mercredi 23 mai 2018

J'ai oublié de te dire #6

Un jour, quelqu'un m'a demandé ce que les Français trouvaient tous à Philip Roth. Je ne sais plus ce que j'ai répondu. Sans doute rien. La question n'était sympathique ni pour les Français, ni pour Philip Roth. Elle passait surtout complètement à côté de l'équation, puisqu'elle sous-entendait qu'il n'y avait qu'un lecteur français, et qu'un seul Philip Roth. Quand les Français acclamaient Philip Roth – et c'était vrai que, globalement, ils le faisaient – ils n'acclamaient pas vraiment Philip Roth, plutôt une image de Philip Roth, une idée qu'ils se faisaient du Grand Écrivain Américain avec tout plein de majuscules. Les Français n'applaudissaient pas à tout rompre le mec qui écrit une fable dont le héros se métamorphose en nichon géant ou qui insulte le Président sur trois cents pages ou qui fantasme sur le baseball durant quatre cents. Ils ne célébraient pas l'auteur des scènes érotiques les plus prises de tête et dé-bandantes de tout les temps, encore qu'un peu plus, ni le vieillard libidineux et misogyne des derniers livres. Ils n'acclamaient pas plus le penseur ambigu, à contre-courant de toutes les modes, auteur de romans expérimentaux parfois ratés, de récits autobiographiques décharnés ou défragmentés ou simplement gigognes. Les Français aimaient un Philip Roth parmi tant d'autres (il suffit de lire ou écouter les premiers hommages pour le constater), celui de la Trilogie dite Américaine, celui de la presque fin, et ce n'est pas une critique ni un reproche – si ce n'est peut-être à l'adresse de la personne m'ayant posé cette question sans véritablement avoir réfléchi à ce que celle-ci signifiait. Philip Roth n'ayant eu de cesse, même retraité, de tendre le kaléidoscope pour se faire caresser, cette non-réponse fera l'affaire autant qu'elle demeurera insatisfaisante, et c'est très bien ainsi. Bien sûr, il faudrait trouver cinq minutes pour parler de l'humour ravageur de Philip Roth. Le grand intellectuel, terrifié à l'idée d'"un monde ayant perdu son sens de l'humour", était aussi le plus potache de tous les bouffons (ce que certains lecteurs ne percevaient pas toujours, ou juste partiellement), à des fins philosophiques souvent – mais aussi, n'en doutons pas, parce que cela l'amusait beaucoup d'écrire l'histoire d'un type se transformant en sein géant que tout le monde veut tripoter, stimuler ou lécher. "Tout ceci est trop ridicule pour être pris sérieux, et trop sérieux pour être tourné en ridicule", s'exclamait un de ses nombreux doubles dans Operation Shylock, résumant à la perfection une œuvre marquée par la distance, l'ironie et le doute le plus déraisonnable. Parmi d'autres éléments plus prosaïques, il y a sûrement là un embryon de réponse quant à la cote d'amour dont pouvait jouir Roth – quand un McCarthy ou un DeLillo imposent et intimident, Roth embarque, respire, rigole. Il faudrait trouver le temps de revenir, oui, sur cet humour, et sur la manière dont il se manifesta petit à petit. Sur comment Philip Roth se déconstruisit lui-même, d'abord avec application, puis avec une incroyable violence. Il n'y a pas qu'un Philip Roth ? Il ne peut en aller autrement dans le cadre d'une œuvre ayant traversé sept décennies, et vous me mettrez quatre secondes supplémentaires pour rappeler combien le jeune Philip Roth était sage, appliqué et, disons-le franchement, chiant. Il fallut la révolution sexuelle, auquel Portnoy's Complaint apporta une pierre monumentale, pour que Philip Roth se révèle tout en continuant à s'auto-mutiler en mille-et-un doubles – Alex Portnoy, David Kepesh, Nathan Zuckerman... et Philip Roth, auquel il réserva, comme un symbole, ses ouvrages les plus froids et cliniques et expérimentaux, tandis que toute la chair – de plus en plus triste au fil des années – partait chez d'autres narrateurs qu'il passait son temps à sadiser pour leur faire expier ses mauvaises pensées. Chacun aura pu applaudir, dans des romans historiques qui ne ressemblaient pas du tout à cela, l'incroyable véracité... l'extraordinaire crédibilité de galeries entières de personnages fictifs, mais c'était bien la fiction qui toujours l'emportait – et qui nous emportait. Elle n'était pas qu'un moyen, et certainement pas une fin en soi : elle était les deux à la fois – elle devrait toujours l'être. Il y a juste trente ans paraissait The Facts, ouvrage singulier et méconnu au sous-titre éloquent : A Novelist's Autobiography. L'exercice de style prenait à rebrousse-poil tout un genre que l'auteur considérait à juste titre comme "le plus manipulateur qui soit" ; il se trouvait être exactement ce qu'il annonçait être – un récit factuel, dépassionné, dont le passage le plus puissant s'avérait... une fiction brossant une ode à la fiction, soit la réponse que Nathan Zuckerman faisait à son créateur lui demandant son avis sur ce livre. "Ne le publie pas", implorait le double de l'auteur, s'adonnant sur une trentaine de pages à une critique méthodique, cruelle mais juste, du livre que nous tenions en main : "Tu n'es pas un autobiographe, tu es un personnificateur. [...] Tu sais être tellement plus vrai, dans ta fiction."

