mardi 18 octobre 2016

"Je suis, je vis ; j'attaque, je détruis"

[Mes livres à moi (et rien qu'à moi) - Hors-série]

La simple évocation de Hervé Bazin renvoie à Vipère au poing, et la seule évocation de Vipère au poing renvoie à l'enfance. Plus qu'un livre, peut-être un tout petit peu moins qu'un classique, le premier roman de Bazin est une odeur, une effluve, pour toute personne de ma génération – ou de celle juste avant, ou de celle juste après. Vipère au poing sent la fiche de lecture, le polycopié qui pue (pléonasme), la campagne et son inquiétant silence à la nuit tombée, et les téléfilms pédagogiques d'Antenne 2 – si ce n'est de l'ORTF. Grand succès au moment de sa parution en 1948, il devint un hit des CDI dans les seventies et un best-seller des salles de cours dans les années quatre-vingts. Bazin lui-même n'y pouvait pas grand-chose, et on ne pouvait guère l'accuser d'y avoir prêté le flanc. Rien ne prédestinait en effet ce petit roman autobiographique à une telle postérité académique, a fortiori parce qu'il dégueule d'une telle rage et d'une telle frustration que l'on ne peut qu'imaginer la surprise de l'auteur à voir son Jean Rezeau ainsi canonisé de son vivant. Nous parlons bien d'un livre, lui-même initiateur d'une trilogie, dont l'axe principale est la pulsion meurtrière du narrateur à l'égard de sa génitrice. Et un peu plus sans doute – mais certainement pas moins : Bazin ne s'écartera jamais de ce projet, ne cherchera jamais à amorcer le plus petit commencement de réconciliation, et s'il s’attèlera à nuancer la figure légendaire et monstrueuse de sa Folcoche dans le dernier – et meilleur – volet (Cri de la Chouette), jamais la haine viscérale qui secoue son protagoniste ne s'éteindra pour devenir plus acceptable aux yeux du gentil éducateur. Ma mère fera sacrément la gueule, le jour où mon petit frère écrira dans sa fiche de lecture s'être reconnu dans le héros. Voilà ce qui arrive quand on force les mioches à lire des livres parus quatre-mille ans avant leur naissance.

Il a pu m'arriver de dire ou d'écrire qu'avoir rencontré un jour Hervé Bazin, alors que j'étais haut comme trois pommes, ont fait naître en moi une vocation. Typiquement le genre d'abus langagier dont j'étais capable lorsque j'ai ouvert ce blog, plus ou moins malgré moi, car je me souviens certainement beaucoup mieux de mes lectures de Bazin que de cette rencontre elle-même, et si celle-ci a pu faire naître quelque chose en moi, je doute aujourd'hui que ce soit beaucoup plus que la simple envie de lire certains autres de ses livres (je ne connaissais évidemment, à l'époque, que la susmentionnée terreur des salles de classe – et encore, je n'en suis même pas sûr). Il est vrai en revanche que j'ai depuis toujours entretenu avec lui une relation complexe, parfois contradictoire, étant entendu que fondamentalement, je n'aurais jamais dû lire autant de livres d'un auteur se situant aussi loin de mes goûts et de mon univers personnel.

C'est que si Vipère au poing est devenu son classique absolu, ce n'est pas uniquement en raison de son sujet ou de sa morgue ; c'est aussi en un sens son œuvre la plus aboutie, en ce qu'elle n'est pas encore dévorée par les paradoxes et autres effets de modes qui parcourront ses textes suivants. Intemporel, il bénéficie de son statut de quasi huis-clos et de sa haute charge en introspection, de la violence folle qui l'habite, aussi, quitte à donner une image assez fausse, à qui ne s'est jamais intéressé à l'auteur, de l’œuvre de ce dernier. Statufié classique de son vivant, Bazin prit son supplément poussière en même temps que la présidence de l'Académie Goncourt (de 73 à sa mort en 96), faisant presque oublier qu'il était un moderne dans toutes les acceptations de ce terme et souvent pour le meilleur et pour le pire (sachant qu'il siégea au couvert d'Élemir Bourges, lui-même grand ennemi de la modernité, l'ironie est assez mordante). Il s'y distingua d'ailleurs rapidement en initiant le désormais incontournable Goncourt des lycéens, qui certes ne récompensa en tout et pour tout que trois bons livres et demi depuis 1988 – mais allons : c'est l'intention qui compte. Et les intentions, précisément, ont souvent beaucoup (et trop) compté dans l’œuvre de Hervé Bazin.


