lundi 6 janvier 2014

Immolation par le Réel

[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°110]
À l'origine - Benjamin Biolay (2005)

Ce n'est un secret pour personne que Biolay a la carte sur ce site. Comme sur plein d'autres, sauf qu'il l'a depuis bien plus longtemps et l'aura encore quand la concurrence, dans sa course effrénée à la hype, aura jeté son dévolu sur la nouvelle prochaine star de la chanson française - si tant est que cette expression ait réellement un sens. Après tout, c'est bien parce qu'il est un artiste pop, avec tout ce que cela sous-entend de force et de faiblesse, de cynisme et de virtuosité, que Biolay a toujours été vénéré par-ici.

Lui et moi, c'est une histoire ancienne. Ancienne, plus ancienne encore que son premier album. Et compliquée. Une histoire d'avant l'Internet-roi et d'avant la gloire. Une histoire qui ne se raconte pas vraiment et que je ne vais d'ailleurs pas entreprendre de narrer par le menu. Cela n'aurait aucun intérêt. Il mérite mieux que cela, même lorsqu'il se roule dans le stupre et pêche par paresse - ce qui lui arrive souvent. Biolay occupe aujourd'hui une place à part, dont il n'a sans doute pas voulu mais qui dans le fond lui va plutôt bien : il est un baromètre. De la pop francophone comme de celui qui l'écoute. Encore plus depuis qu'il est devenu une star, ce dont on ne peut que se féliciter car nom de Dieu : comment ne pas se féliciter qu'un génie vende des disques, a fortiori dans un pays comme le nôtre qui compte assez peu de génies, dès lors qu'il s'agit de pop music. Bien sûr, il faut s'entendre sur le terme génie. Biolay est un génie de la pop comme Balotelli est un génie du foot : j'menfoutiste, parfois franchement couillon et capable de se vautrer dans la plus grande facilité. En ce sens - et ça me fait un peu chier de donner raison à Télérama - il est en effet le plus digne héritier de Gainsbourg, dont on oublie souvent de rappeler qu'il n'a jamais rechigné à verser dans le plus putassier, le plus indigent, le plus facile, le plus racoleur - dans des proportions que Biolay n'atteindra probablement jamais. Benjamin est de ces génies-là, de ces mecs pour qui tout est tellement facile qu'ils peinent parfois à reconnaître un challenge digne de ce nom, qu'ils confondent leur orgueil avec de l'ambition parce que même s'ils ont généralement la plus médiocre opinion d'eux-mêmes, les deux se mélangent inexorablement dans leur esprit embué. Il n'est pas ce génie infaillible qui ne fait dans le fond fantasmer que ceux qui ne comprennent pas à quel point être plus doué que tout le monde est un sacerdoce ; il est ce génie un peu inapte, un peu fragile, conscient de ce qu'il est (donc connard presque par définition) mais trop friable pour en être à la hauteur (donc humain presque par essence).


