne pouvait que se terminer ainsi). On toussote et l'on croit bien entendre l'auteur lui-même toussoter à plusieurs reprises, tant il se sent obligé de répéter environ trente fois en moins de deux-cent-cinquante pages à quel point il n'est qu'Amour et Respect pour la Justice. Il y a un courage évident dans cette entreprise : j'ai beau avoir une grande gueule et de solides convictions, l'idée de voir un jour débarquer à une séance de dédicaces un des protagonistes de mon livre suffirait à me couper dans mon élan, même s'il venait juste pour me parler et pas pour me casser la gueule (soyons clair : je m'appellerais Thomas Novembre, je pencherais pour la seconde option).

En faisant fi de la capacité de Jaenada a ne pas craindre l'agression physique, ce choix de sujet a deux conséquences évidentes sur son récit : d'une part, il l'oblige à se perdre en circonvolutions, précautions oratoires et pseudonymes un tantinet confus (entre nous, cher Philippe, n'était-il pas plus simple d'utiliser des couleurs pour les membres de la famille, et des animaux pour les tiers ?... vous avez sauté la maternelle ?...) D'autre part, et c'est tout le sel du livre, Jaenada s'auto-catapulte dans un territoire quasiment vierge. Ce qu'il fait dans Sans preuve & Sans aveu, personne ne l'a fait avant lui (ou du moins plus depuis très longtemps, et certainement pas avec un tel panache). Dans une époque où le moindre couillon des réseaux sociaux vient vous les briser dès que vous paraissez contester une décision de justice et où les émissions les plus racoleuses ont sacralisé jusqu'à la nausée la Parole des Victimes, Jaenada ose fouler au pied des concepts que les médias ont de toute façon vidé de leurs sens premiers (pardon Jean-Alphonse, on se retrouve quand même ce soir, promis), détricote le verdict par le menu, méthodiquement, comme il le faisait déjà dans son précédent livre – sans fanfaronnerie, sans essayer de faire croire qu'il va résoudre quoi que ce soit, mais avec humilité, talent, huile de coude, et probablement une solide paire de lunettes au vu du nombre de rapports d'expertise qu'il a avalé. Au-delà-même de son sujet, sur lequel on ne s’appesantira pas trop tant le livre est court (et aussi parce qu'on n'a pas envie de se faire casser la gueule par un membre de la famille Novembre), Jaenada ouvre sur une question fondamentale, qu'il explore malheureusement assez peu, probablement faute de temps et de recul, mais qui a inévitablement déjà effleuré tout amateur de faits divers et d'énigmes criminelles qui se respecte : comment la justice française peut-elle se satisfaire, pour envoyer des gens en prison, dans tellement d'affaires, du proverbial faisceau d’indices concordants, si aisément manipulable et si ouvert à l'interprétation subjective de tout un chacun ? Alain Laprie, comme probablement des dizaines d'autres chaque année, est une victime de cette zone juridique floue et malléable. Non parce qu'il est innocent (contrairement à Super-Philou : je n'en sais foutre rien). Mais parce qu'ailleurs, en Angleterre, au Danemark voire aux États-Unis, Alain Laprie n'aurait même pas été présenté à un juge. Il est bien entendu (et même heureux) que jamais les progrès des sciences et des techniques ne sauront éradiquer le doute. À la lecture de ce récit, on passe cependant beaucoup trop de temps à soupirer qu'enfin... quand même... tout cela n'est pas très sérieux...

Revenons à la littérature, pour conclure. Sans preuve & Sans aveu, pour captivant qu'il soit, n'a que très peu d'intérêt de ce point de vue : ce n'est pas son but, on pourra le regretter, mais c'est le sujet qui l'impose. Jaenada ne va pas aller s'amuser à essayer de faire du Beau ou du Sensationnel avec les vies de gens qui existent vraiment, qui sont là, pas loin, tout près. Il balance les faits bruts, fait une pause pour expliquer comment cette affaire lui est tombée dessus, puis revient désosser la thèse de l'accusation. Si le cahier des charges jaenadesque paraît désespérément vide des habituelles digressions, qui pourrait bien avoir envie de se la raconter en évoquant un homme privé de sa liberté, de sa famille, de sa dignité ? Sans preuve & Sans aveu n'est pas un roman, il faut être clair. Ce n'est même pas un plaidoyer (on est loin de l'emphase grotesque d'un Pull-over rouge). C'est, dès sa première phrase ("Il faut que j'écrive vite"), une impulsion. Sans doute vitale. Et d'autant plus émouvante que son auteur la sait parfaitement vaine.


Sans preuve & Sans aveu
Philippe Jaenada | Mialet-Barrault, 12 oct. 2022

17 commentaires:

  1. C'est lui qui a écrit la serpe aussi non ? Un truc dans la même ligne qui m'avait totalement épatée... Quelle enquête ! Mais ça tourne à l'obsession alors ?

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    1. Obsession je ne sais pas, mais Jaenada a effectivement écrit quatre livres-enquêtes de suite (La Petite Femelle en 2015, La Serpe en 2017, Au printemps des montres l'an dernier et donc, celui-ci (on pourrait ajouter Sulak en 2013, qui n'est pas une enquête mais part également d'une suite de faits-divers)). La Serpe étant à mon sens le moins bon de la "série", si tu as aimé celui-ci tu peux te jeter sur n'importe lequel des autres.