32 commentaires:

  1. OUF !

    Quand j'ai vu qu'après Bowie, c'était Roth qui était mort, j'ai eu peur que Le Golb ne prenne sa retraite ;)

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    1. Heureusement que Batman est immortel ;)

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    2. Il paraît que Thomas a déjà écrit la nécro de Batman au cas où ;)

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    3. Haha, vous êtes vraiment trop cons :-)

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  2. Maintenant que tu le dis, c'est vrai que c'était peut-être le bon moment pour tirer ma révérence ;-)

    Tant pis, je suis condamné à mourir sur scène.

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    1. Ouh punaise, ça m'arrive pas souvent de me gourer de fil comme ça. L'émotion, sans doute ! ^^

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  3. Quand j'ai appris la nouvelle, je me suis presque rué sur Le Golb. Mais je suis malgré tout surpris, que tu aies déjà écrit un billet.
    Tu es comme les journalistes, tu as ta nécrologie prête à l'avance ?
    ;)

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    1. Non non, j'ai écrit "en live". Je me lève juste tôt, donc j'ai reçu la nouvelle de bonne heure.

      Mais c'est marrant car j'ai failli le faire, au sens où il y a quelques mois, j'ai rêvé que Philip Roth était mort. Et je me suis dit "ah, tiens, ça fait fera une bonne première phrase le jour où cela arrive : Il y a quelques temps, j'ai rêvé que Philip Roth était mort.

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  4. Je n'ai jamais cru à l'existence de ce Philip Roth.

    J'ai toujours pensé qu'il avait été inventé de toutes pièces par Le Golb.

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    1. Effectivement. J'ai écrit tous ses livres. Chut.

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  5. Merci pour ce texte qui sort un peu des figures imposées. Il n'est plus utile de rappeler que Philip Roth était l'un des plus grands écrivains vivants. Il est bon de rappeler qu'il était un des plus drôles. J'ai découvert beaucoup de ses livres grâces à vous, donc merci encore (surtout qu'il m'en reste). A bientôt. H.

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    1. Quelle chance (qu'ils vous en reste).

      A bientôt (aussi).

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  6. Un auteur découvert - comme bien d'autres - grâce à ma lecture de ce site. C'est une triste nouvelle même si on avait eu le temps de s'y préparer un peu, vu qu'il avait "pris sa retraite" (ça prend vraiment sa retraite, un écrivain ?)

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    1. Non mais parfois, ça devrait. Et c'est une belle preuve de lucidité de la part de Roth d'avoir pris cette décision (même si je ne doute pas qu'on retrouvera deux-trois trucs tardifs, que l'on décide de cesser de publier, oui, que l'on n'arrête totalement d'écrire la moindre ligne... je n'y crois pas trop, non...)

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  7. C'est vrai que j'ai jamais compris ce que les français trouvaient à Philip Roth :D

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    1. Je vois bien que tu me cherches depuis quelques temps, mais je n'arrive pas à savoir pourquoi ;-)

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  8. Philip Roth est le plus grand écrivain vivant depuis si longtemps que je n'ai aucune idée de qui pourrait bien récupérer ce titre honorifique.

    Et c'est une bonne nouvelle ! ;)

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    1. C'est Kundera, le plus grand écrivain vivant, et il va bien (je crois)

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    2. Kundera, Atwood, Coetzee, Jelinek, Everett, Toni Morrison, Ellroy, McCarthy, Houellebecq, Easton Ellis s'il se ressaisit un jour... en admettant que le concept ait le moindre sens, il y a quand même quelques candidat(e)s... et encore, là, je ne cite que des gens que je connais, aime bien, et qui me paraissent remplir des critères précis (notoriété, longévité, constance, etc.) Certain(e)s ajouteraient sans doute des Murakami, Auster, Banks, Tartt, Vargas Llosa, Oates, Franzen, Pamuk, McEwan, David Mitchell, Modiano... ça va, je pense que les journalistes ne vont pas trop manquer de gens à qui décerner la médaille en chocolat ;-)

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    3. Merde, j'allais ajouter Bolaño, l'espace d'un instant, j'ai oublié qu'il était mort...

