samedi 5 mai 2018

Secret Empire - Your Own Personal Tyrant


L'un des marronniers les plus barbants parmi tous les marronniers les plus barbants des trucs de superhéros est assurément l'histoire où un gentil devient un méchant (ou plus rarement le contraire). C'est gratuit, ça ne mange pas de pain, ça fait parler les fans et ça n'apporte à peu près rien puisqu'in fine, le héros redevient toujours un héros et le méchant, un enfoiré de sa mère. Venant de Marvel, qui a développé une addiction à ce type de trope au point d'amener ses gentils héros à se mettre sur la tronche au moins une fois par an en moyenne, le concept a tout du repoussoir, et l'on ne peut que s'ébahir de voir le soin inhabituel avec lequel le terrain de Secret Empire a été préparé – au point de ne plus envisager Civil War II que comme son introduction maladroite.


Porté par Nick Spencer, auteur avec Captain America : Sam Wilson de la meilleure série Marvel de ces dernières années, l'évènement majuscule dont les derniers épisodes paraîssent en France ces jours-ci fut en effet dans les tuyaux durant plus de deux ans, étalant ses préparatifs sur pas moins de cinq séries différentes. L'histoire, qui voit un evil Captain America Hydra prendre le pouvoir aux États-Unis et mettre tous les autres héros au pas, prend sa source dans le crossover Standoff! paru début 2016, et s'est depuis ramifiée dans Captain America : Steve Rogers (dont le passé "réécrit" constitue la colonne vertébrale, au gré de nombreux flashbacks revisitant son histoire en mode hydresque), mais aussi pour bonne partie durant Civil War II (dont Rogers paraissait étrangement absent... et pour cause), à l'arrière plan d'Uncanny Avengers et enfin, plus indirectement, dans la susnommée Sam Wilson. On ignore comment Panini France compilera tout cela au moment de l'éditer en volume, mais il paraît évident qu'il faudra un copieux tome 0 pour livrer la substantifique moelle du Marvel Event le plus ambitieux depuis une éternité. Car ce qui sera sans doute une faiblesse pour le lecteur souhaitant la découvrir a posteriori est assurément la principale force de Secret Empire : si elle est lisible en tant que telle et contient suffisamment de grands moments pour séduire le lecteur de passage, la série de Spencer est aussi et peut-être surtout le climax et la conclusion d'une intrigue passionnante entamée de longue date. Elle est, somme toute, ce vers quoi tout l'univers Marvel tendait inexorablement depuis le début de l'ère All-New All-Different. Son champ du cygne, également, puisque cette période qui vit l'éditeur faire cohabiter ses héros classiques avec une nouvelle génération souvent issue de la diversité s'est brutalement arrêtée juste après. Spencer, jeune auteur quasi inconnu il y a cinq ans, en fut assurément l'un des piliers et lui offre un impressionnant baroud d'honneur.

On sait depuis longtemps que s'il est le Héros Absolu et Quintessenciel de Marvel, Captain America a à peu près tous les attributs d'un super-vilain. Juste mais profondément dogmatique, il porte en lui les contradictions de tous les superhéros de l'Âge d'Or et, de par ce qu'il représente au sein de l'univers de l'éditeur, les incarne probablement mieux qu'aucun autre : défenseur de la paix mais va-t-en guerre, plein de compassion et de tolérance mais souvent aux confins du fanatisme, il est un extrémiste de l'intégrité et de la transparence – donc un fasciste en puissance. Spencer le souligne avec une rare maestria : sous sa plume, il devient un antagoniste d'autant plus inquiétant que ses allégeances mises à part, sa personnalité demeure inchangée. Tout ce qui faisait de lui plus qu'un héros : un symbole de paix et d'unité nationale... est ce qui fait de lui un parfait tyran. Ses qualités et sa nature profonde restent rigoureusement les mêmes, elles sont simplement (et effroyablement) retournées au service d'un dessein despotique, révisionniste et eugéniste, dans un renversement des valeurs d'autant plus nietzschéen qu'il est inutile de rappeler ce que Cap' porte en lui du proverbial surhomme. Or, de par la constitution idéologique du personnage, ces valeurs ne sont pas simplement celles d'un héros de bande-dessinée : ce sont celles de l'Amérique elle-même. Pour implicite qu'il soit, le message est limpide et d'une grande violence : la grandeur et la décadence des États-Unis croissent dans un même et unique bacille.


