samedi 3 septembre 2022

Peter Doherty & Frédéric Lo. Ou peut-être pas, finalement.

Vingt ans après la déflagration "What a Waster", la discographie de Pete Doherty est peu ou prou à l'image de son apparence physique. Selon l'angle où l'on se place, elle paraîtra toute bouffie ou simplement bien portante, crado même lorsqu'elle est fraîche et rasée de frais, et malgré ses fringues mal assorties, elle persiste à dégager une espèce de classe aussi indiscutable que tout à fait indescriptible. Hormis le troisième Babyshambles, Doherty n'a jamais publié de mauvais album (et encore l'affirme-t-on en n'ayant jamais réécouté Sequel to the Prequel une seule fois depuis sa sortie en 2013). Mais il n'en a plus publié de spécialement mémorable depuis si longtemps que chaque sortie des dernières années était accueillie avec un étonnement poli et une curiosité en constante diminution, puisqu'on savait à peu près chaque fois ce que l'on y entendrait : trois fulgurances poétiques, deux redites, quatre ou cinq titres de remplissages, le tout interprété d'une voix râpeuse dont la candeur touchait de moins en moins au fur et à mesure que son propriétaire paraissait devenir trop vieux pour ces conneries niaiseries. Programmé par les tabloïds anglais et le directeur marketing de son label pour mourir à vingt-sept ans, Doherty s'est vu chiper son ticket pour le Nirvana par Amy Winehouse et a péniblement atteint la trentaine, puis la quarantaine, à sa propre surprise sans doute et surtout : plus ou moins en même temps que nous, puisqu'il partageait avec ladite Amy la particularité d'être la seule rockstar de sa génération à être, réellement et littéralement, de notre génération. Ainsi va la vie, n'est-ce pas ? Nous sommes devenus assureurs, banquiers ou agents immobiliers ; il est devenu ringard, saturé de tics d'écriture et prisonnier d'un univers romantico-punk à peu près insoutenable passé un certain âge. Dès Grace/Wastelands en 2009, il était évident que Pete ne parviendrait jamais à se réinventer – comment l'aurait-il pu alors qu'il était déjà virtuellement mort trois ans plus tôt ? Chacune de ses sorties depuis lors ne fit que témoigner de cette incapacité, cette inaptitude, même, à être autre chose que lui-même, avec tout ce que cela impliquait de magie intermittente et de semi-bides artistiques à répétition. Un genre de clochard céleste dont on ne saurait sans doute jamais si son potentiel était destiné à rester éternellement inassouvi, ou s'il avait juste tout donné avant d'atteindre le quart de siècle.


Ce n'est pas le moindre des mérites de Frédéric Lo que d'avoir réussi là où des légendes comme Mick Jones, Stephen Street ou Graham Coxon ont lamentablement échoué. Quoi que l'on puisse penser de l'ex-ghost writer de Daniel Darc (je n'en ai pas toujours dit ni écrit que du bien), être parvenu à canaliser Doherty pour lui faire publier un album cohérent de bout en bout méritait effectivement que son nom figurât à part égale sur la pochette – et l'on suppute, à en juger par la qualité de l'ensemble, que ce n'est peut-être là que le moindre de ses mérites. Vingt années d'une œuvre assemblée de bric et de broc ayant largement suffi à démontrer que Peter était incapable d'enregistrer douze chansons de suite sans commettre un ou deux auto-plagiats (généralement de "My Darling Clementine" ou d'"Albion"), il n'est pas interdit de soupçonner que cet ouvrage à quatre mains doive surtout aux dix doigts plein de délicatesse de son acolyte du moment. C'est sa principale qualité et, assurément, son principal défaut. En tant qu'individu, Frédéric Lo était sans doute la personne idéale pour mettre un type aussi lunaire que Doherty dans le sens de la marche. En tant qu'artiste, Frédéric Lo a cependant une touche très et trop reconnaissable, plutôt consensuelle, qu'il ne se prive pas d'étaler ici de la première à la dernière note. Soyons clairs : The Fantasy Life of Poetry & Crime est un très bel album, mais un album qu'on ne peut s'empêcher d'avoir un peu honte d'aimer par moment. Entre les chansons – au hasard : "The Glassblower" – qui donnent l'impression d'être des rebuts du dernier Bill Pritchard (également produit par Lo), celles qui ne tiennent que par la majesté de la voix de Doherty (admirablement captée), et la prod léchée en faisant un parfait album de vieux comme nous, il y a finalement assez peu de moments où l'on se sent foudroyé par la Grâce.

