mardi 3 novembre 2015

Magique aujourd'hui - Le Lendemain d'hier

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Un jour, dans très précisément quatre-vingt-seize ans, notre époque reviendra à la mode. Elle aura son petit revival comme toutes les autres, et nos arrières petits enfants prendront tout de plein fouet - au sens littéral du terme, puisqu'ils pourront directement se plugger les années 2010 grâce à un port USB placé au centre de leur nuque. Ils se mettront subitement à écouter Pharrell Williams, à regarder Orange Is the New Black, à s'étonner que nous n'en ayons été qu'au septième épisode de Star Wars et, bien évidemment, à lire numériquement Isabelle Jarry. Ayant prévu d'être cryogénisé aux alentours de mes cinquante-quatre ans, je ne serai pas là pour le voir dans mes Google lentilles, et m'en lave donc un peu les mains. Cependant, je n'aimerais pas à être à votre place le jour où il faudra expliquer à ces chères têtes brunes (le gène blond aura achevé de disparaître d'ici là), que ceci est un bug de la Machine, et qu'en vrai, en 2015, les gens se jetaient sur les livres de Joël Dicker, Delphine de Vigan ou François Fillon. Le pire, c'est qu'avec les progrès de la médecine, il y a 0 % de chances pour que vous y échappiez. Je propose donc la cryogénisation collective dès avant les prochaines présidentielles.

Si ma fiction d'anticipation ne vous séduit pas, que tout le monde se rassure : celle d'Isabelle Jarry est autrement plus solide et inventive (mais j'ai un peu honte de prendre la peine de le préciser). Auteure bien connue de nos service, elle écrit cette année l'anticipation de la même manière qu'elle écrivait autrefois la hard SF : dans un parfait équilibre entre profondeur et légèreté, gravité et fantaisie. L'effet de surprise n'est évidemment pas tout à fait le même que lorsque ladite Isabelle Jarry publiait l'excellent Contre mes seuls ennemis : on savait déjà qu'elle était à l'aise dans tous les registres, y compris les plus inattendus. Ce qui étonne dans le remarquable Magique aujourd'hui n'est ni son contenu ni sa qualité, mais le mariage de l'un et de l'autre, si parfait qu'on a presque envie de ne rien en dire (je vous recommanderais d'ailleurs bien de vous arrêter ici).


C'est que c'est toujours un peu casse-gueule, le récit d'anticipation se plaçant dans un futur très (très très) proche. Outre que cela vieillit incroyablement vite, s'atteler à imaginer l'avenir de nos sociétés connectées (comme disent les gens sérieux de la télé) revient à voir se hisser devant soi une forêt de clichés en tout genre, qu'il faudra savoir tronçonner par endroits tout en restant crédible. Rien n'est plus affreux qu'un roman de SF réactionnaire vous expliquant à coup de sentences définitives que Facebook va tuer votre vie sociale et qu'à force de traîner sur Le Golb toute la journée, vous ne parlerez plus jamais à vos voisins (genre : vous étiez super potes avec eux avant l'arrivée de l'ADSL). Dans un texte d'une rare fluidité, Isabelle Jarry évite tous ces écueils un à un, tranquillement - tout y coule tellement de source qu'on l'imagine presque écrire en sifflotant. Elle commence par imaginer un univers relativement intemporel, éloigné de plusieurs décennies tout en s'avérant relativement proche du point de vue technologique, mais surtout suffisamment vague pour que la plupart des problèmes inhérents à ce type récit ne se posent pas. Magique aujourd'hui n'a pas la prétention de recréer toute une société future dont il parcourrait chaque recoin ; le roman s'oriente dès les premières pages vers un ou deux aspects précis de cette société (notamment les cures que le gouvernement impose aux personnes soupçonnées de trop utiliser leurs "objets connectés", bien entendu pour des raisons de santé publique), de même qu'il n'épouse la perspective que d'une poignée de personnages (trois, en gros : Tim, jeune chercheur envoyé en cure ; Today, son robot domestique désormais livré à lui-même ; et enfin Mirène, qui récupère ce dernier - les autres sont relativement distants, et l'on ne pénètre leurs psychés que de manière plus ponctuelle).