Si une bonne partie des prémices de Secret Empire, notamment dans Steve Rogers, procure un plaisir un peu sadique à le voir enfumer des justiciers supposément bien plus malins que lui, dès le début de la série elle-même, on perd toute envie de rire. Spencer n'évite certes pas certaines figures imposées de la fiction dictatorio-complotiste, mais difficile de ne pas lui reconnaître un vrai talent pour exhiber les mécanismes de la naissance puis de la montée d'un totalitarisme. Comme le résume Rogers : "Vous n'arrêtez pas de parler comme si j'étais arrivé au pouvoir par la force. C'est faux. Vous m'avez donné ce pouvoir [...] Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait avec votre consentement. Vos encouragements, même." De fait, Rogers ne fait qu'utiliser les rouages d'un système préexistant à sa tyrannie, abuser de la confusion générale, et ne verse pas la moindre goutte de sang pour arriver au sommet de l'état (il se rattrapera bien par la suite).

Un peu comme le citoyen relativisant le populisme de tel ou tel leader politique mal élu (hum...), le lecteur lui-même s'aperçoit trop tard qu'il est devenu sans le vouloir un allié inconscient de Rogers, qui même lobotomisé par Red Skull continue d'inspirer respect et compassion : le résultat final, soit donc l'épisode 0 de Secret Empire, était parfaitement prévisible et concevable, mais on se retrouve tout de même étonné que le nouveau leader des États-Unis soit allé si loin, jusqu'à littéralement réécrire plusieurs décennies d'histoire occidentale – son objectif ultime n'étant pas tant de dominer le monde que d'installer cette domination comme un ordre naturel des choses que personne n'aurait l'idée de questionner. Le parallèle avec Trump est pour le moins transparent, d'autant que le titre du crossover renvoie à l'une des plus fameuses storylines de Captain America, lorsqu'en plein Watergate le génial Steve Englehart1, alors débutant, opposait le héros de l'Amérique unie à une organisation dont le leader, bien que jamais montré, était clairement Nixon en personne2. Rogers ne fut plus jamais le même après cela, partant à la dérive et posant le Bouclier pour agir sous le pseudonyme de Nomad, et Spencer aspire clairement à la même noirceur, aux mêmes ambiguïtés que chez son aîné. Il est assez incroyable – mais formidable – de voir Secret Empire paraître à une époque où l'ensemble de l'univers Marvel est dans une phase de disneyisation avancée. Et si dans son dernier tiers, le récit paraît par moment tanguer sous d'évidentes pressions extérieures (manière polie de dire que Spencer n'a probablement pas complètement eu les mains libres3), c'est bien, symboliquement, sur un duel entre Deux Amériques que s'achève le dixième et dernier épisode – la dernière case, tendre et discrète, ne laissant aucun doute quant au message de l'auteur.


Bien fichues, les séries régulières influencées par l'évènement (c'est-à-dire à peu près toutes, à des degrés divers) évitent dans l'ensemble habilement l'écueil de Civil War II, qui envoyait chacun vaquer à ses occupations sans aucun impact sur l'intrigue principale. L'ensemble a clairement été pensé pour que ses répercussions soient immédiates chez tout le monde ; globalement répartis par zones (ceux qui sont bloqués sous le dôme à New York, ceux qui sont à l'extérieur, ceux qui sont en Californie dans le nouveau territoire mutant, ceux qui sont restés coincés dans l'espace), les différents récits s'imbriquent et se complètent pour la plupart à la perfection, certains comme U.S. Avengers profitant de l'évènement pour réellement trouver leur ton (pas de bol pour cette dernière, elle a été annulée juste après). Tout n'est pas parfait bien sûr, et l'on pourra toujours reprocher à Spencer la tentation (compréhensible) d'appuyer sur tous les boutons et de tordre le scénario pour y faire entrer des personnages iconiques n'ayant pas réellement leur place (Putain ? Ultron aussi ?), tout comme on pourra fatiguer un peu par endroits face aux multiples changements de dessinateurs. Mais dans l'ensemble, Secret Empire est un quasi sans faute, peut-être le meilleur évènement Marvel depuis dix ans ou quinze ans en ce que, même comparé à des réussites comme la Civil War première du nom, il parvient à être une œuvre globale et pertinente plutôt qu'une succession de simples "moments"4. Après la nullité abyssal de Civil War II et d'Inhumans vs. X-Men, il y aurait eu de quoi réconcilier avec Marvel le fan de DC le plus récalcitrant. Heureusement que l'éditeur s'est empressé de renier tout ce chapitre de son histoire juste derrière.


