mardi 24 juillet 2018

Perdre son Temps

[Mes livres à moi (et rien qu'à  moi) - N°65]
Là-bas - Joris-Karl Huysmans (1891)

En ouvrant Là-bas j'ai été saisi de vertige. Un de ces sentiments qui deviennent familiers au fur et à mesure que l'on accumule les livres, mais face auxquels la plus grande expérience ne suffit pas toujours à lutter. Cette peur intense, assez irrationnelle, de se gâcher une œuvre que l'on a autrefois portée aux nues. On en a dévoré chaque strate avec voracité. Parcouru chaque recoin comme possédé. On la considère, peut-être, confusément, comme la plus grande, comme l'Intouchable. On la sacralise en somme, jusqu'au jour où, après des années à en parler sans plus jamais s'y perdre, on découvre avec stupéfaction que tout cela est fort mal écrit, architecturé ou juste pue la merde. J'ai consacré une partie non-négligeable de mon existence à l'étude de Huysmans. Je vis avec chacun de ses enjeux depuis si longtemps que je l'évoque aussi familièrement que s'il s'agissait des problèmes de couple d'un vieux copain. J'en connais les textes les plus obscurs, les références les plus profondément enfouies. Oui mais voilà : je n'avais plus ouvert un livre de Huysmans depuis pas loin de dix ans et craignais par-dessus tout de ne plus m'y retrouver. Comme si j'étais rentré chez moi un soir et m'étais aperçu qu'on avait changé la serrure – ou tout simplement que je m'étais trompé d'étage.

Là-bas occupe une place d'autant plus à part dans cet étrange construction que je ne l'avais, il me semble, jamais relu jusqu'ici. Ni feuilleté. Pas même une petite citation ici ou là. Je n'en avais jamais ressenti le besoin. Ce texte est un tel maelström que depuis, j'ai totalement rayé ce terme de mon vocabulaire. Bien nommé, il constitue une contrée vers laquelle on n'a pas tous les jours l'envie de s'aventurer, surtout pour le plaisir. Huysmans n'a de toute façon jamais cherché à provoquer le plaisir du lecteur. Il était trop occupé ailleurs, à redéfinir la littérature, à s'enthousiasmer des œuvres les plus abscons, à se perdre en questionnements interminables se retrouvant à l'état presque brut dans ses ouvrages... pour perdre son temps à ce genre de taches subalternes dont le premier réaliste venu était capable. Huysmans n'a jamais été un auteur agréable, non ; génial, il est aussi assurément l'un des plus pénibles qui soient – et Là-bas, sans aucun doute le plus pénible de tous ces romans pénibles au style pédant et brutal. Si vous ambitionnez de vous y mettre, vous voilà prévenus.

Les premières pages furent laborieuses. Parce que je m'en rappelais comme si c'était hier, peut-être, de ce dialogue boiteux, affecté, entre Durtal et des Hermies – l'homme qui rêvait de désosser le naturalisme et le démontrait chaque fois qu'il prenait la parole. Il fallut un peu de temps pour que je retrouve mes marques au sein de cet univers impalpable, fait d'intense cérébralité et d'ennui que l'on n'assume pas. C'est venu petit à petit. En fronçant les yeux. Lorsque j'ai voulu le reposer pour aller faire autre chose, j'ai eu bien du mal à m'en convaincre.

De Là-bas, on vous dira ailleurs qu'il est un ouvrage sataniste, ne se comprenant parfaitement qu'après la lecture d'En route – son négatif, le livre blanc en opposition à ce livre noir et sans issu. Il y a un peu de vrai là-dedans, quoique plus dans l'idée d'antagonisme que dans celle de diptyque. Bien qu'il soit à strictement parler le premier texte d'une tétralogie1, Là-bas a surtout toujours été, à mes yeux, la pièce centrale d'une trilogie invisible, quoique ses contours soient évidents. À rebours, Là-bas, En route. Dans cet ordre ou, mieux, dans le sens inverse. Les trois chefs-d’œuvre absolus de leur auteur, presque consécutifs (le méconnu et mésestimé En Rade s'intercale entre les deux premiers), la Sainte Trinité de l'enferment volontaire et de l'obsession aveugle (de Dieu, du Diable et enfin : de Soi). Trois romans très différents, aux intrigues et aux ressorts narratifs variés, mais où tout s'articule autour du thème de l'aliénation par ses propres passions ou lubies – de la fuite en soi-même, par peur et dégoût d'un extérieur que l'on ne comprend que trop bien. Le professeur de français parlera, ici, de la fameuse "angoisse de fin de siècle", cette manière révolutionnaire d'être un bon vieux réac' dont les personnages de Huysmans, tout particulièrement dans Là-bas, sont les infatigables théoriciens.

