mardi 3 juillet 2018

Cet album méconnu que nous connaissons tous.

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°118]
John Lennon/Plastic Ono Band - John Lennon (1970)

Lennon n'est jamais arrivé dans ma vie. Je n'ai jamais découvert sa musique. Je ne me rappelle pas mon premier disque de Lennon comme je peux me rappeler mon premier disque des Beatles (Please Please Me) ou de presque tous les autres, à toutes les époques. Il n'y a pas eu de révélation, juste un lent travail de sape, au fil d'écoutes à peine répétées. Durant des années j'ai été Paul (j'ai même eu – je ne m'en vante plus trop – une brève période durant laquelle j'ai été George), et puis un beau matin, en entendant Plastic Ono Band, je me suis aperçu qu'en fait, j'étais devenu John. C'était une évidence, d'autant que j'avais désormais besoin d'un grand mug de café pour tenir jusqu'au bout des ouvrages solos des deux autres.

Il n'y a donc pas de véritable choc esthétique lié à Lennon. Pas de moment fatidique ni de souvenir précis. Je parle pour moi ? Je ne doute pas que la remarque s'applique à un grand nombre si ce n'est à la majorité des gens : il est probable que plus personne, jamais, ne découvre John Lennon avec ses albums solo. On peut s'enticher d'Iggy avant les Stooges, flasher sur Lou Reed avant le Velvet – on ne rencontre jamais que les Beatles. Lennon et ses trois comparses sont les seuls artistes qui pré-existent à toute écoute de chacun de leurs albums, même ceux que l'on ne connaît pas. Ce pourrait être problématique. On pourrait se trouver à rêver d'aborder Plastic Ono Band sans rien en connaître, vierge de tout a priori et même, dans le cas d'un artiste aussi monumental, de tout fantasme. Il y a de cela, oui. Un peu. Surtout chez Paul et George. Chez Lennon, cela ne fait que renforcer le sentiment de proximité. Ce côté boy next door déjà évoqué ici. Le type qui s'adresse à nous a déjà vécu d'autres vies et connu d'autres peines. Il passe juste, comme ça, et a plein de choses très personnelles à nous dire.


Mais arrêtez-moi s'il vous plaît. Voilà que je tombe dans ce travers consistant toujours à vouloir théoriser Lennon. Comme tant d'autres, qui sans doute impressionnés par la statue du Commandeur, par sa complexité également, ont besoin de réduire l'homme à des concepts pour réussir à disserter à son sujet. Lennon, l'artiste torturé. L'ex-leader des Beatles. Le protest-singer. Le fan de rock'n'roll originel. Le Mari de Yoko. Ma vision de Lennon. Mon Lennon à moi. C'est fou comme c'est prise de tête, un article sur Lennon, alors que sa musique est si simple, si franche... si humaine, jusque dans ses faiblesses, sa naïveté ou son égotisme parfois un tantinet risibles. C'est particulièrement vrai sur Plastic Ono Band, cet album méconnu que nous connaissons pourtant tous. Il y a toutes les émotions que peut contenir une vie, dans ce disque court, brut, résolument blues – dans l'esprit comme dans les constructions harmoniques. Amour, douleur, solitude, colère, deuil... tout y est et tout le monde s'y retrouve, avec ces mélodies limpides, tantôt gonflées et tantôt fragiles, et ces textes à hauteur d'humain, toujours. "Working Class Hero", ce n'est pas que pour la galerie : c'est le manifeste d'un songwriter qui n'aura de cesse, à partir de ce disque comme il le faisait déjà souvent avec son ancien groupe, de déposer des mots que tout le monde peut comprendre sur des émotions que tout le monde peut ressentir. Ailleurs, dans la même époque mais déjà plus tout à fait le même monde, George décharge, Paul enlumine. John, lui, apprend à synthétiser sans réduire. Minimalistes, les titres de morceaux n'excèdent jamais les trois mots, tandis que les lyrics alternent anaphores et bouquets de punchlines bien senties ("God", "I Found out" ou "Working Class Hero" ne sont que cela). Chaque chanson tient de la perfection mélodique et dans le même temps n'est qu'une clameur, une pulsion résumable en une courte phrase. "I Am the Walrus" n'a jamais parue aussi loin, pourtant l'on ne peut s'empêcher de se dire que peut-être, on l'avait comprise à l'envers. Que son texte n'était peut-être pas si cryptique. Que déjà, elle usait d'anaphores et de boucles pour happer l'auditeur et l'amener, invariablement, à chanter à tue-tête avant que ne soit atteint le dernier couplet.

La différence fondamentale, cependant, c'est que les vocaux ici sont plus âpres, plus douloureux. On oublie souvent que Plastic Ono Band fut précédé de quelques mois par le Wedding Album, ouvrage barré dont l'aspect élégiaque était empreint d'une forme de béatitude. Plastic Ono Band est d'une autre teneur – son négatif, ou quasiment. Un disque épuré, plus grave, où le rock'n'roll se réduit à sa plus simple expression et qui ne s'écarte de son obsession blues qu'en des très rares moments, le plus souvent pour préfigurer la dark-folk qui émergera d'ici plus d'une décennie. Pas un disque sombre – n'exagérons rien. Mais un disque anxieux, bien moins positiviste que ce que le côté hippie cool de son auteur laisse souvent supposer, dont les pièces maîtresses ("Working Class Hero" et "God", donc, mais aussi l'extraordinaire "Isolation") laissent transparaître une rage sourde, froide. Lorsque Lennon clame "I don't believe in the Beatles ; the dream is over", on entend bien qu'il y a plus qu'une simple pique à l'encontre de ses anciens camarades de jeu, a fortiori en conclusion d'un morceau intitulé "God" dans lequel il confie n'avoir foi qu'en lui-même. Il y a aussi un aveu d'impuissance, une résignation qui irrigue plus ou moins chaque titre de l'album. Je re-théorise, là, non ?

