vendredi 6 mai 2016

La Petite Femelle - Faites sortir l'accusée

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Je ne sais pas exactement ce qui est arrivé à Philippe Jaenada ces dernières années. Depuis qu'il ne nous raconte plus sa vie dans ses romans, c'est un peu comme s'il nous laissait sans nouvelles ; on se sent un peu con et on imagine le pire, on essaie de demander à des connaissances communes si elles l'ont vu récemment, on va le stalker sur Facebook juste au cas où – on réalise qu'il a fermé sa page, on balise, on hésite à aller traîner dans le bar en bas de chez lui, on se ravise, on ouvre La Petite Femelle et on repart pour un tour. Je ne sais pas exactement ce qui est arrivé à Philippe Jaenada ces dernières années. Donc. Peut-être quelqu'un lui a-t-il dit Bon, t'es bien gentil mais tu commences à soûler à nous raconter ta vie, en plus c'est pas comme s'il s'y passait plein de trucs, pourquoi tu ne raconterais pas plutôt les vies de personnes un peu plus illustres (peut-être lui a-t-on dit méritantes, ou quelque chose de plus doux dans ce goût-là) ? Ou bien alors sont-ce les hasards des rencontres, des lectures ou des excellents documentaires diffusés à trois heure du mat' sur La Chaîne Parlementaire... qui l'ont amené à écrire coup sur coup deux biographictions – ou quel que soit l’intitulé sordide donné par quelque sordide journaliste à cette mode sordide dont Jaenada sera probablement le seul des représentants à pouvoir encore se regarder dans la glace au matin du Jugement Littéraire Dernier.

Pourquoi ? Comment ? Eh bien tout d'abord, contrairement à certains autres que nous ne nommerons pas, lorsque Philippe Jaenada s'attèle à décrypter l'affaire Pauline Dubuisson, il raconte (c'est assez incroyable, vous en conviendrez) la vie de Pauline Dubuisson. C'est-à-dire qu'il ne nous raconte pas la vie de Philippe Jaenada essayant d'écrire un roman sur Pauline Dubuisson, ni la vie de Pauline Dubuisson revue et corrigée par les problèmes de couple de Philippe Jaenada – encore moins le monologue intérieur érotico-mortifère de Pauline Dubuisson dix minutes avant que Dieu, La Faucheuse ou Zidane ne descende recueillir son dernier soupir. Simplement, presque scolairement (dans le bon sens du terme : c'est-à-dire avec soin et application), Philippe Jaenada vient nous raconter la vie de Pauline Dubuisson. Et c'est passionnant.

Car en enquêtant sur un fait divers que même des amateurs du genre ne connaissent que superficiellement (Dubussion sera condamnée en 1953 à la perpétuité pour le meurtre de son amant), l'auteur s'aperçoit rapidement que tout son contexte, tout son arrière-plan ont été totalement réécrits tant par l'accusation que par la presse de l'époque. D'abord soupçonneux puis absolument convaincu que le "monstre" décrit par tous relève plus d'une construction médiatique anarchique que d'une quelconque réalité, il s'attèle à une incroyable opération de démolition/réhabilitation – ses lecteurs connaissent déjà sa passion immodérée pour les personnages de détectives privés ; le voici ajoutant une cape de justicier à son attirail habituel, prêt à éplucher tous les témoignages, toutes les pièces du dossier. Inconsciemment sans doute, il se transforme tout simplement en l'avocat compétent que la jeune étudiante n'a pas eu à l'époque, réglant son compte à l'accusation à coups de parenthèses assassines – on fait ce qu'on peut avec ce qu'on a.

Foncièrement, le traitement narratif est similaire à celui que l'auteur appliquait déjà à Bruno Sulak : récit aussi minutieux et fidèle que possible à la réalité, humour tantôt bon enfant et tantôt plus acide, apartés autobiographiques à rallonge quoique toujours au service du récit. Les défauts en sont donc à peu près le mêmes (longueurs, digressions totalement en roue-libre – je ne parle pas uniquement des légendaires parenthèses de Jaenada, mais bien de sa capacité à étaler l'approfondissement d'un point de détail sur trois pages en donnant parfois l'impression d'oublier ce qu'il racontait au début... tu m'étonnes que le bouquin en fasse sept cents), à cette nuance près que l'histoire de Pauline Dubuisson est autrement plus captivante que celle de Sulak, dans les faits autant que dans ce qu'ils disent de leur époque (et de la nôtre). Il ne fait en effet rapidement aucun doute que la jeune femme a été avant victime de sa condition, de son tempérament, de son intelligence et de son indocilité. Le monstre sanguinaire, la salope, le démon... était surtout une femme belle, décidée, sexuée et indépendante dans une époque encore moins prête que les suivantes à accorder de tels traits à une individue de sexe féminin, tout encore bercée, conditionnée, hypnotisée par le vieux trope de la vierge contre la putain. Pour avoir simplement voulu rester digne et n'avoir pas projeté l'image que la société attendait d'elle (celle d'un être fragile, émotionnel et ontologiquement soumis au sexe masculin), Pauline Duisson se sera vu refuser toute circonstance atténuante – et Dieu sait pourtant qu'elle en avait. Les page les plus fascinantes du livre sont assurément celles, nombreuses et chaque fois plus stupéfiantes, dans lesquelles Jaenada s'attèle à remettre de l'ordre dans le n'importe quoi hyberbolique qui entoura l'affaire dès le premier jour (toute la partie du livre consacrée à la vie de Dubuisson durant l'Occupation est purement et simplement géniales, notamment les passages consacrées au procès-verbal ou au supposé viol collectif), quitte à verser dans l'obsessionnel. Jaenada va jusqu'à compter les marches menant au lieu du crime ou demander à son coiffeur quelle serait l'épaisseur de cheveux de quelqu'un qui aurait été tondu X mois auparavant – entre autres efforts totalement disproportionnés par rapport à la place qu'occuperont les infos obtenues dans le texte. Quand on pense à ces types qui se prétendent biographes après deux interviews d'oncles alcooliques, trois recherches Google1 et cinq paraphrases d'autres livres, il y a de quoi être admiratif devant tant d'énergie et d'altruisme.