Ce qui nous ramène au paradoxe initial, que le rocker lui-même lui-même résumait dans une récente interview à, hum... Paris Match. "Longtemps on m’a dit que ce que je faisais était trop brouillon. Maintenant on dit que c’est trop propre ou trop gentil." Ce n'est pas tout à fait exact (on a déjà reproché en nombre d'occasions à Pete d'avoir opté pour des prods bien trop lisses), mais l'idée est là et il est tout à son honneur d'en avoir confusément conscience : Doherty fait partie de ces artistes dont les faiblesses sont à ce point inhérentes à leurs œuvres qu'on a appris à les chérir autant que les forces, voire à considérer que les unes ne sauraient aller sans les autres. De même que les tabloïds passèrent des années à moquer ses frasques pour cesser brutalement de parler de lui lorsqu'il se calma, on critiqua à longueur de chroniques ses albums pour leur côté brouillon, foutraque et inachevé en ayant dans le fond aucune envie de savoir ce que donnerait un Pete Doherty sous contrôle. L'une des blagues les plus récurrentes sur le Web musical à l'époque de Down in Albion était de dire que ce disque prouvait s'il en était besoin que Mick Jones n'était pas un producteur. Mais cette absence de cadre et la notoire incapacité de l'ex-Clash à apporter quoi que ce soit à son protégé participaient, à l'évidence, du charme de cet album unique et toujours chéri aujourd'hui pas des cohortes de désormais quadragénaires comme l'un des trucs les plus magnifiquement PUNK qui soient parus de leur vivant – peu importe que la moitié des chansons soient à jeter. Frédéric Lo, lui, offre à Pete la meilleure chanson que Morrissey ait oublié d'écrire durant la dernière décennie (formidable "You Can't Keep It from Me Forever"). Il le traîne hors de sa zone de confort comme jamais personne n'aura su le faire avant lui sur le titre éponyme. Il habille ses obsessions (en particulier sa fameuse francophilie) avec un talent indéniable et un sens de l'à-propos tout à fait réjouissant ("The Epidemiologist", "The Monster")... mais on en ressort avec le sentiment étrange de ne pas tout à fait avoir écouté un album de Pete Doherty, puisqu'il n'est ni inégal, ni incohérent, ni à moitié foireux, ne contient aucune diatribe incompréhensible ni aucun de ces vers niaiseux dont on avait pris l'habitude de se moquer avec tendresse. Ce n'est pas tant que The Fantasy Life of Poetry & Crime soit trop propre – plutôt qu'il soit bien trop sage et manque à peu près autant de Fantasy que de Crime. Quant à sa poésie, elle est un peu trop présentable, pour vous dire : des fois, elle rime tellement bien qu'on pourrait tout à fait passer l'album en arrière-plan d'un déjeuner dominical avec ses beaux-parents. Cela n'en fait pas moins l'un des albums de pure pop les plus sympas de l'année. Mais il est aux Libertines ce que l'Avenue B. d'Iggy Pop est aux Stooges – à ceci près que Pete n'a même pas l'excuse d'être en plein divorce pour essayer de (mal) crooner sur la fin. Tant et si bien qu'au moment de décider de comment l'on applaudirait le gars Pete sur scène en 2022, se posa accidentellement une question pour le moins existentielle : quitte à assumer d'être vieux, valait-il mieux aller voir les Libertines reformées vingt ans plus tard en octobre, ou bien Pete et Fred faisant de la musique de gentils rockers assagis (et probablement assis sur des tabourets) en décembre ? Autant dire que malgré les qualités évidentes de The Fantasy Life of Poetry & Crime et mon aversion pour les reformations, une seule écoute de "Time for Heroes" régla la question.
 