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    2. Vraiment ? Ah ben c'est bon a savoir ça... Merci frère ☺️

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    3. Mais de rien, chère sœur :-)

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  2. Tu crois que son auteur "la sait parfaitement vaine", toi ?
    J'ai plutôt eu l'impression qu'il espérait le contraire, de manière un peu confuse, et pas très rationnelle. C'est ce qu'il écrit je crois.
    Le livre est très bien en tout cas, même si c'est encore moins un roman que les derniers.

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    1. Ce qu'il écrit, en gros, c'est qu'il fait ça sans trop savoir ce qu'il doit attendre ni même s'il doit attendre quelque chose. Mais oui, je pense qu'au fond de lui il sait bien que c'est en vain. Jaenada aime adopter un ton faussement candide, mais il n'est pas si naïf que cela et il n'a pas commencé à s'intéresser à l'histoire judiciaire la semaine dernière. Personne ne peut ignorer que c'est presque impossible, en France, d'obtenir la révision d'un procès...

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  3. Moi je n'y arrive plus du tout avec les livres de Jaenada. Le ton m'horripile, avec son côté "bon sens près de chez vous", "élémentaire mon cher lecteur" etc. Je trouve que ça dessert énormément le propos de ses livres (qui est parfois intéressant).
    Même quand il essaie de ne pas trop en faire, comme ici, le simple fait de le faire, c'est déjà beaucoup trop pour moi. J'ai trouvé Sans preuve et sans aveu encore pire que les autres, dans lesquels il y avait un gros travail de contextualisation. Le ton n'est pas adapté, le fond est faible, ce n'est jamais très intéressant puisque ce qui fonctionnait dans La petite femelle (qui reste son meilleur) est absent : il n'y a pas le côté "mise en perspective historique", il n'y a pas le côté "humain" (il ne peut pas vraiment entrer dans la psychologie des "personnages")...il n'y a que le côté "enquêteur du dimanche". Bof.

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    1. Je peux comprendre qu'on n'adhère pas ou plus au ton (ni au style de Jaenada en général), mais ce qui pour toi est un défaut fait la force (à mon sens) et en tout cas le succès de ces livres. Ni toi ni moi, je pense, ne lirions réellement un livre documentaire traditionnel sur ce genre de sujet (probablement n'en entendrions-nous même pas parler... enfin, à part dans l'Heure du Crime bien sûr. Mais il est justement assez rare que j'achète les livres des invités de l'émission : quand je retiens leurs noms, c'est déjà qu'ils m'ont fait forte impression).

      Pour le reste, je te trouve bien sévère. Comme je l'écris plus haut, Sans preuve & Sans aveu n'a pas la même portée parce qu'il n'a pas, non plus, le même but, ni le même moteur.

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    2. "Ni toi ni moi, je pense, ne lirions réellement un livre documentaire traditionnel sur ce genre de sujet"

      Je te l'accorde. Mais je pense que nous regarderions un documentaire, ou lirions un article sur le sujet. Ce que Jaenada a à dire ici tenait dans un article. D'ailleurs je ne te suis pas quand tu dis qu'il s'abstient de digresser. Il évite les digressions "personnelles", ce n'est pas la même chose.

      Tu as raison de me trouver sévère, je le suis, mais je ne pense pas être injuste. Jaenada est un auteur que j'apprécie depuis longtemps, grâce à ce site, mais je trouve que c'est le pire auteur possible pour ce genre d'histoire. Quand tu veux soutenir une thèse, tu définis une structure. C'est la base de l'argumentation. Jaenada en semble incapable...

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  4. Elle est drôle ton intro, sachant que Philippe Jaenada était invité de la Grande librairie il y a quelques jours :)

    Sinon j'ai beaucoup aimé le livre. Comme tu dis on est assez loin des précédents en fait, ça m'a plus rappelé ses livres d'avant comme la Jeune fille blonde, des trucs qui donnaient l'impression d'avoir été écrits d'une traite en se laissant porter par l'histoire.

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    1. Je n'en avais évidemment aucune idée, mais attends : il y a quelques jours, dis-tu ? Le livre est sorti il y a un mois et on attend tout ce temps pour inviter le Grand Philippe Jaenada dans la Grande Librairie ? Cette émission part totalement à vau-l'eau depuis la retraite de François Busnel ;-)

      Je ne suis pas certain que ses "livres d'avant" aient été écrits comme ça au fil de la plume... de toutes les interviews que j'ai pu lire (et de ce que lui-même écrit dans les livres en question), Jaenada m'a toujours paru être un écrivain plutôt "laborieux" (dans le bon sens du terme), pas le genre de gars qui pose son cul devant son ordi et te claque 250 pages dans la semaine...

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    2. 3 à 4 pages par jour selon ses propres termes.
      Mais des pages "définitives".

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    3. Tu en sais des choses, tu fais archiviste de Philou super ton temps libre ? ^^

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    4. Il l’évoquait dans une très intéressante master class qui se trouve sur YouTube.

      https://youtu.be/Osi2HL0Tuos

      Entre autres il y lit certains des passages les plus drôles de ses bouquins, je recommande

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