Il faut croire que l'on ne peut y échapper. Que Lennon doit s'écouter et Plastic Ono Band, se ressentir. Ce vieux lieu commun que l'on retrouve sur tous les mauvais forums consacrés à la musique (si si, il en existe encore). Lennon est peut-être un des rares artistes face auxquels cet axiome s'applique réellement. Parce qu'il était à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que le meilleur songwriter de sa génération. Avec lui, on n'oubliait et l'on n'oublie toujours pas qu'il y a un homme, de l'autre côté de l'enceinte. Vivant, inspiré (sur ce LP), capable de se planter à tout moment (sur d'autres), parfois génial et d'autre fois totalement à côté de la plaque. Mais un homme avant tout, qui confie ses joies avec un enthousiasme proportionnel à la pudeur dont il témoigne pour évoquer ses blessures, assume comme il le peut la part de violence qui l'habite et ne sacrifie pas totalement son âme sur l'autel de sa mégalo. Si sa mort bouleversa le monde comme peu d'autres une dizaine d'années plus tard, c'est sans doute moins en raison de sa notoriété ou du sordide de l'affaire que parce qu'avec lui, peut-être un peu plus qu'avec d'autres, c'est un homme qu'on assassinait. Pas juste une popstar.



Trois autres disques pour découvrir John Lennon (on en a déjà causé plus largement dans cet article) :

Imagine (1971)
Mind Games (1973)
Double Fantasy - Stripped Down (2010)

16 commentaires:

  1. Ah! enfin! je pensais qu'on t'avait perdu quelque part en Russie :D

    (bon et je vais lire l'article à présent)

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  2. Bel article.

    C'est vrai que c'est difficile d'écrire sur Lennon. Beaucoup de mythologie à "nettoyer" pour arriver à l'os, enfin la musique. Tu t'en sors très bien mais arrête, tu le sais déjà ;)

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  3. Très beau texte, tout comme le "Sweet little John", que tu as mis en lien, et que je ne connaissais pas.

    J'ai toujours trouvé, moi aussi, qu'il y avait un décalage puissant entre l'image publique de John Lennon, et ses chansons, souvent très intimistes. Je crois que préfère Imagine, à Plastic, mais tous les deux sont de ces chefs-d’œuvre pourtant très accessibles. Lennon, cela n'impose rien, surtout pas son génie, cela tend la main à l'auditeur. D'où, je pense, son immense succès en solo.

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  4. Ca m'a toujours laissé des regrets, Lennon en solo. L'impression qu'après Imagine la musique n'est plus sa principale préoccupation alors que par éclats il continue d'exceller (Double Fantasy est un des mes plaisirs coupables ^^)

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    1. Ce n'est pourtant pas Lennon, mais Yoko, qui brille principalement sur Double Fantasy :-)

      (j'ai l'impression d'avoir écrit cette phrase des centaines de fois ^^)

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  5. L'album de Lennon que j'aime le plus. Tous les autres que j'ai écouté m'ont toujours apparu...kitschs et ringards étonnamment (je précise que je ne suis pas non plus expert dans sa discographie solo).

    Mais celui là. Y a un truc. Un "je ne sais quoi" qui fait, que, je suis touché, ému au plus profond. Un titre tel que "Mother" est déchirant. Sa voix à ce moment là, en plus de lancer le disque par une forme de glas, c'est juste puissant.

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    1. Cela n'a au contraire rien d'étonnant. Lennon va progressivement se mettre à jouer une musique de plus en plus rétro, en décalage avec son époque et... oui, parfois ringarde, en effet. Je l'ai écrit plein de fois (et je viens encore de l'écrire au commentaire au-dessus), mais en 1980, sur Double Fantasy, le hiatus entre les titres de Yoko, très en phase avec leur époque, et ceux de Lennon, très rétro-50's et noyés dans une prod totalement vaporeuse, est assez saisissant.

      Bon cela dit, tu devrais tout de même écouter Imagine, qui n'en entre pas du tout dans ce schéma et est la suite directe de cet album-ci. Et Mind Games par curiosité, même si j'avoue qu'il commence déjà un peu à tomber dans ce travers que tu pointes.

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    2. Mais les autres albums d'ex-Beatles peuvent être encore plus kitsch, ou juste mauvais !

      Il faut vraiment avoir envie de se farcir All Thing Must Pass en entier (malgré quelques très belles chansons). Les albums de McCartney, souvent jugés supérieurs à ceux de Lennon, contiennent beaucoup de déchet, même les plus cotés.

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    3. Le classement des albums post-Beatles des Beatles est un exercice en soi auquel je ne me risquerais pas, principalement par flemme (et aussi parce que Macca a sorti deux fois plus d'albums que tous les autres réunis). Mais effectivement, je mettrais assez nettement devant Plastic Ono Band et Imagine.

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  6. je tombe sur ce passage dans le bouquin que je suis en train de lire juste après avoir lu ton article:
    "Le genre de depression que j'ai connu les jours suivants était normalement réservé à la mort de membres de sa famille ou d'amis proches. Manifestement, je n'étais pas le seul. Pour des millions de gens, c'était la plus dure de toutes les facons de découvrir que John Lennon était un membre de leur famille. Il était un ami proche."
    (Punk Rock Blitzkrieg, Biographie de Marky Ramone)

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    1. Bon, c'est pas la plus haute autorité qui soit mais ça me fait bien plaisir ;-)

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