The Fantasy Life of Poetry & Crime
Peter Doherty & Frédéric Lo | Virgin, mars 2022

16 commentaires:

  1. Bon j'osais pas trop rien dire mais là c'est bon c'est sûr on peut dire que le Patron est de retour hein?
    (je ne parle pas de Pete Doherty ;)

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    1. Perso je penche pour un imitateur. Le vrai Thom aurait forcément utiliser la métaphore de la castration et déploré que Frédéric Lo n'ait toujours pas été condamné pour ses multiples abus de faiblesse :D

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    2. T'as raison en fait. Ils sont bizarres ces articles, même les sujets. Le vrai Thom aurait laissé passer 1 Tue-Loup, 1 Kula Shaker et 12 Ryan Adams pour revenir en nous parlant de Daniel Johns et Pete Doherty? Impossible.

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    3. Ah ah, vous êtes tellement cons que j'ai même pas envie de vous répondre ;-)

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    4. (mais sinon allez, je rassure tout le monde, j'avais bien pensé à faire une vanne sur l'abus faiblesse)

      (quant au Kula Shaker, ne vendez pas la peau du hippie avant de l'avoir fumée : il n'est sorti qu'il y a deux mois et il est tout de même sacrément long)

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    5. Je me passerai d'un article sur Kula Shaker t'en fais pas :)

      Parce contre ce qui me manque à mort et ça va peut-être te surprendre, ce sont les CDG! Tu nous en dois au moins quatre (18, 19, 20 et 21) et je pense qu'il faudrait que tu expies tous ces mois de silence en chroniquant les 10 meilleurs albums de chacune de ces années :D

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    6. :-)

      2018 - Teyana Taylor, K.T.S.E.
      2019 - Jesse Malin, Sunset Kids
      2020 - Michel Cloup Duo + Pascal Bouaziz, A la ligne
      2021 - Emma Ruth Rundle, Engine of Hell

      Inutile de remercier... ni de me réclamer les articles ;-P

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    7. Voilà, c'est ça le vrai drame de ces années sans Golb. Thom, si t'es pas là, comment on apprend que Jesse Malin sort des albums?

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    8. Eh bien figure-toi que Jesse a publié non pas un, mais carrément deux albums (dont un double) durant ma retraite spirituelle, le tout ponctué d'un concert phénoménal à Paris qui est entré direct dans mon Top 10 des meilleurs auxquels j'aie jamais assistés :

      https://www.youtube.com/watch?v=gjG7Pc4vIPA

      Bref, Jesse est irréprochable, il a vraiment tout fait pour que je revienne, à part se mettre à genoux je ne vois pas ce qu'il pouvait faire d'autre (il n'en a pas été loin vu qu'il m'a tout de même dédicacé le vinyl de The Heat ;-))

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    9. Je viens de regarder la setlist, Dieu merci il n'a pas joué mes petites préférées. c'est toujours ça de pris.
      (Je dois cependant être le seul mec au monde dont l'album préféré de Malin est Glitter in the gutter cela dit)

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    10. Effectivement, le set était très centré sur ses derniers albums, les anciens étaient représentés par des titres dont l'esprit était raccord avec son orientation actuelle, plus lumineuse et "stonienne" qu'à ses débuts. De mémoire il n'y a eu aucun titre de Glitter ni de Love It to Death, mais clairement ce n'était pas du tout l'état d'esprit de cette tournée. Le seul titre de sa veine power-pop auquel on a eu droit a été "Hotel Columbia" et c'était selon lui uniquement parce que la veille, un fan allemand déçu qu'il ne l'ait pas jouée lui avait fait promettre de le faire le soir suivant (s'agissant d'un des mes titres préférés de l'univers ce fan allemand inconnu a mon respect éternel).

      Je t'avoue que je n'avais jamais réalisé que c'était un artiste qui t'intéressait particulièrement, je l'avais d'ailleurs déjà vu en 2015 ou 2016 sans même penser à t'en parler (et là, il avait joué des titres de Glitter, notamment "Lucinda" et "Aftermath"). Je me mets un reminder pour son prochain passage dans six ans.