Ce postulat assez simple, et soutenu par un premier quart de roman proche de la perfection (probablement les meilleures cinquante premières pages que j'ai lues cette année), permet ensuite au roman de naviguer habilement entre les lignes et les genres. Magique aujourd'hui a beau contenir (et briller dans) chacun de ces éléments, il n'est ni le portrait d'une société totalitaire, ni un livre sur les robots et les intelligences artificielles, ni le récit lyrique d'un retour à la terre. En conséquence de quoi, il ne s'agit pas plus d'une œuvre technophobe que d'une œuvre technophile - rarement on aura vu narrateur omniscient si neutre, si objectif, à tel point qu'on est par instant parfaitement incapable de déterminer ce que l'auteure pense vraiment de ce fameux tout-connecté1 qui hante son ouvrage. Et sans doute, d'ailleurs, n'est-ce pas le propos : aussi stéréotypée que puisse sonner l'expression, Magique aujourd'hui est écrit à hauteur d'hommes et de femmes, ou plutôt à hauteur d'être vivant - c'est cette interrogation, peut-être, qui paraît la plus... vivante au terme du récit : qu'est-ce que l'Être, au sens le plus large du terme. Car il n'y a pas que les hommes et les robots, au cœur de cette équation : il y a aussi la nature, elle aussi vivante et vibrante, qui prend de plus en plus de place au fur et à mesure que Tim se reconnecte à elle.

On en conviendra, tout cela fait beaucoup pour trois-cent-trente petites pages écrites en relativement gros caractères. Cela fonctionne pourtant incroyablement bien. Parce que la plume d'Isabelle Jarry, bien sûr. Légère, parfois presque naïve, qui confère de la douceur à un texte qui en d'autres mains aurait pu s'avérer autrement plus douloureux et anxiogène. Elle permet au texte de toujours préférer l'empathie à la thèse, de réellement émouvoir lorsqu'il évoque le déchirement de Tim, sans pour autant chercher à atténuer sa responsabilité. Il ne s'agit pas d'affirmer, ni même d'interpeller (l'écriture de Jarry est bien trop délicate pour cela) ; juste de raconter - et encore pas tout. Pas la manière dont on arrive à cette société dont les excès n'étonnent malheureusement jamais. Pas plus celle dont on pourrait envisager d'en sortir. Juste comment les vivants s'en dépatouillent, tant bien que mal.


👍👍👍 Magique aujourd'hui 
Isabelle Jarry | Gallimard, 2015


1. L'ambiguïté et le côté inclassable de l'ensemble contaminent même son titre : Magique aujourd'hui, sans virgule, peut ainsi aussi bien renvoyer à un "aujourd'hui magique" (comme l'affirme crânement la quatrième de couverture) qu'au commencement d'une phrase dont la fin resterait à écrire : "Magique aujourd'hui, affreux/banal/tragique/comique/supermegatropcool demain."

6 commentaires:

  1. Rien à ajouter !
    Je lis assez peu de romans (hors policiers), celui-ci m'a "charmé" :-)

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  2. Vu le contexte, c'est quand même le comble qu'on me demande de prouver que je ne suis pas un robot...

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    1. D'autant que Today aurait bluffé l'anti-spam en trois secondes ^^

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  3. Celui-ci, je l'ai, bien au chaud qui m'attend :-)
    Toujours un plaisir, de relire un article sur le Golb.

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    1. Ah merde. En fait vous essayez de me dire que tout le monde lit vraiment Isabelle Jarry ? ;-)

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    2. Pas moi, pas encore, mais peut-être bientôt, grâce à toi ;)

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