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    4. Ça fait un petit moment en plus ^^

      Mais c'est vrai qu'en France, il a quasiment plus publié mort que vivant, alors on pourrait presque l'oublier (ça s'est un peu calmé mais à un moment il en sortait un à deux par an...)

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  9. Merci pour ce joli billet...

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  10. Le "truc" que les français ont avec Philip Roth, ce sont surtout de très bons relais non ? Il a été traduit très tôt (et très bien) en français et compte des fans passionnés parmi la critique française et les écrivains français (des gens aussi divers que Sollers, Moix, Modiano). Je pense pas qu'il faille chercher plus loin. Un quadra comme moi a toujours connu Philip Roth comme un "classique contemporain". Pour comparaison, Pynchon, McCarthy ou Coetzee n'ont pas été traduits avant la fin des années 80 voir début 90 alors qu'ils ont débuté + ou - en même temps ('60 pour les deux premiers et '70 pour Coetzee)

    Perso j'ai toujours trouvé Roth un peu surestimé. Un très bon écrivain auquel je reconnais d'avoir su conserver une dimension "populaire" (beaucoup plus facile d'accès que le trois que je viens de citer ou même que James Ellroy); je n'aime pas tout non plus et je trouve qu'après American Pastoral ça commencait à tourner en rond sévère...

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    1. C'est un des éléments "plus prosaïques" auxquels je faisais allusion. Tu as tout à fait raison, il est évident que le fait que l’œuvre de Roth ait été très tôt disponible dans de très bonnes traductions et en poche a dopé sa notoriété.

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  11. Je savais bien que tu saurais dignement rendre hommage a philou (que j'ai decouvert grace a toi by the way) parce que bon l'hommage officiel est un tantinet redondant et pire... consensuel brrrr ! Aborder l'essentiel en restant accessible - voire populaire - et affreusement drôle... Pas un truc que les francais maitrisent à fond, c'est peut-être pour ca qu'ils aiment Roth (Dicker avait bien essayer de copier mais j'ai trouvé ca juste affligeant)

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    1. C'est vrai que j'ai lu pas mal de choses assez consensuelles... bon, c'est la mort, c'est comme ça, et puis assez paradoxalement, la question du début de mon texte n'est pas non plus totalement inepte : Roth n'était pas du tout un auteur consensuel mais en France, cela faisait longtemps qu'il faisait consensus et était devenu l'un de ces auteurs dont chaque livre est porté aux nues par la critique de manière quasi automatique. Ironiquement, il a sans doute aussi eu du bol d'avoir pris sa retraite au début des années 2010, je pense qu'il aurait sévèrement défrayé la chronique s'il avait publié suffisamment longtemps pour connaître cette période où le moindre pet de travers peut générer un raz-de-marée médiatique.

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    2. (j'avais totalement oublié ce tocard de Dicker ! Mais bon, lui n'a pas essayé de faire dans le même registre, il a juste pompé de manière très scolaire et un peu vulgaire ^^)

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    3. En même temps, cela n'aurait pas été la première fois qu'il aurait fait scandale - peut-être y aurait-il trouver un certain sel quoique c'est parfois surtout ennuyeux toute cette bonne conscience :-D
      Ah toi aussi, il te fait cet effet D. (comme quoi dans le genre consensuel, il y a à boire et à manger quand même)... j'ai presque tout oublié mais il y avait un passage entre le narrateur et sa mère (juive, hein) qui m'a fait limite grincer des dents

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    4. Je crois que Roth était au contraire très fatigué des polémiques ayant émaillé sa carrière (en tout cas jusqu'au milieu des années 90). Bon, c'est l'âge aussi qui veut ça j'imagine...

      Dicker je ne m'en rappelle plus DU TOUT (je pars du principe qu'on parle du même livre, celui qui a été un énorme hit...), mais il me semble m'être dit également que l'intrigue générale était largement inspirée d'un livre de Philip Roth (mais je ne me rappelle plus lequel (ça doit se trouver quelque part, je crois que je n'avais pas été le seul à repérer les "emprunts")

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    5. Bim, ça m'a pris 30 secondes : "une réécriture "easy-reading" de La Tache de Philip de ROth"

      https://bibliobs.nouvelobs.com/rentree-litteraire-2012/20121105.OBS8048/joel-dicker-a-t-il-ecrit-une-pale-resucee-de-philip-roth.html

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    6. Sympa l'article, je ne l'avais pas lu :-) Cela dit j'aurais pu pardonner à Dicker (oui on parlait bien du même roman, je n'en ai pas lu d'autre de lui) sa roublardise voire son imposture - assumée donc - s'il savait écrire...

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