La création a beau être un merveilleux mystère, on ne sera jamais étonné, chez Bazin, de découvrir que ses meilleurs romans sont tous, sans exception, les plus autobiographiques. Laissant transparaître des passions viscérales sous l'apparence très sobre et naturaliste de sa plume, Bazin a passé la moitié de sa vie à la narrer de manière plus ou moins cryptique, et l'autre moitié à composer des romans hantés par les sujets de société à la mode, en particulier ceux en lien avec son thème de prédilection, la famille (parents célibataires, secondes noces, divorces... si Bazin avait vécu les années 2010 il ne fait aucun doute que nous aurions eu droit à un roman sur l'homoparentalité et le mariage pour tous). Cette partie conséquente (quasiment tous ses livres à partir du milieu des années soixante-dix) est parfois très inspirée (Madame Ex ou Les Bienheureux de la Désolation, en dépit de son titre ultra-pompeux) mais a d'une manière générale assez mal vieilli et semble souvent bien plus datée que Vipère au poing ou le formidable La Tête contre les murs (deuxième roman puisant dans son expérience de l'internement pour dénoncer les abus d'une psychiatrie dont il ignorait alors qu'elle était amenée à devenir toute puissante). Certaines réflexions paraissent si décalées aujourd'hui que le lecteur en est presque embarrassé, Bazin étant la plus brillante illustration (avec Don Draper dans Mad Men) de ce que le progressisme ne signifie jamais la rupture avec les mœurs de son époque (c'est particulièrement marqué dans un texte comme Madame Ex, où il donne vraiment l'impression d'étudier le divorce en tant que phénomène de société... postulat dont il se sort d'ailleurs étonnamment finement, ce qui ne sera plus vraiment le cas par la suite). C'est d'autant plus vrai dans son cas que depuis quasiment le premier chapitre de Vipère au poing, on le sent écartelé entre ses convictions assez nettement de gauche et son éducation très conservatrice, qu'il défie continuellement sans jamais donner le sentiment de pouvoir en sortir. Et c'est sans doute cet aspect, plus que le fait de m'être retrouvé face à ce vieux monsieur pas si impressionnant que cela, qui m'a fait m'en sentir si proche malgré tous les défauts que je pouvais percevoir dans son œuvre.


Peu importe l'humanisme inattaquable de ses convictions, Bazin m'a toujours donné l'impression d'être un auteur profondément réactionnaire, en cela que ses plus grands livres, non contents d'être les plus autobiographiques, prennent tous leur source dans une opposition violente. Bazin n'écrivait pas Pour, ou très rarement. Il était toujours Contre, particulièrement l'idée qu'il se faisait – et que la société se faisait – de la famille traditionnelle, donc monolithique et oppressante même lorsqu'elle savait être heureuse. La citation utilisée comme titre à cet article un peu fouillis, extraite de Vipère au poing, est bien plus que le mantra du petit Jean Rezeau : elle est un programme littéraire à elle seule, parfait résumé d'une œuvre qui, dans ses meilleurs moments, aura toujours cherché à ébranler les fondements de la société bourgeoise dont l'auteur est issu. J'ai toujours pensé que si Bazin avait passé tant de temps à écrire sur les mutations structurelles du concept de famille, c'était plus parce que celles-ci menaçaient le concept lui-même que parce qu'il les approuvait (la plupart de ses romans se terminent d'ailleurs relativement mal, tant pour les transgressés que pour les transgresseurs). La famille, dans le fond, il s'en foutait un peu ; puisqu'elle ne pouvait coller à ses aspirations, autant la laisser se consumer, voire souffler sur les braises. Et en même temps, de même qu'il semblait incapable de résister à certaines pulsions conservatrices héritées de son éducation, il était clairement incapable de solder une fois pour toutes les comptes.