👍👍👍 Secret Empire
Nick Spencer (pour la série principale) | Marvel, 2017


1. S'il a principalement travaillé pour Marvel au cours de sa carrière, Steve Englehart est paradoxalement surtout adulé par les fans de DC (donc sur Le Golb) pour avoir, excusez-le peu, inventé la version moderne du Joker. Surtout, Steve Englehart fut l'un-des-si-ce-n'est-le premier(s) auteur(s) de comics à installer des intrigues s'étirant sur plus de deux épisodes, ce qui était extrêmement rare à l'époque, tant chez Marvel que chez DC.
2. Hasard du calendrier qui n'en est évidemment pas un du tout, cet arc figure au menu du volume Captain America - l'Intégrale 1974 qui vient d'être édité en France par Panini et qui, vu la période concernée (je ne l'ai pas eu en main) est vraisemblablement le genre de bouquin que vous voulez ABSOLUMENT avoir dans votre bibliothèque si vous aimez les comics.
3. Précisons qu'aussi étonnant que cela puisse paraître vu d'Europe, toute cette storyline mettant en scène un evil Captain America a déclenché un véritable tollé aux États-Unis. On peut considérer sans trop se cramer que le dernier arc de Sam Wilson, qui montre le héros acculé et sommé par une partie croissante de l'opinion de rendre le bouclier, est une mise en abyme particulièrement crue du ressenti de Spencer.
4. Qu'elle qu'aient pu être ses qualités, la série principale Civil War était assez courte et ce sont surtout ses tie-in, en particulier The Confession (de Bendis) et Civil War : Front Line (de Paul Jenkins), qui en faisaient quelque chose de réellement original et profond.

19 commentaires:

  1. Mince, Thomas ! Tu as écrit du bien de... Marvel !

    Tu te sens bien ? Tu as de la fièvre ?

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  2. Génial! 3 pouces!

    C'est con, j'en aurais mis que 2 :D

    Pour moi le défaut le plus évident de Secret Empire tu l'évoques sans le nommer dans ton article, c'est que finalement le meilleur de Secret Empire n'est pas dans Secret Empire mais dans ce qui le précède. Les derniers arcs de Steve Rogers et Sam Wilson avant le vrai début de Secret Empire quand d'un côté les plans de Steve se mettent en branle et que de l'autre Sam est acculé à la démission, pour moi c'est ça les vrais sommets de toute cette intrigue. Le prologue de Secret c'est en fait le climax de ce très long arc et Secret une conclusion étirée sur 10-12 issues. En vrai il s'y passe pas gd chose (même si c'est un très bon pas gd chose :)), il y a un gros ventre mou entre l'issue wtf avec Ultron et la bataille finale (qui est décevante).

    Enfin je critique mais c'est vraiment très bien Secret Empire et bien sûr le meilleur Marvel Event depuis je sais pas combien d'années. On est d'accord au final :)

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    1. Je vois ce que tu veux dire et je suis assez d'accord, sauf quand tu ne dis que je ne l'ai pas écrit, je l'ai écrit mot pour mot ou presque :-)

      Il est évident que la valeur de Secret Empire est multipliée par deux si on lit les séries qui servent à l'introduire, notamment Steve Rogers. Cela dit à l'inverse, Secret Empire donne toute sa valeur et tout son sens à Steve Rogers, qui ne pourrait pas exister seule et qu'il n'y aurait aucun intérêt à prendre pour elle-même.

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  3. Je trouve que tu es un peu généreux dans ton appréciation. Comme Serious Moon, je trouve qu'il y a un ventre mou où l'on s'ennuie pas mal (toute la quête des cubes cosmiques). Le début est très fort, la fin est bien, mais le milieu...

