jeudi 8 mars 2018

Règlement de contes

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - N°64]
L'Enchanteur - René Barjavel (1984)

René Barjavel m’a poursuivi durant une grande partie de ma jeunesse. Habitué s’il en est des listes de lecture, apprécié des profs pour son côté moralisateur, et des parents pour ses tendances réactionnaires, il m’a été imposé tant de fois entre mes onze et mes quinze ans que la seule évocation de son nom me projette dans une autre époque. Dites le mot Barjavel, allez-y, essayez pour voir : me voilà déjà fouillant dans les cartons chez mes grands-parents pour trouver le dernier que l’on m’a demandé de lire. Odeur de poussière, d’humidité et d’années quatre-vingts. Incroyable comme ce mec fut populaire à une époque. Et incroyable comme le retour de bâton fut terrible : plus personne ne lit Barjavel en 2018, et en un sens, c’est tout sauf une surprise tant le plus gros de sa littérature croule (croûte !) aujourd’hui sous le poids des ans. Ouvrir Barjavel de nos jours, c’est accepter de se laisser hanter par le fantôme des modes littéraires passées. C’est un sentiment étrange, un peu grisant. Mais on finit vite par bâiller.

Je ne détestais pas Barjavel à l’époque. Je ne l’aimais pas particulièrement, mais il arrivait que j’apprécie certains de ses livres, de manière presque aléatoire. Ceux-ci n’étaient pas toujours très surprenants (d’autant qu’il a beaucoup été pompé une fois connu), mais ils parvenaient assez fréquemment à m’étonner les uns par rapport aux autres. Je comprendrais plus tard qu’il était surtout un auteur particulièrement opportuniste ayant surfé sur toutes les modes (avant d'être lui-même pompé, il a débuté sa carrière en pompant voire plagiant sans vergogne H.G. Wells, encore très peu connu en France à cette époque), toutes les tendances et même toutes les opinions politiques (de collabo à anar puis de anar à hippie puis de hippie à réac puis de nouveau hippie). Bien que je ne l’aie jamais écrit dans mes fiches lectures ni même jamais formulé devant qui que ce soit à l’époque, j’aimais l’érotisme de la plupart de ses récits, la manière dont les personnages semblaient avant tout guidés par leurs désirs, de façon explicite (La Nuit des temps) ou plus contenue (Le Grand Secret). Manière polie de dire que les gens étaient souvent tout nus chez Barjavel, et qu’il en fallait peu à cet âge pour m’émoustiller. Je me demande d’ailleurs vers quoi tentaient de me pousser enseignants et parents en m’incitant à lire cet auteur, mais le plus vraisemblable est que leurs propres lectures remontaient à trop longtemps et qu’ils avaient oubliés – ou n’avaient jamais réalisé – à quel point ce vénérable monsieur, décédé depuis quelques années seulement et si apprécié du grand public, était un auteur profondément putassier n’hésitant jamais à utiliser le cul – pardon, la sensualité – pour appâter le lecteur. Ce qui ma foi était de bonne guerre, d’autant que cela nuisait très rarement à ses récits. Et certainement pas à l’Enchanteur.


Coïncidence amusante (à moins que non), l’Enchanteur est le dernier roman barjavelien de Barjavel (son vrai dernier livre est un polar assez raté), et c’est également le dernier que j’ai lu. C’est-à-dire qu’alors, j’avais déjà avalé la quasi totalité de ses hits (Ravage, Le Voyageur imprudent, La Nuit des temps, Le Grand Secret) et même quelques autres moins populaires ou tombés plus rapidement en désuétude (Tarendol, Les Dames à la licorne, sans oublier Les Chemins de Katmandou, candidat au titre de livre le plus rapidement démodé de tous les temps…) Il y avait vraiment beaucoup, beaucoup de livres de Barjavel chez moi. L’Enchanteur est en fait le seul que j’aie acheté moi-même – ce détail a peut-être un peu pesé inconsciemment dans l’attention que je lui ai accordée. Parce que si je n’étais pas forcément un élève très consciencieux (ahahahahahahahahahah), je devenais subitement très perfectionniste lorsqu’il s’agissait des listes de lectures, et ne manquais jamais de lire un ou deux textes « complémentaires » – en l’occurrence d’Yvain le Chevalier au Lion, du moins si ma mémoire est bonne. Autant vous dire qu’après avoir souffert de cette lecture imposée, les Contes du Graal à la sauce Barja m’ont paru un véritable délice.

J’étais jeune. Treize. Quatorze ans, grand max. Plutôt treize. Je suis totalement passé à côté du livre. Mais je l’ai tout de même adoré. Au point qu’il ait fortement contribué à façonner mon imaginaire pour tout ce qui concerne les légendes de la Table-ronde. Le relire m’a un peu surpris, je n’étais d’ailleurs pas convaincu au départ qu’il échouerait dans cette rubrique. J’en suis ressorti enthousiaste, même si le style a beaucoup vieilli.