L'énergie, oui. C'est cette sensation que l'on en garde une fois le livre refermé et quelques semaines écoulées. Qu'il vous prenne par la main et ou vous traine par le colbac, Jaenada s'affirme plus que jamais comme un formidable conteur, faisant (re)vivre ses personnages, coloriant ce qui ailleurs n'aurait été que des vignettes en noir et blanc jaunies. Son style, d'ailleurs, n'avait plus semblé si vigoureux depuis des lustres. Probablement depuis Plage de Manaccora. Entendons-nous bien, Sulak, n'était pas un mauvais roman (même si celui-ci lui donne des airs d'ébauche trop peu ou trop mal dégrossie) ; La Femme et l'Ours, pour sa part, était formidable. Mais son écriture y était empreinte d'une amertume, d'une tristesse, même, qui paraissent bien loin de l'enthousiasme irrigant ce nouveau récit pourtant très sombre, dur, douloureux. Les livres de Jaenada ont toujours été ainsi, projetant dans la lumière les saynètes les plus déprimantes, rendant amusante et pittoresque l'anecdote la plus plombante. Le même talent appliqué à la réparation d'une injustice criante, utilisé pour faire le bien, si l'on peut dire, impressionne d'autant plus et force le respect même chez ceux qui en avaient déjà beaucoup pour l'auteur. Il a bien fait de sortir de sa cape, le Philippe : il est devenu en sept cents pages le plus truculent et droopyesque des superhéros.


👍👍👍 La Petite Femelle 
Philippe Jaenada | Julliard, 2015


1. Bon, en même temps, si vous virez les quatre-cent-douze-mille interviews de Jaenada, Google ne vous donnera quasiment aucune info sur Pauline Dubuisson.

15 commentaires:

  1. Ouf! on n'a pas eu le Tue-Loup mais on a quand même fini par avoir le Jaenada au bout de 9 mois, ça me redonne espoir :)

    Sinon j'avoue que je n'ai pas trouvé le temps de finir le livre pour le moment (mais je lis très lentement, alors une telle somme...)

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    1. Tu dois être la dernière à ne pas avoir renoncé ;)

      Il ne le chroniquera pas, il l'a dit et redit...

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    2. Désolée, j'ai posté au mauvais endroit (il bug un peu le golb ce midi)

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    3. Red Dirt Girl6 mai 2016 à 17:25

      Vous êtes marrants, vous, vous croyez qu'un article de 28 pages s'écrit en deux jours ? :-)

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    4. Le Jaenada aurait pu - dû - arriver plus tôt, mais il était épuisé au moment où je me suis décidé à l'acheter. J'aurais dû le commander dès la sortie, mais comme je n'avais pas plus que ça aimé le précédent...

      Quant au Tue-Loup, je ne dirais qu'une chose : je fais ce que je veux avec mes cheveux.

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    5. Le Golb bugue ? C'est-à-dire ? Je n'ai pas constaté de problème...

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  2. Superbe roman. Je n'ai pas vu les longueurs, au contraire, je serais bien restée quelques pages de plus;)

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    1. Hum. Moi je pense que plus, j'aurais eu besoin d'un petit citrate de betaine ;-)

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  3. Entièrement d'accord avec Alex. C'était mon premier Jaenada et j'ai été plus que séduit, un excellent divertissement tout en évoquant des choses graves et fortes.

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    1. C'est vrai que c'est un livre... agréable à lire, ce qui n'était pas gagné compte tenu de son sujet. On le retrouve chaque fois avec un vrai plaisir.

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  4. Ben les pages sont assez longues à charger et j'ai régulièrement des scripts qui bloquent :(

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    1. Et ça merde quand je clique sur "répondre" aussi ! :(

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    2. Ce que tu décris ressembles plutôt à un problème de navigateur ou d'extensions. Ça doit te faire ça sur d'autres sites, non ? Je ne pense pas y pouvoir grand-chose en tout cas, désolé...

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    3. Pas grave, ça ne le fait plus aujourd'hui :)

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