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    1. La quête des cubes cosmiques ne prend pas si longtemps que sur l'ensemble de la série, et elle se déroule essentiellement dans les séries régulières ^^

      Ce qui m'a en revanche réellement gonflé, c'est que l'explication du pourquoi du comment cette quête est finalement laissée en plan se déroule dans un épisode de Sam Wilson et pas dans la série principale. Il se trouve que je la lisais donc c'est pas grave, reste que j'ai tout de même eu cette explication une fois que j'avais déjà terminé Secret Empire, et que je ne peux pas m'empêcher aussi de penser aux gens qui ne lisent pas TOUTES les séries. J'ai horreur quand Marvel fait ce genre de chose et Marvel fait TOUT LE TEMPS ce genre de chose :-/

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  4. Je trouve my fellows commentateurs bien bégueules. Personnellement j'ai adoré. Alors oui, le background est mieux que l'intrigues. Mais comme dans presque tous les comics de super-héros, non ?

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  5. Juste par curiosité : aura-t-on un jour l’honneur de tables de loi de la comico-golbitude?
    A tout hasard? :)

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    1. A vrai dire je n'y avais jamais pensé jusqu'à ce que tu poses la question, vu que les comics s'insèrent pas trop mal dans la rubrique mes livres à moi. Mais j'ai déjà pensé à des trucs qui s'en rapprochent (un MLAM hors-série consacrés aux héros marquants sur qui je n'aurais pas forcément la possibilité de faire un article entier, et une série spéciale sur Batman pour ses 80 ans, qui approchent à grands pas). Mais pourquoi pas, je sais pas, il faudrait que j'y réfléchisse.

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    2. Je me disais justement que les MLAM étaient probablement ta façon de gérer cela... mais par exemple, les épisodes superman et Batman prennent des comics spéciaux...
      J’imagine qu’en fait je te pose cette question plus probablement parce que je suis curieux de ton avis sur des mega classiques ( et les tables vidéo ludiques le donnaient sur plein de classiques en fait), ou des avis plus larges sur certains héros je sais pas.
      Juste une idée en passant. Juste histoire de savoir si tu es plus x m’en où teen titans même si je pense connaître la réponse déjà ;)

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    3. Bah tu sais je raisonne plus en terme de périodes qu'en terme de héros. Il n'y a pas (ou très peu) de héros que je déteste viscéralement et qu'une bonne direction artistique ne saurait me faire apprécier. Donc il n'y a pas vraiment de réponse à ta question.

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    4. Je signerais bien pour ce genre d'article moi aussi!

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    5. Comme je le disais : je vais y réfléchir :-)

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  6. Effectivement le meilleur event depuis Civil War... Et tout aussi réussi ET frustrant, parce qu'il semblait y avoir tellement mieux encore à faire...

    J'imagine bien la scène, quelques mois avant la sortie, dans les bureaux avec les Bigboss de DisPixVel :
    "Ecoute, M. Editor in Chief, quand tu nous as expliqué que vu les évolutions actuelles de la jeunesse de notre pays, il fallait un Wolverine femme et cloné, un Thor femme et malade du cancer, un Hulk coréen et surdoué, une Mrs Marvel musulmane, un Iceman gay alors qu'il a eu plein de girlfriend avant, un Captain America noir et militant, on t'a suivi. Mais là ton event avec une Amérique suivant comme un seul homme et avec enthousiasme un grand blond facho et sa politique dictatoriale, expansionniste et raciste, ça va pas le faire vu le résultat des élections et la façon dont on se fait défoncer sur les forums. Alors tu calmes tes scénaristes gauchos, tu te débrouilles pour diminuer le plus possible le côté politique de ton event, tu ramènes tous les personnages comme ils étaient avant, et tu dégages avec tes idées à la con. Merci !"

    Bon, depuis, Nick Spencer s'est bien amusé avec Dr Strange Damnation et son Las Vegas devenu la ville de Mephisto, mais j'ai bien peur que sur un Spider Man revenu à son point de départ, il soit un peu cadenassé...

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    1. Vois le bon côté des choses, grâce à ça, tu as été débarrassé de Bendis :-)

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    2. Ne m'incite pas à rouvrir du champagne...

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