L’Enchanteur, c’est un peu Kaamelott vingt ans avant et à une époque où Alexandre Astier mangeait encore des Choco Pops (oui, « Pop ». C’est vous dire si je parle là d’une époque lointaine). Je n’en avais aucune idée avant de le relire. Je ne m’attendais vraiment pas à y dénicher une telle loufoquerie, un sens si extraordinaire du burlesque (peut-être le seul livre où l’on se rappelle que Barjavel a créé Don Camillo). Je ne me rappelais même pas vraiment que le texte était pétri d’anachronismes, revendiquant subtilement l’héritage de Queneau, alors que c’est généralement la première chose que vous entendrez lorsque vous discuterez de l’Enchanteur avec quelqu’un. C’est un excellent livre à (re)découvrir à l’âge adulte, plein d’idées formidables et décalées, bien plus fantaisiste que n’importe quel autre de l’auteur. Comme si l’âge aidant (Barjavel a déjà passé les soixante-dix ans lorsqu’il attaque cet ouvrage), l’auteur si sage, si propre, si aimé des parents et des (é)lecteurs de la Vieille France avait décidé de totalement se lâcher et d’écrire tout ce qui lui passait par la tête. Très, très fun. Au sens de ludique, de léger, de décomplexé. Pas au sens de rigolo : L’Enchanteur est un au contraire un récit plutôt sombre.

Et c’est bien cet aspect que j’en avais retenu au départ. Durant les premières pages, j’ai d’abord cru que cela venait de moi ; il a fallu quelques temps pour confirmer que cela venait de lui : du livre, de l’auteur, de cette schizophrénie étrange qui fait qu’un type n’ayant écrit quasiment que des ouvrages ultra premier degré finit par se moquer de lui-même de manière quasi explicite. Il est d’autant plus difficile de comprendre où il voulait en venir que Barjavel est décédé peu de temps après et n’a pas laissé beaucoup de commentaires au sujet de cet ouvrage tardif et méconnu. L’Enchanteur n’est pas une blague – enfin, pas que. C’est aussi une revisitation tout à fait sérieuse et convaincante de la légende du même non, avec beaucoup de rappels à Robert de Boron (l’initiateur du merveilleux chrétien, en un sens, puis qu’il est celui qui christianisa les histoires de ses prédécesseurs – et notamment celle de Merlin, devenu une créature partiellement maléfique : chez Barjavel, il est carrément le fils du Diable, un genre d’Antéchrist ayant complètement foiré sa carrière). Une histoire sombre, torturée, puritaine aussi, hantée par l’irrépressible du désir (ce sont les plaisirs de la chair qui condamnent chacun des aspirants au Graal ou presque) et l’ironie tragique. Personnage romantique et tourmenté, Merlin est loin de son image iconique, il est ici jeune, il est ici beau. Il est ici, surtout, en état d’échec permanent vis-à-vis de tout ce qu’il entreprend, sauf ce qu’il ne doit pas faire (par exemple, coucher avec Vivianne), et témoigne d’une grande instabilité psychologique et émotionnelle, la plupart du temps incapable de différencier le bien du mal.

Il y a sans doute de meilleures versions de ces légendes souvent malmenées, encore que Barjavel en délivre une synthèse très convaincante, très fluide, idéale pour les découvrir (bien plus que d’autres romans affichant résolument cette ambition, tels l’archi-surcoté Arthur, High King of Britain de Morpurgo). Je ne suis pas convaincu en revanche qu’il y ait de meilleure version de Merlin que celle qui est brossée ici. Le personnage a rarement semblé si fort, très attachant tout en demeurant parfaitement ambigu. Totalement ésotérique, mais désespérément humain. Un personnage de Barjavel, somme toute, guidé par ses pulsions et obsédé par un amour plus ou moins impossible – très caractéristique de ses collègues. Si l’on ajoute à cela la puissance d’évocation du récit, son aspect presque cinématographique par instants (notamment la bataille finale, dont je conservais une image très forte et précise depuis des décennies), il n’est pas étonnant que j’aie toujours eu beaucoup de mal avec les réinvention de la légende du Graal, tout en me passionnant dans le mêmes temps pour ses récits originels. Barjavel, il a fallu que j’attende d’être chauve pour en prendre conscience, a une capacité incroyable à graver des images dans votre mémoire – bien plus que des mots, des concepts ou des idées. Le grand romancier populaire qui louchait parfois vers le populiste était en fait un poète, et pas un médiocre. Drôle de constat qui éclate quasiment à chaque page strophe de L’Enchanteur.


Trois autres livres pour découvrir René Barjavel, dans trois registres totalement différents :

Ravage (post-ap’ crypto-pétainiste / 1943)
Le Voyageur imprudent (Barja invente et théorise le « paradoxe du grand-pète », tranquille / 1944)
Le Grand Secret (uchronie aumaxdutrop / 1973)

20 commentaires:

  1. C'est vrai que lire le nom de Barjavel, ça fait vraiment fantôme des noëls oubliés :)

    J'adore ton intro !