      (Glitter restant l'album de son plus gros tube "international", il doit quand même y avoir quelques mecs qui le préfèrent, voire qui ne connaissent Malin que pour "Broken Radio") (en revanche j'ai l'impression que lui-même ne l'aime pas tellement, même sur le live qui est sorti juste après il n'en joue que trois titres sur une quinzaine) (personnellement je le trouve un peu inégal avec le recul... mais bon, en vrai, je les aime tous et je me maudis de ne pas avoir mis New York Before the War dans le maxi-10YA. A l'époque il venait de sortir et était sans doute un peu trop frais...)

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  2. Très bel article encore une fois (tu tiens une forme olympique.) Tu décris bien les sentiments, mitigés, qu'inspire cet album, à la fois on l'aime (il est bien), à la fois on se dit qu'on ne devrait pas. Je ne peux pas m'empêcher de penser, en te lisant, à la baffe légendaire (enfin, pour les lecteurs du Golb), que tu avais collée au premier album solo de Carl Barat, que tu traitais de vieux mou...Nous étions tous d'accord avec toi et, aujourd'hui, voilà, on écoute l'album de vieux mou de Pete Doherty, on se dit 'ah, c'est joli quand même'...
    Et je ne suis pas d'accord, par contre, avec tout ce que tu dis, sur Frédéric Lo. Il y a eu deux albums de trop avec Darc, mais sur Crève-cœur, il avait réussi à faire ressortir d'une manière sublime les fêlures de Daniel Darc. Tout le monde en sortait grandi, le disque a eu beaucoup de succès, mais, il n'était pas consensuel du tout. Je trouve qu'avec Pete Doherty, il passe à côté du sujet.

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    1. Tu n'es pas d'accord mais finalement tu es d'accord quand même, puisque tu conclus toi aussi que Lo semble être passé à côté du sujet. A mon sens ce disque est incomparable avec ceux de Darc (le bon comme les deux autres), il n'y avait pas de "fêlures" à faire ressortir chez Doherty, elles étaient déjà partout sur ses albums d'avant. C'est presque la démarche inverse qui est entreprise ici...

      Je ne suis pas si certain qu'il faille se souvenir de ce que j'avais écrit à l'époque sur le pauvre Carlos. Le contexte était tout de même très différent (il faisait son album de "vieux mou" comme tu dis à... 30 balais) et le résultat franchement mauvais (ce qui n'est jamais le cas sur cet album de Doherty & Lo - ni sur aucun album de Doherty où il y a toujours ici ou là un petit truc, un instant de grâce même fugace). La suite de la carrière de Barât (ou plutôt sa non-suite vu sa maigre production dans les années 2010-20) a plutôt montré que la "baffe" n'était pas si méritée que ça. Le mec était simplement limité. A l'époque, on commençait seulement à comprendre qu'il n'était probablement pas grand-chose sans son ex-acolyte. Aujourd'hui c'est devenu une évidence : s'il est sans doute cruel de ma part de qualifier Pete de "ringard" dans le texte ci-dessus, je ne sais même pas quel mot il faudrait utiliser pour Carl. "Has-been" ?...

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  3. Je n'avais même pas tenté une écoute de cet album vu que depuis le troisième album des Libertines (que j'aime bien, sans oser l'avouer), je n'ai pas suivi ce que Doherty pouvait bien faire. (Le 3e babyshambles c'était avant ou après?). Mais ce morceau en écoute est vraiment une très agréable surprise (aux Inrocks ils appelleraient ça une "pépite sucrée" je pense).
    Du coup je vais peut-être lui laisser une chance.

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    1. Eh bien raté, les Inrocks n'évoquent même pas ce morceau dans leur chronique !
      (bon, l'honneur est sauf, ils citent Vauxhall & I dès la seconde phrase. On ne se refait pas, j'imagine)

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    2. (sinon, pour te répondre : le troisième Babyshambles était avant le troisième Libertines. Et depuis, Doherty n'a fait que deux albums (trois avec celui-ci) : son second en solo, Hamburg Demonstrations, et un LP avec les Putas Madres, tous les deux recommandables si on a la fibre dohertienne... et tous les deux assez anecdotiques dans le même temps)

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