À l'origine, ce troisième album tellement brillant qu'on ne sait jamais trop par quel bout le prendre, est à l'image de ce paradoxe. Suffocant de mégalomanie et étonnant de fragilité, comme si les ambitions ne servaient qu'à cacher le petit garçon fragile qui traîne sa mélancolie tel le proverbial boulet. Invraisemblablement, il oscille entre glam et lo/fi, tape-à-l’œil et coup de couteau dans le cœur, second degré morveux et romantisme presque naïf. Album un peu mal aimé, il a essuyé en son temps les commentaires polis et un peu gênés qu'essuient tout les disques marquant une rupture esthétique avec ce qu'on avait coutume d'attendre de leurs auteurs : plus sombre, plus expérimental, plus personnel. En réalité, c'est surtout un cas d'école de tabula rasa, après deux albums très élégants, soyeux et, oui : un peu lisses. Aux morceaux pop feutrés et aux chansons folks joliment habillées succèdent quatorze titre anxieux et urbains qui ne crachent sur rien et absorbent tout ce qui passe : gloubiboulga de boucles, À l'origine invente son propre langage. House à textes, variété noise, hip-(power)-pop... on pourrait inventer un sous-courant musical pour chacune de ses compos - tant pis pour ceux qui trouveront le résultat un brin éclaté. On les comprend, et parmi les innombrables reproches régulièrement faits à Biolay, celui de sauter d'un genre à l'autre sans crier gare est sans doute le plus pertinent, particulièrement sur cet album. Oui, Biolay donne l'impression de vouloir être Gainsbourg ET Dominique A ET Bashung ET Miossec ET Ferré ET Ferry ET Lou Reed. Parfois au sein du même morceau. S'il n'a jamais su - à ce jour - publier de chef-d’œuvre absolu, c'est en grande partie faute de toujours vouloir trop en mettre sur chaque disque, voire dans chaque morceau. La tendance s'accentue d'ailleurs à partir de cet ouvrage bien nommé qui fera office de matrice aux suivants, tous aussi éparses, versatiles et inconstants, quand les deux premiers avaient au moins le mérite de se distinguer par une apparente cohérence. Entre les samples, les chœurs, les cordes et les trois cents influences dont un tiers sont antinomiques, À l'Origine peut parfois filer le tournis (et encore cet album-ci renferme-t-il relativement peu de guests).

Passe-t-on pour autant son temps à se demander où est Benjamin dans tout ça ? Pas vraiment, non. Tandis que certains albums volontiers hétéroclites rattrapent tout avec la prod, celui-ci choisit l'option contraire et compense par une unité de ton. À l'origine sent l'ennui et l'anxiété, la frustration mal assumée et les plaisanteries faussement cyniques que l'on balance en espérant que personne ne réalisera à quel point on se sent mal à l'aise. Simulation de dandysme, simulation de débauche, simulation de résignation. On le sait bien, que les plus grands décadents étaient avant tout d'incurables romantiques immolés par la réalité. Pas un vers de ce disque de rupture avec soi-même qui ne chante autre chose. Cet autisme consenti. Cet enfermement, cette solitude au milieu de la foule. Ce besoin de se protéger contre le monde et cette envie dévorante d'en faire partie - à moins que ce ne soit l'inverse. Difficile à dire quand dans les meilleurs moments de l'album, l'une et l'autre pulsion se confondent en un même mal être - une même incompréhension de ce qui fait tourner leur monde à eux. Ces autres qui ne sentent ni "à louer" ni "à vendre". Qui ne se sont même jamais posé la question.



Trois autre disques pour découvrir Benjamin Biolay

Rose Kennedy (2001)
Trash Yé-yé (2007)
La Superbe (2009)

9 commentaires:

  1. Je t'aime quand tu es comme ça <3

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  2. Bel article (qui sent un peu le vécu).
    J'aime vraiment beaucoup cet album (malgré une préférence pour Trash yéyé). Mon amour m'a baisé est vraiment une chanson formidable.

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    1. Le vécu ? Non, je ne pense pas. Enfin. Si, comme tous les disques évoqués dans cette rubrique...

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  3. merci pour ce très bel article

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  4. Bel article, c'est à partir de ce disque qu'il a pris une autre dimension...

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  5. J'aime beaucoup la comparaison entre Biolay et Balotelli.
    J'aime beaucoup A l'origine, mais, car pour moi, il y en a un, le chef-d'oeuvre absolu pondu par Biolay, est à mon sens Trash Yéyé. Un disque qui me fout le bourdon en me rendant optimiste à la fois. La confusion des sentiments, quand je la cherche, me fait souvent faire appel à ce disque.

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    1. C'est marrant, quand j'ai sorti cet article, tout le monde m'a dit à peu près la même chose à propos de Trash Yéyé. Je ne l'ai vraiment jamais vu comme ça (même si c'est un album que j'aime beaucoup).

      Pour la comparaison avec Balo, en fan de foot intransigeant qu'il est, je ne suis pas sûr en revanche que Biolay lui-même apprécierait :-)

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