Cri de la Chouette résume très bien ce positionnement (que j'imagine inconscient) : le roman commence comme celui d'une rédemption, dans lequel une Folcoche repentante réapparaît après des années de silence. Mais très vite, le stéréotype se déraille et le jeu de massacre reprend pour un nouveau round. La famille, dans les livres de Bazin, il fallait décidément toujours y revenir. Il restait toujours quelque chose à en dire. Le sujet était aussi inépuisable que la colère qu'il lui inspirait. La suite des aventures de Jean Rezeau le démontrait, celui-ci était loin d'en avoir fini avec Folcoche – Bazin non plus. Lorsque j'ai découvert la plupart de ses livres plus tardifs, j'ai été stupéfait de m'apercevoir que tout en étant souvent très différents les uns des autres, tant dans leurs thèmes que dans leur approche, ils rejouaient tous, invariablement, le même match, le même combat dont personne ne semblait en mesure de sortir vainqueur. Jusqu'au bout, ou du moins jusqu'à la fin des années quatre-vingts (Bazin ne publiera que deux courts romans – assez ratés – dans les années quatre-vingt-dix), l'auteur remontera inlassablement sur le ring, quitte à s'exposer à chaque page, comme il le fait dans un de ses tous derniers textes, Le Démon de Minuit, qui raconte la manière dont à soixante-dix ans il se décidera à re-fonder une famille avec une femme beaucoup plus jeune. Comme si lui-même avouait, par le prisme de la fiction, son incapacité à en finir une fois pour toute avec cette foutue famille, à la ville comme à la scène (sauf erreur de ma part, Bazin avait déjà pas moins de six enfants au moment de son dernier mariage). Chacune de ces lectures m'a laissé bouleversé tant ses récits les plus personnels suintent la souffrance, même dans leurs passages les plus heureux (car il y en a, beaucoup, sorti de la trilogie Rezeau). Croiser à quelques reprises Hervé Bazin lorsque j'étais enfant ne m'a appris grand-chose, si ce n'est peut-être qu'écrivain avait l'air d'être un job super cool. Le lire, en revanche, m'a appris beaucoup plus tôt que je ne l'aurais dû que l'on se débattait toujours, toute sa vie, avec les mêmes choses, les mêmes blessures que l'on tentait d'affronter chaque fois avec les mêmes armes. Bazin n'est jamais sorti de Folcoche, qui hantera encore ses livres quarante, presque cinquante ans après Vipère au poing. Comment l'aurait-il pu quand ses lecteurs, pour qui elle n'était qu'un personnage de fiction, ne pouvaient déjà plus lui échapper dès sa première apparition ? J'aurais pu consacrer un Mes livres à moi (et rien qu'à moi) à ce seul roman, mais c'eût été faire injure à la profondeur et à la constance d'une œuvre largement méconnue aujourd'hui. Vipère au poing n'en est que le premier round. Ce ne sont jamais les plus importants, puisqu'ils se résument à l'observation.


Trois livres qui ne sont pas Vipère ou poing pour découvrir Hervé Bazin :

La Tête contre les murs (1949)
Le Matrimoine (1967)
Cri de la Chouette (1972)

15 commentaires:

  1. Formidable article.
    Je suis trop âgé, pour avoir été de ceux qui ont étudié Bazin à l'école. Je me souviens bien, en revanche, qu'il était un auteur très "à la mode", lorsque j'étais adolescent.
    Je n'avais pas du tout cette perception de lui, alors (je n'ai lu qu'1 ou 2 de ses livres).
    Vraiment passionnant.

    Bonne journée.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne me rends pas bien compte de son traitement médiatique à l'époque. J'imagine qu'il était tout de même assez connu, mais c'est le genre de chose à laquelle on ne prête pas vraiment attention lorsqu'on est gamin...

      Supprimer
  2. Merci pour ce super texte.

    Je n'ai lu que Vipère au poing (comme tout le monde) mais je pense que je vais vite y remédier à présent, peut-être avec ses suites.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Eh bien c'est une très bonne nouvelle :-)

      En gardant bien à l'esprit malgré tout que pas mal de ses livres ont beaucoup vieilli, par tout un tas d'aspects. J'espère que tu ne seras pas déçue.

      Supprimer
  3. Hé ben. Quand j'ai vu "Hervé Bazin" j'ai bâillé d'avance, mais c'était passionnant :-)

    RépondreSupprimer
  4. En tant que fan de Bazin (oui! ça existe!) je suis d'accord à 100 % avec toi et c'est une bonne surprise cet article, je ne pensais vraiment pas que c'était un auteur que tu appréciais!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Quelque part, je n'étais pas sûr moi-même que c'était un auteur que j'appréciais ^^ Je n'avais pas lu ni relu un de ces livres depuis dix ans...

      Supprimer
  5. J'ajoute mes dithyrambes à celles de la cantonade...

    Hervé Bazin est un très grand écrivain qui gagne à être redécouvert. Je suis certaine que cet article va y contribuer.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. A une toute petite échelle, alors (mais ce serait déjà formidable).

      Supprimer
  6. Très bonne analyse, notamment sur le côté "progressiste réactionnaire"...

    Amitiés,
    H.

    RépondreSupprimer
  7. Moi aussi je n'ai lu que "Vipère au poing"... Mais ton article (passionnant) m'a fortement donnée envie d'en lire plus ! Merci !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mais de rien ^^

      J'espère que tu ne seras pas déçue, comme je le disais plus haut à LUCIE certains de ses livres ont quand même pas mal vieilli (notamment tous ceux des années 70-80).

      Supprimer
  8. Ça, c'est de l'article !

    RépondreSupprimer

Si vous n'avez pas de compte blogger, choisir l'option NOM/URL et remplir les champs adéquats (ce n'est pas très clair, il faut le reconnaître).