    J'ai lu des tas de livres de Barjavel, mais je ne saurais même pas dire lesquels. J'ai occulté cet auteur dès que j'ai quitté le collège. Ce n'est pas qu'il m'a lassé de mauvais souvenirs, ils ne m'en a laissés aucun. Cela pourrait être intéressant de le relire maintenant, pourquoi pas avec l'Enchanteur...

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  2. C'est quoi des "choco pops" ?

    :-)

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  3. C'est vrai que Barjavel, c'est extrêmement réac. On est loin du progressisme des pionniers de la S-F anglo-saxonne, dont il s'inspire, pourtant.
    Je te trouve cependant un peu dur, il y a une forme d'humanisme chez Barjavel; les personnages sont toujours très soignés, pleins de nuance, ce sont eux qui portent les récits.
    Je ne crois pas avoir lu L'Enchanteur, mais c'est ce qui ressort de ce que tu en dis, non ?
    Quant à dire que Barjavel était un plagiaire, il me semble que c'est plus qu'exagéré...
    Bonne journée,

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    1. Le mot "plagiat" est exagéré au sens où ce n'est pas avéré juridiquement mais dire que Barjavel n'a pas pompé comme un malade les pionniers de la SF dont tu parles, c'est ça qui est à mon avis "plus qu'exagéré". Il est de notoriété publique aujourd'hui que Barjavel a bâti toute la première partie de son œuvre sur des remix des œuvres d'auteurs comme Wells ou Rice Burroughs, qui n'étaient pas traduits en français à l'époque et qu'il était l'un des rares à avoir lus.

      Oui, il y a une forme d'humanisme chez Barjavel, je n'ai en effet pas dit le contraire :-)

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  4. J'ai découvert il y a 2/3 ans La nuit des temps (qui avait échappé à ma période Barjavel à moi) que m'avait offert une collègue (comme quoi, si, il y en a encore qui lisent Barjavel...), et oui, c'est vrai, ça sentait le vieux carton (la vision ultra manichéenne de la guerre froide m'a presque fait sourire) et même le style m'a parfois fait tiquer, et pourtant, je n'en garde pas un souvenir désagréable, je crois avoir été prise par l'intrigue ..

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    1. Tu m'étonnes. Déjà à la fin des années 80/début des années 90, ça me semblait vieillot comme tout...

      Il y a sans doute encore des gens qui lisent Barjavel (pas des collégien(ne)s, j'espère, les pauvres...), en revanche je pense que découvrir Barjavel en 2018 et trouver ça génial comme ça pouvait être le cas il y a encore 25 ou 30 ans, ça doit quand même être devenu assez rare (voire inquiétant pour la personne ne question ^^)

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  5. J'avais adoré "La nuit des temps" à 14-15 ans - c'était une lecture obligatoire à l'école dans le cadre "découvrons la SF". Je me demande si je ne l'ai même pas relu une fois ou deux à cette époque. Je n'en garde aucun souvenir aujourd'hui, à part ce sentiment particulier qui a suivi ma lecture.

    Coucou Ingannmic - je pense que c'est donc ici que nous avons appris à nous connaître !

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  6. Salut Miss,

    C'est possible, mais tu ne traînais pas aussi un peu par là : http://chatsdebiblio.blogspot.fr ?!

    Certes, c'est comme Barjavel, ça date un peu...

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    1. ah non, je ne connaissais même pas !

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    3. Sinon pour rebondir sur ce que tu dis SUNALEE, je veux bien croire que tu l'aies relu, ça ne me surprendrait pas du tout. La Nuit des temps fait partie de ces quelques livres qu'on peut relire un tas de fois pour au final toujours garder à peu près le même souvenir (c'est-à-dire en gros le début) ^^

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    4. pareil, La Nuit des Temps a fait partie de mes lectures obligatoires de collège, et je n'en ai rien retenu (même pas si j'avais aimé ou pas, il faut dire que ça commence à dater...)

      l'article est vraiment intriguant, et son titre est très joli ;)

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    5. C'est gentil pour le titre, surtout que je le trouvais un peu facile ^^

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  7. On ne m'a jamais parlé de Barjavel au collège... Suis-je trop vieux ou trop banlieue ?

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    1. Ça veut dire quoi "trop banlieue" ? Quand tu vois que même Sunalee l'a lu au collège alors qu'elle est belge... pas sûr que l'argument ait beaucoup de sens. Tu es juste un des heureux élus qui y ont coupé, félicite-toi :-)

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    2. Ca veut dire que les profs de lettres de banlieue ne font pas forcément la même chose qu'ailleurs :-)

      Mais je crois surtout que "fantastique" et "SF" étaient encore des gros mots dans les programmes quand j'étais élève de collège. Les trucs les plus "modernes" qu'on m'y a fait lire était Gautier et Maupassant alors Barjavel...

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    3. Aucune idée de ton âge, de mon côté c'était en 1986 ou 1987.

      Et on ne dit pas collège ou lycée en Belgique, juste "école secondaire" ou "en secondaire" ;-)

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    4. LYLE a 13 ans et demi.

      Ou 88, je ne sais jamais :-D

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