Moins radical – ou plus pragmatique – que son camarade le Docteur des Hermies, qui se rêve en fossoyeur de Zola mais ne fait pas grand-chose de ses journées, Durtal est dans le fond un romantique, mais dont on aurait sucé toute la moelle. En quête d'un absolu(tisme), n'importe lequel, quoique bien trop las pour essayer de le chercher, il se complaît dans "le pacifiant mépris des alentours" et se jette à corps perdu dans une biographie de Gilles de Rai que l'on voit se composer sous nos yeux, persuadé que son salut d'écrivain passe par cette ré-imagination d'un passé bien plus passionnant que ce que projette l'avenir. Malheureusement, il est un auteur aussi médiocre qu'il est antipathique, et passe l'essentiel de son temps à se laisser distraire – comme si l'époque n'avait de cesse d'essayer de le ramener à elle. Il est temps de l'écrire, ce fameux ouvrage sataniste est surtout une grosse farce, corrosive à souhaits, dans laquelle Huysmans met en scène sa propre et indécrottable lassitude. S'essayant à l'amour, Durtal va nouer une liaison avec une admiratrice anonyme qu'il va vite trouver ennuyeuse, mais qui l'initiera – il n'aura donc pas perdu son temps – à ces rites sataniques qui le fascinent. En découle le plus fameux (et long) passage de messe noir de l'histoire de la littérature, qui s'avère surtout n'être qu'un interminable bavardage au terme duquel il apparaît que décidément, rien n'est sacré en ce bas monde – pas même la vénération du Malin. Tout fout décidément le camp pour le pauvre Durtal, qui sera à deux doigts de s'écrier "caramba! encore raté" avant de s'en retourner à ses œuvres d'art, seules valeurs qui semblent traverser le temps et ne jamais devoir s’occire au contact de son incurable désenchantement. Ce n'est peut-être pas l'époque qui déconne, finalement ; juste les gens, cette masse menaçante et informe que Durtal, qui alors qu'il parle presque continuellement discutera à tout casser avec quatre personnes différentes en deux cents soixante pages, évite avec soin. Mieux vaut rester seul avec soi-même, au moins sait-on vraiment pourquoi l'on est déçu.


Trois autres livres pour découvrir Joris-Karl Huysmans :

A rebours (1884)
En rade (1887)
En route (1895)


1. Celle dite "de la conversion", de Huysmans et donc, en l'occurrence, de Durtal, protagoniste de tous les romans de l'auteur à compter de celui-ci.

14 commentaires:

  1. J'attends cet article depuis si longtemps que je suis presque déçue. Je m'attendais à ce que tu entres plus de l'analyse, enfin c'est un très bon texte mais à force de nous faire mijoter, hein ;)

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    1. Ce ne sont pas les analyses de l’œuvre de Huysmans qui manquent. Et ce n'est pas vraiment le principe de cette rubrique.

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  2. Bien perdu, le temps ! Je pense que c'est un des livres les plus originaux de son époque. Là-bas ne ressemble vraiment à rien, à peine aux autres livres de Huysmans. Je l'ai lu il y a 15 ans et j'en garde un puissant souvenir.

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    1. Je ne suis pas tout à fait d'accord pour dire que Là-bas ne ressemble pas aux autres livres de Huysmans, il y a une vraie continuité stylistique et même thématique. Mais je suis en revanche bien d'accord pour dire que c'est une lecture qu'on n'oublie jamais.

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  3. J'avais noté cet auteur après un de tes articles, mais j'ai pris A rebours plutôt que celui-ci. Vaut-il mieux que je commence par Là-bas ?

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    1. Si tu veux, mais À rebours reste une excellentissime lecture, toute aussi recommandable que celle de Là-bas. Je ne saurais les classer l'un par rapport à l'autre.

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  4. Un livre qui m'attire et me rebute depuis longtemps maintenant. Je garde souvenir assez douloureux d'A rebours, même si c'était une lecture intéressante. Alors un roman ayant la réputation d'être encore plus difficile d'accès...

    "pas un auteur agréable", je pense que tu as tout dit.

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    1. Il ne faut pas se laisser effrayer ;-)

      Et il ne faut pas plus se sentir obligé de le lire non plus, d'ailleurs.

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  5. "génial, il est aussi assurément l'un des plus pénibles qui soient – et Là-bas, sans aucun doute le plus pénible de tous ces romans pénibles au style pédant et brutal."

    Tu as bien résumé ce que j'ai toujours ressenti à la lecture des tenants de ce "courant" de la décadence. Je leur dénie pas le rang de grands écrivains, encore moins à Huysmans... Mais quelle purge, ce livre. Vraiment. Zéro plaisir de lecture, alors que je me sens philosophiquement plutôt proche de ce qu'il raconte, pourtant.

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    1. Je comprends très bien ce que tu veux dire, même si bien entendu je ne partage pas ce sentiment. Pour moi Huysmans est un véritable régal de lecture ^^

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    2. Je suis d'accord, j'avais adoré cette lecture. En revanche, je suis passée complètement à côté d'A rebours, qui m'a profondément ennuyée..

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    3. Il faut dire que c'est un peu le sujet ^^

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